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Ces dernières années, l’hypothèse d’un bouleversement climatique et géologique sans précédent, ce que les géologues appellent l’Anthropocène (Crutzen, 2006; Zalasiewicz et al. 2015, 2017; Lewis et Maslin, 2015; Steffen et al. 2011, 2015; Waters et Zalasiewicz, 2018)), a fait irruption dans le monde académique, provoquant des transformations radicales dans la manière de penser l’impact écologique et climatique des activités « humaines ». L’anthropocène définit ainsi une ère succédant à l’holocène, et qui serait caractérisée par le fait que l’« anthropos », l’humain, à travers ses activités industrielles, productives, économiques, extractives, soit devenu la principale force géologique du système-terre. D’un point de vue climatique, cela converge avec une transformation du climat caractérisée par des trajectoires discontinues, cumulatives, d’emballement, et qui pose clairement le problème d’une disparition probable, concrète et mesurable du vivant, humain et non humain, sur terre (Mora et al. 2017, 2018). Malgré le vif intérêt que ce concept a suscité dans la communauté scientifique, il demeure soumis à des controverses scientifiques qu’il convient de mentionner. D’abord, la communauté scientifique en géologie, par l’intermédiaire de la commission de travail sur l’anthropocène (Anthropocene Working Group, AWG) cherche encore à déterminer s’il s’agit là d’une réelle époque au sens géologique du terme, ce que sous-entend la dernière proposition en date (2019) formulée par l’AWG. Des controverses persistent également sur la datation de début de l’anthropocène tout comme sur les lieux d’identification des traces géologiques correspondantes. Enfin, un débat central a éclos, cette fois-ci dans le sillon de recherches en Sciences Sociales, pour questionner la pertinence de la référence à un « humain » générique, ne permettant pas, en effet, de distinguer clairement les responsabilités précises de l’augmentation exponentielle du CO2 depuis l’ère industrielle. À ce titre, certains auteurs ont proposé le concept de « Capitalocène » pour suggérer la non-universalité des responsabilités humaines dans l’émergence du changement climatique (Malm, 2016; Moore, 2017). D’autres, à travers des recherches historiques ont suggéré un éventuel « Angloscène » pour mettre en lumière le fait que la Grande-Bretagne et les États-Unis d’Amérique ont été pendant longtemps les pays les plus émetteurs de CO2 (Bonneuil et Fressoz, 2013). Plus récemment, le concept d’Anthropocène a été soumis à un travail critique porté par des auteurs qui questionnent certains de ses implicites coloniaux (Yusoff, 2018; Ferdinand, 2019), ou positivistes (Haraway, 2015). Malgré les controverses, ce diagnostic est aujourd’hui en voie de consolidation (Zalasiewicz et al. 2015; 2017), alimenté par une abondante recherche en géologie, climatologie, géomorphologie ou encore océnographie.

Cette remise en cause géologique/climatologique de l’habitabilité du monde (Bonnet et al. 2019 a) par la situation écologique catastrophique actuelle, vient alors rejoindre la longue liste des « alertes » portées par différents types de savoirs activistes, intellectuels, politiques qui se sont attelés à démontrer les impacts dévastateurs du capitalisme. Dès lors, l’anthropocène signale clairement un état d’urgence et appelle donc à ce que l’ensemble de nos activités humaines, industrielles, technologiques, organisationnelles s’alignent, « atterrissent » (Latour, 2017) ou se redirigent (Fry, 2009 : Bonnet et al., 2019b) dans le périmètre des limites planétaires.

Cet alignement du monde des organisations sur le monde de la preuve de l’anthropocène est pourtant complexe à réaliser (Whiteman et al. 2013). Une des hypothèses centrales défendues par la littérature pour expliquer cette difficulté réside dans le déficit d’imaginaires (Gaonkar, 2002; Bottici, 2011; Adams et al., 2012) adaptés à la compréhension et à l’intégration pleine des enjeux écologiques et climatiques (Wright et al., 2013; Lévy et Spencer, 2013; Roux-Rosier et al., 2018; Gasparin et al. 2020). Les dispositifs pédagogiques délivrés dans les écoles de management (IAE, Business Schools, …), en reproduisant des imaginaires productivistes (Anderson, 2008, 2009) ou managerialistes (Luke, 1999) vont alors contribuer à creuser ce déficit. Mais ils peuvent aussi servir d’espaces expérimentaux afin de faire émerger de nouveaux imaginaires alignés sur une situation écologique et climatique critique[1].

C’est justement l’objet de cet article de prolonger ce cadre théorique en analysant comment les dispositifs pédagogiques sur l’anthropocène font éclore des « imaginaires de l’anthropocène » dans ces écoles de management. Dans quelle mesure ces imaginaires seraient-ils alors capables, ou non, de saisir pleinement les enjeux critiques de l’anthropocène ? Pour répondre à cette question, nous nous intéresserons aux réceptions des parties prenantes (étudiants, corps enseignant, direction) d’un scénario et d’un dispositif pédagogiques autour de l’anthropocène et délivré dans une grande école de management française depuis 2012.

En déployant les résultats de notre enquête sur cette expérience pédagogique, nous suggérons trois contributions qui nous paraissent importantes. La première est que les dispositifs pédagogiques autour de l’anthropocène vont effectivement venir troubler les imaginaires en présence. Ces imaginaires sont décrits à partir d’une typologie qui fait référence au cadre théorique sur les imaginaires écologiques/climatiques. Le second, que l’anthropocène peut générer tout autant des imaginaires écologiques que des imaginaires contre-écologiques. Enfin, de par ses caractéristiques, l’anthropocène provoque des réflexions fécondes sur les finalités et la stratégie de la critique en management.

Imaginaires de l’anthropocène

Nombreux sont les travaux s’étant intéressés à la difficulté d’une écologisation du capitalisme en général, des organisations en particulier. Les organisations seraient prises dans des systèmes complexes inertes (Levy et Lichtenstein, 2012) ou apathiques (Wittneben et al., 2012) difficiles à écologiser. Elles n’auraient pas la capacité rationnelle de modéliser et d’intégrer les menaces concrètes que l’anthropocène annonce (Campbell et al., 2019; Gasparin et al., 2020). L’anthropocène serait d’ailleurs « impensable » ou « insaisissable » (Ghosh, 2016; Lederer et Kreuter, 2018). Les organisations seraient, enfin, engagées dans des rapports de pouvoir et/ou de domination inhérents au capitalisme et incompatibles avec la situation climatique (Newell et Paterson 1998; Lévy et Egan, 2003; Lévy et Spicer, 2013 Wright et Nyberg, 2015). Ainsi, la littérature abonde d’exemples concrets où des organisations vont mettre en place des stratégies de contournement de la preuve scientifique ou des cadres réglementaires écologiques (Newton et Harte, 1997; Banerjee, 2003; Levy et Egan, 2003; Dryzek, 2005; Rowell, 2007). D’un point de vue plus général, les travaux critiques sur le capitalisme se sont attelés historiquement à démontrer l’incapacité de celui-ci à intégrer les limites biophysiques de la Terre (Meadows et al., 1972; Georgescu-Roegen, 1995; Banerjee et al., 2020).

Une des hypothèses centrales défendues par la littérature réside dans le déficit d’imaginaires adaptés à la compréhension et à l’intégration pleine des enjeux écologiques et climatiques (Lévy et Spicer, 2013; Wright et al., 2018; Roux-Rosier et al., 2018; Gasparin et al., 2020).

Nous employons le concept d’imaginaire dans le prolongement des travaux menés par Charles Taylor sur les imaginaires sociaux (Taylor, 2004). Pour Taylor, les imaginaires renvoient à un « type de compréhension commune qui nous permet de mener à bien les pratiques collectives qui constituent notre vie sociale ». Comme le rappelle Guido Vanheeswijck (2018), il s’agit de « représentations partagées qui sont produites par des images, histoires et légendes plutôt que par des termes théoriques » (Vanheeswijck, 2018). Taylor reprend à son compte la proposition théorique de Castoriadis (1997) consistant à voir dans les imaginaires quelque chose de plus large que des représentations ou des perceptions cognitives. Les imaginaires sont ainsi tout à la fois des représentations cognitives partagées que des affects ou encore des intentionnalités (Castoriadis, 1997). Ils portent en eux des systèmes de projection et structurent des orientations collectives normatives (ce qui doit être fait, ce qui a du sens, ce qui est juste [Straume, 2011]). Les imaginaires peuvent donc être performatifs (Muniesa et al. 2007; Callon, 2010) et vont avoir une action transformatrice et politique sur le monde. Ils jouent alors un rôle de consolidation des connaissances, mais aussi de domestication de la critique (Heizmann et Liu, 2018). Enfin, ils sont continuellement soumis à un travail de contestation (Levy et Spicer, 2013).

Le concept d’imaginaires climatiques défini par Levy et Spicer (2013) comme « des systèmes socio-sémiotiques partagés qui structurent un champ autour d’un ensemble de représentations partagés sur le climat » apparaît ici central. Tout comme le récent travail consacré aux imaginaires possibles de l’anthropocène dans les écoles de management (Gasparin et al. 2020). Les imaginaires du capitalisme, largement dominants dans les écoles de management, ne seraient donc pas à même de penser ni la situation climatique ni son potentiel dépassement.

À ce titre, il est important de préciser ce que la littérature entend par imaginaires capitalistes. Pour certains auteurs, les imaginaires capitalistes renvoient à des implicites tels que le libre arbitre, l’agentivité individuelle, la croissance perpétuelle ou encore la prospérité universelle (Straume, 2011). Pour Castoriadis, les imaginaires capitalistes (liberté individuelle, indépendance, prospérité) sont avant tout encapsulés dans des imaginaires modernes parmi lesquels la « maitrise rationnelle » du monde figure comme imaginaire fondamental. De cet imaginaire central vont découler ensuite des imaginaires dérivés que sont la neutralité de la science, le progrès ou encore l’idée d’une prise ou d’un contrôle sur le monde. C’est justement à travers cette prise rationnelle sur le monde que son administration, réorganisation, production peut dès lors se réaliser (Straume, 2011). Les imaginaires du capitalisme peuvent aussi porter sur la nature, l’écologie ou encore le climat. Ainsi, la nature est le plus souvent assimilée à un environnement, le climat à un problème à résoudre ou encore l’écologie à un système tour à tour réparable, pilotable ou maitrisable (Bonnet et al, 2021). Les notions de Responsabilité Sociale de l’Entreprise (RSE) ou de Développement Durable (DD) (Banerjee, 2008; Muff, 2013) sont devenues à ce titre des imaginaires écologiques largement partagés dans les écoles de management.

L’anthropocène : imaginaires alternatifs et production de criticité

De par ses caractéristiques singulières (irréversibilités, discontinuités, effets cumulatifs (Mora et al., 2018) et de par sa faculté à englober, voire conditionner, tous les problèmes d’habitabilité et de vie sur terre (Mora et al., 2017; Bonnet et al. 2019), l’anthropocène est un hyper-objet au sens de Timothy Morton (2013). Un hyper-objet est une entité qui nous englobe, qu’on ne peut extérioriser et tenir à distance comme un simple objet ou artefact. Pour Morton, l’anthropocène justement empêche la possibilité de séparer le problème entre causes et conséquences, et met en crise la capacité des humains à penser un éventuel pilotage du système-terre. Plus précisément, l’anthropocène échappe, de par ses attributs même, à une possibilité de prise ou de reprise du monde (Bonnet et al., 2019). En ce sens l’anthropocène n’est pas un « problème » (Campbell et al. 2018). Il en va ainsi par exemple du cycle du C02 dans l’atmosphère qui fait que les actions de pilotage des émissions sont diluées dans des temporalités et interactions complexes à identifier et à mesurer. Ses attributs font que les tentatives d’emprise « managérialiste » ou « eco-managérialiste » (Luke, 1999) du monde tendent à échouer ou du moins à être fondamentalement remises en cause. La littérature scientifique sur l’anthropocène rejoint ainsi l’approche critique du management (CMS) pour montrer que la prise en compte des enjeux écologiques sous le prisme de la RSE ou du Développement Durable est insuffisante (Newton, 2009).

Anthropocène et criticité

Dès lors, l’anthropocène est moins une opération critique en tant que telle, adressée explicitement et directement au monde des organisations, qu’une situation caractérisée par ce que l’on propose d’appeler criticité. Par criticité nous entendons la capacité de la situation écologique/climatique critique actuelle, à ébranler les conceptions instrumentales du management, questionnant non seulement la pertinence de tel ou tel choix de management, de stratégie ou d’organisation face à l’urgence écologique, mais aussi sa possibilité même d’opérer voire d’exister en tant que discipline gestionnaire ou administrative du monde. Ainsi, quand nous évoquons la question du management, nous ne faisons référence ni aux pratiques managériales, ni aux disciplines le composant, ni même encore à l’activité managériale, mais plutôt à des versions « managérialistes » ou « positivistes » du management qui pourraient avoir tendance à lire les problèmes écologiques ou climatiques sous l’aune d’une science du pilotage, du contrôle et de la prise.

En essayant de sonder les espaces de confrontation entre opérations pédagogiques, régimes d’énonciation critiques et anthropocène, notre recherche s’inscrit alors dans la filiation des travaux sur le rôle et la place de la critique dans les dispositifs de formation (Ennis, 1989; Somerville, 2017), particulièrement en management (Weick, 1995; Mingers, 2003; Smith, 2003; Grey, 2004; Fournier, 2006; Taskin et Willmott, 2008; Thomas et Cornuel, 2012). Nombreux sont en effet les travaux qui s’attèlent à déconstruire les limites du modèle pédagogique traditionnel des écoles de management. Ces modèles seraient anthropocentrés, réductionnistes et inadaptés aux enjeux écologiques et climatiques (Shristava, 1994). Il conviendrait alors, en réaction, de construire de nouveaux paradigmes « écocentrés » (Shristava, 1994), « holistiques » (Shristava, 2010) ou encore des « imaginaires alternatifs » (Fournier, 2006; Wright et al, 2013; Heizmann et Liu, 2017; Ortiz et Muniesa, 2018; Roux-Rosier et al., 2018; Gasparin et al., 2020). Les écoles de management sont vues comme des lieux de transformation de leur propre identité (Khurana et Snook, 2011), de production d’alternatives (Beaujolain-Bellet et Griman, 2011; Rowlinson et Hassard, 2011; Bristow et al., 2017) ou encore d’expérimentation critique, voire activistes (Willmott, 1994; Grey, 2002, 2004; Cornu, 2009).

L’intention première du dispositif pédagogique dont il sera question ici n’a pas comme objectif premier et frontal de développer un « esprit » ou une « pensée » critique, mais plutôt de placer les étudiants dans une situation d’apprentissage qui se rapproche de ce que R. Ennis, dans ses travaux précurseurs, évoquait sous le vocable « d’approche critique par l’immersion » (Ennis, 1989; Smith, 2003). L’objet de ces situations est de stimuler une opération critique plutôt que d’équiper les étudiants avec un arsenal méthodologique critique, ou une théorie critique, préétablis (Ennis, 1989; Contu, 2009). Ainsi, l’intention pédagogique de notre proposition peut être rapprochée de certains travaux en Critical Management Education (CME), notamment ceux qui suggèrent que la critique démarre « depuis l’expérience des étudiants » en supposant que celle-ci sera capable de « subvertir » la transmission des connaissances en management (Grey et al., 1996; Mingers, 2000; Contu, 2009).

Or, ce type d’expérimentations pédagogiques, ne peut contrôler les trajectoires critiques ou contre-critiques qu’elle engendre. La littérature s’intéresse ainsi à la réception, par les publics étudiants et académiques, de modules liés à la question écologique (Thomas, 2005). Cette réception semble en effet poser problème dans la mesure où le message reçu diffère plus ou moins grandement de l’intention pédagogique de départ (Fournier, 2006). Les contenus vont dès lors avoir tendance à se superposer plutôt que provoquer de nouvelles pratiques managériales (Huckle et Sterling, 1996).

Nous montrons dans cette recherche que les dispositifs pédagogiques sur l’anthropocène offrent une bonne occasion de comprendre comment les écoles de management sont le théâtre de confrontations entre imaginaires où pourront alors se négocier les prises managériales face aux problèmes écologiques.

Présentation du cas et méthodologie d’enquête

Cet article restitue les résultats d’une enquête menée depuis 2012 auprès des acteurs (étudiants, enseignants, direction) d’une école de management touchés directement ou indirectement par une expérience pédagogique autour de l’anthropocène.

Cette expérience pédagogique a été formalisée autour de trois socles fondamentaux : des objectifs (Tableau 1a), un scénario (Tableau 1b) et différents dispositifs pédagogiques. Il s’agit d’un module intensif de 4 semaines (24 jours/144 heures de formation) autour de la question de l’anthropocène, du changement climatique et de l’effondrement écologique. Le scénario pédagogique suit 4 étapes composées chacune de différentes conférences plénières et des modules « ateliers » consacrés à la mise en exercice pratique des contenus présentés. Les intervenants pouvaient varier selon les années.

Notre méthode d’enquête vise à exploiter avant tout les données issues d’entretiens que nous avons réalisés auprès d’étudiants et autres parties prenantes de cette école, à partir de deux grilles décrites en annexe (tableau 2).

Il convient cependant de préciser que celles-ci nous servaient à structurer des « points de passages » d’une conversation plus large, nous permettant d’approcher une méthode ethnographique, proche d’une « at-home ethnography », laissant ainsi exprimer les représentations et réactions spontanées des étudiants au module. Cette méthode s’avère pertinente pour suivre des situations d’apprentissage situées (Vicker, 2019). Notre travail étant basé sur une enquête ethnographique déployée sur un terrain pédagogique, la question de la représentativité ou de la grandeur des formes de réception ne peut prétendre à une quelconque significativité. Il se limite à décrire des modes de réception, privilégiant une réception cognitive et sensible plutôt qu’une réception valorisée en termes de grandeur statistique.

Dans chaque promotion nous avons tiré au sort 10 % des étudiants afin qu’ils puissent répondre à nos questions. Celles-ci étaient posées en entretien de 45 minutes individuellement et 45 minutes en binôme. Nous avons donc procédé en moyenne à 20 entretiens annuels individuels et 10 en binôme.

Au niveau du personnel enseignant et du personnel de direction, nous avons procédé à des entretiens libres (communications personnelles aux auteurs) suivant une méthode purement ethnographique et qui permet de faire remonter les tensions et frictions spontanées, les attentes, interprétations et surprises que cette forme d’expérience pédagogique a suscité en eux.

La retranscription des entretiens nous a enfin permis de procéder à une catégorisation et classement de verbatims afin de faire éclore des imaginaires (voir encadré méthodologique 1).

Résultats : Une typologie des imaginaires anthropocèniques

Nous avons identifié (voir Figures 1a et 1b) 6 imaginaires chez les étudiants et 4 chez le personnel de l’école. Nous avons choisi de bien distinguer ces deux parties prenantes afin de tester l’hypothèse selon laquelle chacune d’entre elle produit des imaginaires qui lui sont propres. Ce qui est confirmé ici. Rappelons aussi qu’il ne s’agit pas de décrire statistiquement ou quantitativement ces communautés d’acteurs en fonction de leurs réactions, mais plutôt de noter certaines régularités argumentatives dans les réactions cognitives, émotionnelles et projectives observées, composant ainsi des imaginaires de l’anthropocène. Ainsi un même étudiant peut tenir un discours faisant référence à deux modes de réactions distincts.

Un effroi catastrophiste

Une grande partie des étudiants va vivre un « effroi catastrophiste » pour reprendre le concept proposé par le sociologue du catastrophisme Cyprien Tasset (2019), souvent perturbant, voire parfois « paralysant » ou « handicapant ». Les étudiants concernés vont alors assimiler l’anthropocène à une opération hypercritique qui dépasse même le périmètre politique ou idéologique des controverses classiques que l’on peut trouver dans des salles de cours (voir verbatim EC1).

Ce type de trouble suggère que l’anthropocène peut revêtir un caractère brutal, ébranlant les repères cognitifs (voire émotionnels) des étudiants (EC6, EC7). Dans ces modes de réception, il est régulier de voir cette prise de conscience subite que « quelque chose de nouveau » est en train de se passer, un « méta-problème ». Régulièrement les étudiants renvoient en effet à cette double idée de singularité du moment anthropocène et d’une prise de conscience que le climat est une affaire qui traverse toutes les affaires (EC2, EC3, EC5).

Dans cet imaginaire, le dérèglement climatique est plus qu’une simple crise écologique, elle questionne bien les repères du pilotage managérial (EC4).

Accélérationnisme

Un second type de réaction « accélérationniste » va concerner des étudiants qui vont transformer très rapidement un diagnostic scientifique en un mode opératoire débarrassé de tout encombrement d’ordre éthique. Alors que dans le premier cas la tétanisation face à l’ampleur du problème n’efface pas la posture éthique en lien avec les entités naturelles, ici ce sera l’inverse (AC1).

Dans le même sens, certains étudiants se sont sentis « libérés » (EC4) par les contenus qui leur ont été délivrés. Une libération qui doit cependant s’entendre sous un registre très spécifique : à la fois comme « détachement » vis-à-vis des problèmes écologiques, mais aussi comme renoncement à certaines démarches éthiques héritées de la RSE et qui étaient « suspicieuses » pour certains (AC2 et AC3).

Repli écologique

Une troisième grande famille de réactions que l’on a pu observer relève d’une réelle conscientisation écologique et académique. Celle-ci va se traduire par des positions fortement engagées pour le climat, la biodiversité ou les éco-systèmes. Ces mobilisations ne sont pas étonnantes au regard du contexte contemporain d’engagement militant écologique ou pro-climat. Ce qui est plus intéressant à noter c’est que dans ce mode de réception, les étudiants vont avoir tendance à prendre au sérieux le caractère critique de la situation et vont parfois, eux même, endosser le rôle de critiques vis-à-vis des pratiques managériales ou entrepreneuriales. Ils utiliseront l’anthropocène comme matrice structurante pour l’élaboration de « choix professionnels plus éclairés » (REP 1)

Néanmoins, il nous est difficile de savoir si ces postures critiques génèrent des bifurcations intellectuelles ou professionnelles (REP2) autres que celles qui consistent à revenir vers des paradigmes classiques de type responsabilisation sociétale ou développement durable.

Redirection écologique

Un quatrième imaginaire détecté est lié au concept de « redirection écologique » (Fry, 2009; Bonnet et al. 2019c, 2021). Cet imaginaire est sûrement celui qui cherche à prendre le plus au sérieux l’anthropocène. A plusieurs reprises, les étudiants ont noté le caractère « non négociable » du diagnostic présenté (REC 1). Cette réaction diffère de celle que nous avons qualifié de « repli écologique » dans la mesure où, ici, il y a une prise de conscience que le monde des entreprises doit être amené techniquement à un état qui lui permettre d’être compatible avec les limites planétaires. Cette voie permet de prendre au sérieux la radicalité du diagnostic anthropocène tout en envisageant de nouveaux paradigmes managériaux. Ceux-ci consisteraient plus à accompagner les entreprises et organisations dans un protocole de fermeture, de renoncement, de désinvestissement, ou encore de décroissance (REC2).

Imaginaire géo-managérialiste

A l’inverse le géo-managérialisme est une réaction qui cherchera à refuser cette ingénierie de la fermeture pour envisager une voie capable de prendre au sérieux l’anthropocène tout en refusant d’abandonner le paradigme de l’innovation intensive et de la croissance. Ces réactions font souvent référence à la figure de Elon Musk, un personnage qui prend tout à la fois au sérieux l’anthropocène, voir la « fin du monde », tout en maintenant et radicalisant le paradigme du progrès technologique et du techno-solutionnisme (GM1 et GM2).

Les étudiants vont notamment suivre une conférence qui parle de géo-ingénieurie et ses controverses en tant que solution au changement climatique. La géo-ingénieurie se propose d’appliquer la méthode de résolution de problèmes techniques au méta-problème du climat. Comme nous pouvons le voir dans la figure 1b, les étudiants vont domestiquer ce concept pour dessiner une option qui les rassure tout en refusant de tomber dans le climato-scepticisme. Il s’agira de soutenir la géo-ingénieurie par ce que nous pouvons appeler un géo-management : une méthode capable d’entreprendre et déployer des solutions techniques à des échelles globales (GM3).

Imaginaire climato-sceptique

Enfin, lorsque les étudiants ne peuvent se projeter ni sur des horizons de redirection, ni sur des horizons de renoncements (pour des raisons idéologiques), ni sur des imaginaires de type géo-managérialistes, ils vont alors, dans certains cas très minoritaires, emprunter des positionnements climato-sceptiques (voir figure 1b).

Une réception controversée dans le corps académique

Nous avons identifié 4 imaginaires dans le corps académique. Nous avons synthétisé ces 4 imaginaires, et quelques verbatims-types associés, dans la figure 2.

Le premier est un imaginaire managérialiste. Dans cet imaginaire l’expérience pédagogique sera jugée très négativement voyant dans l’anthropocène une radicalisation du discours écologiste plus qu’une proposition scientifique. Radicalisation qui va à l’encontre même de l’esprit de croissance, d’innovation intensive, d’entreprenariat, de commerce… inhérent aux écoles. Vont alors éclore des stratégies de défense contre la criticité et de contournement de la preuve. Mais aussi de protection d’un positionnement clairement instrumental du management.

Le second est un imaginaire que nous avons appelé Happy Green Business. Ici, la question écologique est diluée dans des considérations éthiques et « optimistes ». Le diagnostic n’est pas rejeté en soi, mais l’expérience pédagogique peut l’être si elle engage les étudiants dans une perception « négative du monde ». Les principales tensions ont à voir avec la capacité à « rester proche des besoins du marché », « ne pas perdre les étudiants ou les déprimer », « montrer que les problèmes peuvent se résoudre », notamment en revenant à « une démarche RSE ou de Développement Durable ». Il s’agira surtout de « ne pas effrayer les entreprises partenaires » ou le « marché ».

Les deux autres imaginaires proviennent d’enseignants-chercheurs ayant domestiqué la question des problèmes écologiques dans leur vie quotidienne, et qui voient dans l’anthropocène un nouvel horizon d’opportunités. Mais ces opportunités vont différer amplement selon les cas. Pour l’imaginaire « éco-managérialiste », l’anthropocène signifie de nouvelles opportunités d’affaires (l’anthropocène peut déboucher sur des horizons encore plus intensifs technologiquement à l’image de la géo-ingénierie). Ici, il ne s’agira pas de contester la criticité du moment écologique ni la traduire en termes « positifs », contrairement à la première et seconde réaction, mais va être immédiatement digérée dans l’imaginaire productiviste et managérialiste. Ainsi, entre ces deux imaginaires, la prise argumentative va différer (négation et protection versus domestication et opportunisme) pour aboutir à la défense d’imaginaires capitalocentrés ou « éco-managérialistes » (Luke, 1999) communs. Au contraire pour l’imaginaire redirectionniste, l’anthropocène offre une opportunité idéale pour repenser de fond en comble la trajectoire, le paradigme stratégique des organisations tout aussi bien que la direction que l’on donne aux études organisationnelles.

Les imaginaires du géo-managérialisme et de l’accélérationnisme ont suscité d’importantes controverses lorsqu’ils ont été mis sur la table des évaluations entre professeurs et conférenciers en charge de délivrer les contenus. Au premier abord, les réactions académiques faisaient état d’un trouble prononcé et suggéraient, pour un des intervenants, « que nous avons échoué à faire passer un message, celui d’une transformation collective, urgente et puissante des modèles de développement économique ». Une conférencière indiqua lors d’une réunion « là c’est carrément l’inverse, on a créé une réaction proprement néo-libérale donc contraire à ce que nous attendions : compétition exacerbée, débarrassée de considérations éthiques, individualismes ». Pour d’autres, cependant, il s’agit d’un « prix à payer lorsque l’on ne cherche pas à cacher ou diluer un message scientifique à des étudiants qui ont l’habitude d’être protégés ». Dans son esprit, cette idée de la protection renvoyait à l’idée que les écoles de management sont des lieux de reproduction sociale, d’un certain entre soi, une communauté close et à l’abri du monde (d’un point de vue sociologique notamment). Mais indirectement, elle fait penser à cette médiation que tendent à opérer les sciences de gestion face à la question de la nature ou de la terre. Un enseignant-chercheur adepte des Critical Management Studies et conférencier lors de ce séminaire expliquait cela en ces termes : « Les sciences de gestion produisent des outils de gestion qui font que le monde est constamment retraduit en des termes utiles au pilotage organisationnel : on est en plein dedans ».

Discussion des résultats

Ces résultats indiquent trois directions qu’il convient de mettre en dialogue avec la revue de la littérature sur la question soulevée.

Convergences et divergences entre typologies

La première direction suggère des imaginaires de l’anthropocène qui résonnent directement avec les descriptions que l’on peut retrouver dans la littérature autour des imaginaires écologiques ou climatiques dans les organisations. Cependant, il convient de préciser que ces rapprochements doivent être pris avec beaucoup de précaution. D’abord parce qu’il n’existe pas dans la littérature une méthode unique et stabilisée permettant de faire éclore et de décrire les imaginaires présents dans les organisations. Ce qui in fine rend le travail comparatif entre types d’imaginaires difficile et incomplet. Mais aussi parce que dans le cadre spécifique de notre enquête nous n’avons pas pu sonder la manière avec laquelle les acteurs traduisent leurs imaginaires en dispositifs économiques (Jessop, 2004; Lévy et Spicer, 2013).

Cette précaution ayant été prise, nos résultats montrent, malgré tout, une certaine convergence avec les imaginaires climatiques décrits par Lévy et Spicer (2013). Lorsque nous comparons les deux typologies (tableau 4), nous notons qu’il existe de fortes correspondances entre elles, tout en dessinant un certain nombre de particularismes.

Il est ainsi intéressant de souligner que certains imaginaires vont converger sur l’assimilation du diagnostic, mais ne vont pas provoquer forcément le même type de réaction. Il en va ainsi par exemple entre l’imaginaire accélérationniste et l’imaginaire techno-marchand ou encore entre l’imaginaire de redirection écologique et l’imaginaire de la soutenabilité. Les imaginaires peuvent se rapprocher dans leur manière de contourner les diagnostics scientifiques. Ainsi, le climato-scepticisme de certains étudiants et l’imaginaire de l’abondance des énergies fossiles peuvent entretenir le même type de relation aux savoirs scientifiques : une remise en question systématique des faits ou des protocoles de recherche.

Par ailleurs, certains imaginaires (repli écologique notamment) laissent entrevoir des réactions écologiques à l’anthropocène, proche de la permaculture décrit par Roux-Rosier et al. (2018) comme imaginaire organisationnel alternatif face à l’anthropocène. Alors que d’autres signalent des imaginaires contre-écologiques qui font penser aux imaginaires pédagogiques chaotiques décrits par V. Fournier (2006). Mais les étudiants n’ont pas le monopole de ces imaginaires contre-écologiques, comme nous venons de le voir. Certaines réactions du corps enseignant ou de la direction indiquent des stratégies de défense ou de contournement face aux diagnostics de l’anthropocène. Ces stratégies, bien que se situant à d’autres échelles, résonnent avec la littérature sur les stratégies politiques de contournement que les entreprises mettent en place face aux questions écologiques ou climatiques (Newton et Harte, 1997; Banerjee, 2003; Levy et Egan, 2003; Dryzek, 2005; Rowell, 2007).

D’un point de vue théorique, nos résultats suggèrent deux apports à la littérature sur les imaginaires écologiques et climatiques (Lévy et Spicer, 2013). D’abord, qu’il convient de porter une attention particulière aux lieux d’émergence de ces imaginaires. Ceux-ci pouvant potentiellement émerger tout aussi bien à des échelles locales que à des échelles larges, médiatiques ou idéologiques (Taylor, 2004). Les écoles de management peuvent ainsi être de véritables théâtres de négociation où les méta-rapports scientifiques, les grands récits écologiques et économiques sont soumis à un travail critique et de domestication par les acteurs eux-mêmes. C’est-à-dire à des échelles parfois individuelles ou quotidiennes, avant de potentiellement devenir des imaginaires largement partagés. Ensuite, notre travail ouvre sur la question du devenir de ces imaginaires émergents et leur potentielle traduction en actions ou pratiques. Il s’agira alors de sonder les mécanismes qui permettent ce passage. On peut penser ici, dans la lignée de Lévy et Spicer, aux régimes de valeur permettant de faire tenir imaginaires et systèmes de production. Mais aussi à tout ce qui dans la trajectoire individuelle d’un étudiant ou d’un enseignant, pourrait venir étouffer ces imaginaires émergents. Que veut dire concrètement pour un étudiant, un enseignant d’école de management de prendre au sérieux l’anthropocène ? A quoi cela l’engage-t-il ? Est-il en mesure de le faire ? A quelles conditions matérielles ? Avec quel soutien institutionnel ?

Ce que l’anthropocène fait au managérialisme

Nous pouvons voir que les futurs managers sont en effet placés dans une situation inédite traversée par de nombreuses tensions. Dans nombreux imaginaires, ces tensions se matérialisent d’abord par le fait que le lieu d’émergence de la critique adressée au « managérialisme » ou au « productivisme » ne réside plus dans une posture éthique, de renvoi à une certaine responsabilité (Banerjee, 2008), ou encore dans une posture théorique, idéologique ou politique (critique sur l’élitisme, les représentations idéologiques des milieux d’affaires, l’ultra libéralisme [Abraham, 2007; Roca, 2008]). Elle ne provient pas non plus, en première instance, de la société civile, d’ONGs, de militants ou d’activistes. Deux réflexions peuvent alors être dessinées à ce sujet.

D’abord, les imaginaires catastrophistes tout comme les imaginaires géo-managérialistes ou accélérationnistes vont en effet signaler un glissement des arguments d’autorité. Ce résultat est intéressant à mettre en perspective avec certains travaux où il est question notamment d’envisager l’opération critique comme socle pour la remise en question de l’autorité et notamment des hiérarchies en termes de savoirs et connaissances (Reynolds, 1999; Mingers, 2003). L’imaginaire redirectionniste va déplacer son attention sur le caractère « non négociable » de la preuve scientifique. Au contraire l’imaginaire accélérationniste suggère le caractère écrasant de ce savoir, libérant les sujets de toute pression éthique contraignante. Les réactions sont ici diamétralement opposées alors que l’expérience critique de réordonnancement des hiérarchies de savoirs se rapproche : il ne s’agira pas de remettre en question les preuves scientifiques relayées par un réseau d’acteurs académiques qui vont peser, de par leur légitimité et leur démarche factuelle, dans les représentations des étudiants. Ensuite, certains verbatims signalent, paradoxalement, un anthropocène comme message critique « désanthropisé » au monde de l’entreprise, émanant ainsi directement du globe, de la « nature », des « zones écologiques critiques », des sols géologiques, des espèces en voie de disparition,… Cette idée renvoie à une conception non anthropocentrée du message critique suggérant des questions de recherche intéressantes pour les CMS : l’opération critique est-elle réservée à des entités humaines ou organisationnelles, ou peut-elle inclure le non humain comme lieu de production d’un regard critique sur le monde. Et dans ce cas, dans quelle mesure les rapports de pouvoir vont-ils se déplacer en fonction des formes de médiation des phénomènes écologiques/climatiques ? Comment le savoir géologique, climatique, en tant que porte-parole d’une situation terrestre critique, devient savoir hiérarchique ou hégémonique ? Ainsi la criticité de l’anthropocène appelle à une pluralisation des modes d’existence, de formulation et médiation de la critique. Cela résonne avec les origines Habermassiennes de la théorie critique, utilisée souvent comme fond théorique des CMS (Alvesson et Willmott, 1992; Scherer, 2008), en particulier celles relatives à la remise en cause des structures de communication « positivistes ». Si la Terre, la Nature deviennent des lieux de production critique, cela confirme bien la nécessité de dépasser ce positivisme. Mais cela signale aussi que les structures de communication ne peuvent être réduites à des questions sociales et exclusivement humaines.

Par ailleurs, nombreux sont les verbatims qui suggèrent que l’anthropocène serait un méta-problème. Dans de nombreux imaginaires, les organisations ou institutions politiques seraient alors condamnées à subir l’anthropocène pour des raisons très différentes. Le climat serait en effet trop difficile à piloter, laissant peu de prise aux organisations ou institutions politiques (imaginaire du repli écologique). Les organisations seraient de toute façon condamnées de par leur dépendance à des modèles d’affaire extractivistes/productivistes (accélérationnisme, effroi catastrophiste). Les organisations devraient s’écarter d’une logique de prise, contrôle, pilotage du monde (imaginaire redirectionniste). Seuls les imaginaires climato-sceptiques ou géo-managérialistes, considérent cette prise comme possible que ce soit techniquement, par une nouvelle forme de green leadership (Heizmann et Liu, 2018) ou par le truchement d’une mise en doute systématique de l’argumentaire scientifique de l’anthropocène. Ce résultat est relativement conforme à l’hypothèse que nous avons défendu plus tôt d’un diagnostic de l’anthropocène qui vient questionner profondément la propension du « managérialisme » à saisir les problèmes écologiques sous un angle instrumental et positiviste. Ce résultat est à mettre en résonance avec les travaux de T. Morton (2013) sur les hyper-objets mais aussi avec ceux qui s’intéressent à décrire l’anthropocène en prenant précaution de ne pas le réduire à un « problème » (Campbell, 2018) ou un « projet » (Bonnet et al., 2021).

Sur le plan politique, les résultats sont plus hétérogènes. Certains étudiants, en assimilant l’anthropocène à un méta-problème, vont évacuer la dimension politique. D’autres au contraire, vont la faire atterrir dans des engagements quotidiens ou écologiques individuels (imaginaire du repli écologique par exemple, proche de l’imaginaire anthropocénique de la permaculture proposé [Roux-Rosier et al. 2018]). D’autres enfin, vont noter la transformation politique induite par l’anthropocène, avançant des intuitions proches des travaux sur les politiques climatiques (Latour, 2015, 2017).

A la lumière de nos résultats nous pouvons confirmer que la criticité n’est pas simplement une version forte, radicale de la critique, mais plutôt une opération qui vient perturber les repères projectifs des acteurs. Les repères sur le sens et la finalité des organisations sont transformés, tout comme l’approche critique du management ou encore les repères politiques.

Imaginaires de l’anthropocène et approches critiques de l’éducation au management

Il convient ici de sonder en quoi nos résultats permettent d’entrer en discussion avec la littérature autour des CMEs. Rappelons que l’approche critique véhiculée par les CMEs incorpore différents objectifs (Dehler, 2009) ou tactiques (Contu, 2009). Ceux-ci cherchent à enclencher un travail de pluralisation des perspectives ou de subversion (Contu, 2009), à révéler des relations de pouvoir entourant la vie des organisations ou encore à remettre en cause un ordre naturel implicite (Fournier et al, 2000; Dehler, 2009). Nos résultats montrent que ces tactiques, malgré leur intentionnalité, ne peuvent garantir, à elles seules, l’issue de l’expérimentation pédagogique, qui demeure, elle, une opération risquée.

La tendance de certains imaginaires à annuler, ou du moins réduire la prise politique peut paraître surprenante dans la mesure où plusieurs modules du dispositif pédagogique tenaient à rappeler que justement ni le changement climatique, ni les questions écologiques critiques n’annulent les enjeux politiques, même si ces derniers se trouvaient nécessairement transformés. Tout comme la tendance, chez certains étudiants, à domestiquer ou rejeter la question de l’anthropocène, pour se replier et revenir se lover dans des imaginaires dominants qu’ils soient extractivistes ou managérialistes. On voit bien que, dans certains cas, l’intention critique ne suffit pas. Elle ne peut garantir à elle seule une réception homogène de l’expérience pédagogique. Ainsi, nous pouvons dire que l’opération critique ne permet pas de subvertir complétement les prises managérialistes. Il peut y avoir plusieurs explications à cela.

La première est que notre expérimentation pédagogique n’avait pas d’intention éthique pré-établie, ou encore, n’émergeait pas d’une théorie sociale critique (Contu, 2009), mais partait d’une idée de faire confronter deux mondes, celui des géologues, climatologues, écologues,… et celui du management. La décision initiale de placer cette expérimentation pédagogique dans une perspective où l’opération critique doit se bâtir « depuis l’expérience étudiante » (Grey et al., 1996; Mingers, 2000; Contu, 2009) peut aussi expliquer cela. Cette décentralisation peut alors s’avérer fructueuse dans certains cas (comme par exemple dans la mise en évidence d’une autre « nature », celle des géologues, climatologues,… bien différente de l’environnement des gestionnaires et managers) mais aussi risquée (Fournier, 2006).

Ces résultats démontrent également que l’opération critique induite par ce type d’expérimentation, plutôt que de subvertir des imaginaires, vient surtout surligner les divergences politiques qui se jouent y compris dans les salles de cours. L’activisme (Contu, 2009) inhérent aux CME devrait aussi pouvoir s’envisager dans une conception large de la critique comme activation. Il s’agirait alors d’un activisme qui active, qui ravive, surligne, clarifie, confirme les positions politiques et les divergences de stratégie au sein des organisations et des écoles de management, plutôt qu’un activisme qui tend à canaliser éthiquement ou subvertir, par la critique, les schèmes dominants. L’opération pédagogique critique révélerait alors ce qui résiste à la critique au-delà même d’une résistance managérialiste.

A ce propos, notre expérience autour de l’anthropocène, de par la radicalité du diagnostic qui le soutient, génère des « êtres critiques » (critical beings pour reprendre le concept de Barnette [1997] repris par Dehler [2009]) capables d’avoir une refléxivité et une compréhension large des enjeux, y compris dans les imaginaires les plus managérialistes. Mais ces « êtres critiques » sont immédiatement placés dans une situation hypercritique où les questions d’habitabilité, de stabilité des écosystèmes et des territoires, de survie,… viennent perturber les systèmes projectifs des acteurs (Bonnet et al. 2021). Dès lors, il paraît tout à fait rationnel que, dans certains cas, des « êtres critiques » placés dans des situations hypercritiques ne peuvent déboucher sur des actions critiques (critical action, Dehler, 2009), en termes de trajectoire managériale par exemple.

Les CMEs se sont aussi intéressées à la question des affects comme objet d’enquête dans les écoles de management (Fineman et Sturdy, 1999; Gabriel et Griffiths, 2002; Vince, 2001). L’anxiété serait un phénomène structurel inhérent aux maquettes, rituels d’évaluation et de jugement dans les écoles de management et il conviendrait d’en faire une critique (Reason, 2007; Vince, 2010). Notre travail suggère que l’opération critique que provoque l’anthropocène n’est pas uniquement une opération cognitive, mais peut aussi générer de la vulnérabilité et des affects hétérogènes, en particulier de l’anxiété. Les étudiants chercheront alors à se protéger d’une nouvelle vulnérabilité, qui vient elle-même s’ajouter à la vulnérabilité engendrée par le marché du travail, en se logeant dans un existant qui peut être l’existant managérialiste et capitaliste. D’autant plus que certaines réactions conservatrices des enseignants ou de la direction leurs suggèrent indirectement que l’urgence climatique peut encore se négocier ou s’intégrer dans les propositions structurelles du managérialisme. Ce choix n’est pas forcément un choix d’adhésion politique ou idéologique, mais révèle plutôt un réseau de dépendance que les étudiants héritent « malgré eux » (Bonnet et al. 2021). Ainsi, l’opération critique, les êtres critiques, l’action critique sont indissociables d’une situation critique globale. Les étudiants ne peuvent alors supporter à eux seuls la charge critique que fait peser l’urgence écologique ou climatique sur nos sociétés.

Conclusion. L’anthropocène contre les réductionnismes managériaux

Toutes ces réflexions renvoient directement aux limites de notre travail de recherche. Nous n’avons en effet ici pas pu exploiter certaines données que nous avons recueillies sur une réception plus longue de l’anthropocène. Cette réception sur le moyen ou long terme permettrait de mieux saisir l’évolution des trajectoires suivies par les imaginaires de l’anthropocène. Mais aussi dans quelle mesure ceux-ci provoquent des bifurcations professionnelles, économiques, ou en termes d’engagement écologique ou politique. Enfin, il est important de souligner que ce type d’expérience pédagogique n’engendre pas seulement des imaginaires. La focale mise sur les imaginaires en travail nous a permis de saisir des réactions qui se négocient sur le terrain de la réception, mais elle ne peut prétendre à une quelconque exhaustivité dans la manière de comprendre ce qui se passe lorsque les jeunes étudiants sont confrontés à la criticité. Des émotions, des valeurs, des changements dans les trajectoires d’engagement peuvent être provoqués par ce type d’expérience. Ce sont là des angles invisibles de notre enquête, mais qui peuvent alimenter des pistes de recherches futures.

La littérature consacrée à l’introduction des questions écologiques au sein des écoles de management montre bien que l’écologisation des pratiques pédagogiques ne va pas de soi. Du moins cette écologisation ne peut faire l’économie d’une réflexion sur ses propres modes de digestion, traduction, médiation et intégration dans l’univers managérial. C’est ainsi que la relation organisation/nature va souvent se trouver réduite à des questions de responsabilité, de soft law, d’éthique des affaires ou encore de soutenabilité, voire à des outils de gestion. L’opération critique de l’anthropocène va alors venir troubler ces réductionnismes que les écoles de management et le monde organisé en général, tendent à reproduire ou faire perdurer. Mais en luttant contre les réductionnismes du monde du management, l’anthropocène tend à déstabiliser les repères cognitifs, émotionnels, projectifs des acteurs, surtout lorsque l’on tient à maintenir l’expérience pédagogique dans une situation d’apprentissage autonomisée. Notre intuition est que ces risques ne peuvent être écartés sans toucher au mode d’apprentissage. Cependant ils peuvent être constamment remis en jeu grâce à l’apport des approches critiques de l’économie, du management, mais aussi, par exemple, de l’anthropologie dans sa capacité à toujours pluraliser les perspectives sur les objets que l’on traite. Parler et étudier l’anthropocène dans les écoles de management est ainsi une option pédagogique risquée. Elle appelle un travail réflexif et continu sur l’impact des expériences critiques que l’on mène.