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Titre : Le Covid 19 ouvre la voie de nouvelles formes d’organisation autonomes et démocratiques face à l’urgence écologique. Landivar Diego, Marmorat Sophie, Nivet Brigitte, Groupe ESC Clermont Business School, Co-fondateurs du programme PEOPLE. La pandémie actuelle révèle des tensions dans le rapport entre crise écologique et travail dont l’issue pourrait être l’émergence de nouvelles formes de décisions démocratiques dans les organisations. Le Covid à la confluence des mondes écologiques, du travail et de la santé. Pendant le Covid, le monde de l’entreprise, du travail en particulier, ont vécu des bouleversements inédits. Ceux-ci tiennent moins aux formes du travail à distance ou aux liens entre technologie et travail, déjà longuement débattus ici et là, qu’aux bouleversements dans la manière de penser la place du travail dans des situations de pandémie, ou plus exactement d’effondrement écologique (sur le lien entre pandémie et pression anthropiques sur les milieux écologique voir par exemple les travaux de Everard et al, 2020 : https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S1462901120306122.) Une des questions les plus critiques a trait au déconfinement et plus particulièrement à celle du “retour en entreprise”. Cette question au premier abord pourrait sembler naïve, mais pourtant elle concentre en elle l’ensemble des problématiques liées à l’intrusion des problèmes écologiques au sein du monde du travail. Le monde du travail se retrouve donc dans une situation qui va plus loin que la simple exposition à des risques, ou à une complexité sanitaire. Les expériences de terrain convergent aujourd’hui pour suggérer une situation inédite caractérisée par une totale indétermination reposant sur des individus désarmés. Les salariés des organisations privées et publiques se retrouvent ainsi dans une situation très particulière, au centre d’une avalanche d’informations (techniques, administratives, scientifiques) à traiter, parfois contradictoires, jamais vraiment stabilisées, et sur la base desquelles on leur demande de faire des choix de subsistance essentiels. Ils vont devoir décider, en urgence, sur des questions simples qu’ils n’ont pas l’habitude de se poser en temps “normal” : - dois-je retourner dans mon lieu de travail ? dois-je emmener mes enfants à l’école ? dois-je renoncer à mes vacances ? dois-je renoncer à une vie sociale par le travail ? Des salariés isolés entre protocoles descendants et crise des arguments d’autorité. Actuellement, chacune de ces questions est en partie encadrée par des dispositifs gouvernementaux (les fameux “protocoles”) mais la particularité du moment réside dans la mise en place de protocoles descendants et “en même temps” une décentralisation de la responsabilité “volontaire” sur des niveaux de décision individuels. C’est ce qui se passe notamment dans plusieurs secteurs : un enseignant de primaire, ou une directrice d’école, doit, tant bien que mal, décider de son protocole précis de retour au travail, un salarié doit, sur la base du volontariat décider s’il envoie son enfant à l’école, un élu du CSE doit donner son avis sur le protocole de son employeur,... Dans ce contexte, comment décider dans une telle situation d'indétermination ? Le problème est que le management de la complexité ou de l’incertitude n’offrent que peu de prise notamment dans sa gestion “au jour le jour”. Un salarié face au déconfinement, a dû alors inventer/faire émerger en toute urgence un protocole de décision à la hauteur d’une situation inédite où santé, écologie et travail s’entremêlent et lui permettant de faire un choix entre reprendre le chemin de l’entreprise (ou de l’établissement scolaire) et celui de rester confiné. Pour ce faire, et essayant de prendre une décision la plus rationnelle possible, il a pu se tourner d’abord vers les annonces politiques : après tout c’est le gouvernement qui dicte les orientations sanitaires en temps de crise. Le problème est que celles-ci ont enfermé trop d’hésitations pour pouvoir s’adosser à elles sans ambiguités. Il a pu alors se retourner vers les savoirs scientifiques. Mais il a alors découvert que la science est fondamentalement controversée (comme l’enseignent les STS-Science and Technological Sciences depuis plusieurs décennies maintenant), que les investigations sont longues et que les propriétés du COVID-19 sont particulièrement indéterminées. Pire, certaines de ces décisions ne sont pas convergentes avec les décisions politiques. Certains ont pu alors se renseigner auprès des syndicats qui lui ont répondu tant bien que mal qu’ils sont aussi perdus que lui, que le droit de retrait n’est pas évident à activer ou encore que l’on attend des consignes plus claires. Il a pu également interroger directement son employeur qui lui a répondu avec toute vraisemblance que le confinement ne peut durer éternellement même si au fond de lui même il sait que sa responsabilité pourrait être engagée en cas d’exposition au risque inutile. Le salarié s’est retrouvé alors encore plus perdu qu’au départ : il a probablement eu le sentiment d’être laissé seul à décider de son positionnement. Le Covid place ainsi l’individu à équidistance des arguments d’autorité traditionnels qui s’imposent à lui : le cadre légal, les savoirs scientifiques, le principe de subordination vis à vis de son employeur, sa subsistance propre (ou familiale) au regard des risques sanitaires, la pratique des autres membres de son (ou ses) organisations (collègues, élus du personnel, voisins,...) etc. Alors que, en temps normal, il aura tendance à s’aligner sur des habitudes quotidiennes (laisser son enfant, aller travailler, partir en vacances), là il a dû choisir, presque en autonomie, un protocole de décision. Le COVID 19 démontre parfaitement que les régimes argumentatifs (les arguments d’autorité) ne peuvent jouer systématiquement le rôle de stabilisation ou de sécurisation, voire de décision, qu’on leur attribue habituellement. Hiérachisation des savoirs VS autonomie dans la décision. Comment décider dans ce cadre là ? Comment choisir entre prise de risque sanitaire et impératifs réglementaires ou économiques? Par quel processus un individu pourrait rejoindre tel ou tel champ de savoir afin de stabiliser ses décisions ? En étant à équidistance des arguments d’autorité, le salarié aura plusieurs options devant lui. La première option consiste à s’inscrire dans un schéma de hiérarchisation des savoirs externes, schéma qui, à défaut, sera certainement le plus communément pratiqué dans les formes traditionnelles des entreprises aujourd’hui. En suivant ce protocole, un salarié averse au risque de chômage aura tendance à privilégier simplement ce que dit son patron ou manager. D’autant plus quand celui-ci appuie sa démarche sur un déconfinement général décidé par un gouvernement. A l’inverse, un salarié totalement averse au risque sanitaire, s’alignera sur les savoirs scientifiques ou sur les mesures les plus protectrices pour faire porter une voix différente au sein de l’entreprise. Dans le cas d’une indétermination plus forte, le salarié aura tendance à se plier à une norme sociale de proximité : “je ferai comme la majorité des collègues ou des proches fait”. La première option offre l’avantage de la facilité (on vient se reposer sur des savoirs externes, sans avoir vraiment à faire des arbitrages propres) mais renferme un certain nombre de risques, comme celui de participer à une résurgence potentielle de la pandémie. La seconde consiste à se replier sur des protocoles d’autonomisation totale de la décision, ce qui revient à assumer pleinement de porter la responsabilité de sa décision de ne pas céder au déconfinement, isolément des arguments d’autorité externes. Dans cette hypothèse, deux sous-scénarios sont possibles. Dans le premier, le salarié cherchera à revenir au travail pour des raisons qui lui incombent : il considérera que les risques sont moins importants, que le confinement a permis d’écarter le plus gros des risques sanitaires, et que le rapport risque/bénéfice vaut la peine d’être tenté. Dans le second, le salarié mobilisera toutes les ressources disponibles pour se mettre en retrait d’une décision collective trop générale, trop risquée ou ambivalente. L’avantage d’un tel protocole c’est qu’il repose sur un choix individuel, il ne s’impose pas à priori. Dans le premier cas, on est proche d’une situation de passager clandestin : son évaluation du rapport risque / bénéfice n’est valable que dans la mesure où une partie de la population reste néanmoins confinée. Dans le second cas il est générateur de ce qu’on pourrait appeler un comportement de “passager déclaré”. Alors que le passager clandestin s'affaire à bénéficier de la plus value d’une situation sans en payer les frais, le passager “déclaré” annonce son retrait pour ne pas participer d’une décision collective potentiellement génératrice de risques sanitaires. Le désavantage est que dans ce second cas, l’individu se retrouve isolé et paie, à grand frais, sa mise à l’écart des institutions sociales du travail, des milieux éducatifs, des biens communs, etc. Vers des protocoles et forums autonomes démocratiques. La troisième option consiste à faire émerger des protocoles communautaires microdémocratiques et adaptés à des situations d’urgence proches de ce que Michel Callon et ses collègues appelaient des “forums hybrides” (Callon et Rip, 1991 ; Barthe, Callon, Lascoumes, 2014). C’est ce qui se passe aujourd’hui dans certains groupes sur les réseaux sociaux où des individus isolés vont trouver refuge dans des communautés d’échange et de positionnement stratégique, pour se co-former et consolider, ensemble une position autonome. Ces “communs” spontanés formés en réaction au COVID nous rappellent les enquêtes autour du Standpoint dans différents milieux activistes, notamment féministes et afro-américains aux Etats-Unis (Hartsoch, 1983 ; Harding, 2004). Dans ces communautés, des savoirs scientifiques, techniques mais aussi militants vont côtoyer des récits d’expériences au travail très concrètes. Les échanges auront tour à tour des connotations émotionnelles, politiques, scientifiques tout autant qu’ incarnés par des expériences très concrètes de situation de travail. Dans ces communautés, on cherchera à déjouer, par la dérision ou par l’argumentation technique, les protocoles généraux ou descendants. Dans ces groupes, les individus forment des coalitions pour consolider, en commun, une posture (un statement pour reprendre le langage du Standpoint). Dans ce protocole on rassemble ainsi les avantages de l’autonomie et d’une mise à l’écart volontaire d’une situation et les avantages de faire commun en consolidant un “statement”. Et que dire également de ceux qui, dans ces situations d’urgence caractéristiques des temps anthropocèniques, remettent totalement en question les termes ou les paramètres de décision en vigueur. Pour eux, il n’y a pas à symétriser l’économie d'un côté et la santé de l'autre comme si les deux se valaient. D’ailleurs le COVID a révélé à quel point il est difficile de séparer le virus, ses qualifications, son mode d’existence scientifique, de nos formes d’organisation sociale ou de travail. Pour beaucoup, les cartes ont été radicalement rebattues; le confinement les ayant conduits à réévaluer ce à quoi ils tiennent, à identifier ce qui fait tenir leur subsistance, mais aussi à révéler ce qui les oblige et les contraints dans leur autonomie sanitaire. Et dans cette activité réflexive, le travail, tel qu’ils l’ont vécu jusqu'à ce jour en tant que salariés, ne fait plus sens. Certains notamment ne veulent plus désormais subir des situations dans lesquelles ils se soumettent à des logiques qui heurtent profondément leurs principes et décident de se retirer de la vie économique pour des raisons plus fondamentales. Ce sont donc des expériences de mise en autonomie et démocratiques qui cherchent à politiser des schémas de décision qui pourtant ont été designés pour justement écarter les arbitrages politiques décentralisés. Ces initiatives semblent alors très proche de ce que John Dewey décrivait lorsqu’il évoquait la vertu des enquêtes pragmatiques : “making things public” (Dewey, 1925, 2012; Weibel et Latour, 2005). Ainsi, ce n’est pas parce que la situation sanitaire est globale, urgente, complexe que son caractère public ne réside que dans l’érection de normes de gouvernance (certes publiques) descendantes et administratives. En effet, l’hétérogénéité des profils immunitaires, l'immunité incertaine, la cyclicité de la pandémie, l’incertitude sur les modes de transmission, bref la nature précise de l’épidémie fait que même un gouvernement ne peut prétendre avoir le monopole d’une gestion collective. Le vécu de cette crise sanitaire nous montre que l’anthropocène, les situations écologiques critiques renouvellent ainsi frontalement la question démocratique dans les organisations (Bonnet et al, 2019), en la connectant directement à des situations pragmatiques (ici l’organisation du travail, le retour au travail, les conditions quotidiennes du travail) autour desquelles des collectifs vont pouvoir former des coalitions de savoir et d’action. Les décisions politiques de ces dernières semaines envisagent le déconfinement comme reposant essentiellement sur les deux premiers protocoles (ce choix est intimement lié à une conception très particulière de la responsabilité voir à ce propos les travaux d’Alain Supiot (Supiot, 2009; Delmas-Marty et Supiot, 2015) alors que les urgences (climatiques, écologiques, épidémiologiques) nécessiteraient la fabrication d’espaces communs délibératifs à la fois de co-information, co-enquête, co-formation, et de mise en place de protocoles de décision sous formes de communs (voir par exemple le projet COOPAIR qui permet à tout collectif confronté à une écologie critique de passer commande d’une coenquête de recherche et d’investigation). BONNET, Emmanuel, LANDIVAR, Diego. et MONNIN Alexandre (2019). What the Anthropocene does to organizations. 35th EGOS Colloquium, Enlightening the Future: The Challenge for Organizations, Sub-Theme 67 Critical Organizational Anthropocene Studies. CALLON, Michel, LASCOUMES, Pierre, et BARTHE, Yannick. Agir dans un monde incertain: essai sur la démocratie technique. Seuil, 2001. CALLON, Michel et RIP, Arie. Forums hybrides et négociations des normes socio-techniques dans le domaine de l’environnement. La fin des experts et l’irrésistible ascension de l’expertise. Environnement, science et politique. Les experts sont formels, 1991, vol. 1, p. 227-238. DELMAS-MARTY Mireille et SUPIOT, Alain Prendre la responsabilité au sérieux. Paris : PUF, 2015. HARTSOCK, Nancy CM. The feminist standpoint: Developing the ground for a specifically feminist historical materialism. In : Discovering reality. Springer, Dordrecht, 1983. p. 283-310. HARDING, Sandra G. (ed.). The feminist standpoint theory reader: Intellectual and political controversies. Psychology Press, 2004. WEIBEL, Peter et LATOUR, Bruno. Making things public: atmospheres of democracy. 2005. SUPIOT, Alain. Homo juridicus. Essai sur la fonction anthropologique du Droit: Essai sur la fonction anthropologique du Droit. Le Seuil, 2009.