« Madère n’a jamais été considérée comme un centre offshore par l’OCDE [Organisation de coopération et de développement économiques] », se félicitent Roy Garibaldi et Nuno Teixeira. La réponse est aussi évidente que la question sensible pour ces deux représentants du conseil d’administration de la Société de développement de Madère (SDM), l’instance qui gère depuis trente ans la zone franche de l’île dans le cadre d’un partenariat public-privé. Et ceux qui osent les contredire le font forcément sur des bases « idéologiques », parce qu’ils sont d’« extrême gauche », disent-ils.
L’enjeu de cette bataille sémantique peut paraître secondaire, mais il est crucial pour ce petit bout de Portugal perdu dans l’océan Atlantique, qui craint de faire les frais des plans anti-paradis fiscaux de l’Union européenne. Si elle revendique ses avantages fiscaux (5 % de taux d’imposition sur les sociétés, contre 25 % en moyenne en Europe), Madère se défend de cocher les autres critères du paradis fiscal.
Contrairement à de véritables centres offshore, comme le Panama, le registre du commerce de Madère est public et les entreprises sont contraintes de publier leurs comptes. En outre, l’île se conforme à la liste noire portugaise des paradis fiscaux – avec lesquels elle s’interdit de commercer – et aux obligations de l’OCDE en matière d’échange d’informations.
Même si plusieurs scandales d’évasion fiscale et de corruption ont entaché sa réputation ces dernières années, Madère ne figure pas dans les radars de l’OCDE et du GAFI (Groupe d’action financière). Ces institutions engagées dans la lutte contre les juridictions offshore estiment que le Portugal est doté d’outils législatifs anti-blanchiment et qu’il coopère sans difficulté avec les autres pays dans la lutte contre la fraude et l’évasion fiscales. L’OCDE a néanmoins déploré dans son dernier rapport la grande lenteur des seize inspecteurs fiscaux de la zone franche pour répondre aux demandes de coopération fiscale émanant d’autres pays.
Des milliers de coquilles vides
Ces arguments ne convainquent pas Sergio Vasques, ancien secrétaire d’Etat aux affaires fiscales dans le gouvernement socialiste du Portugal :
« Bien qu’il n’existe pas de définition universelle, un paradis fiscal est un territoire où vous pouvez créer une société-écran sans réelle activité économique et l’utiliser pour de l’optimisation fiscale, avec peu ou pas de contrôle. La zone franche de Madère y correspond donc plutôt bien. »
Un constat confirmé par les faits : selon nos calculs, quatre prestataires de services domicilient à eux seuls un quart des 5 513 sociétés actives dans la zone franche entre 2012 et 2016, faisant de ces sociétés de simples boîtes aux lettres.
Le fait qu’autant de sociétés ne disposent pas d’adresse réelle jette le doute sur le fait qu’elles emploient véritablement des salariés, comme le confirme Sergio Vasques :
« Le principal business de Madère, ce n’est ni l’industrie ni les bateaux, mais les sociétés de service, ce qui se traduit par des coquilles vides sans réelle activité. »
Les dirigeants de la Société de développement de Madère eux-mêmes reconnaissent ne pas savoir combien de personnes travaillent effectivement pour la zone franche. C’est pourtant à la condition expresse de créer des emplois dans l’île que la Commission européenne autorise depuis trente ans le régime fiscal de la zone franche.
Une exception durable
A la suite d’une enquête sur la concurrence fiscale déloyale, l’OCDE a pointé en 2003 certaines caractéristiques de la zone franche de Madère qu’à son sens il convenait d’abolir afin de s’assurer que Madère ne rentre pas dans la catégorie « paradis fiscal ». Les négociations qui ont suivi entre la Commission européenne et le gouvernement autonome de Madère ont abouti à instituer un régime qui a satisfait les deux parties : les sociétés créées après 2001 ne pourront plus être sujettes à l’exemption fiscale.
Avec ce nouveau système, l’exemption fiscale « pour ceux qui y avaient déjà droit est assurée jusqu’à 2011 », relève EC Tax Revue, un journal exclusivement dédié à l’évolution de la fiscalité dans l’Union européenne. En d’autres termes, si Madère a accepté de commencer à taxer les sociétés, elle comptait bien le faire le plus tard possible, la rapprochant des pratiques avantageuses d’autres territoires à fiscalité nulle. Depuis 2017, la zone franche impose toutes les sociétés à hauteur de 5 % de leurs bénéfices.
Actuellement plus proche du Luxembourg que du Panama, l’île portugaise se situe, aux yeux de Bruxelles, du bon côté de la ligne qui sépare l’optimisation de la fraude fiscale, le légal de l’illégal. Ce qui explique, aux yeux de l’eurodéputée socialiste portugaise Ana Gomes, pourquoi « Madère n’a jamais été une priorité pour la Commission européenne : elle a d’autres chats à fouetter ».
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