On sait que parmi les auteurs que l’histoire a retenus comme les « philosophes français des Lumières », le seul qui jouisse d’une présence majeure et indiscutée dans les programmes de philosophie en France est paradoxalement celui dont l’inscription au sein des Lumières est la plus problématique : Rousseau. Certes, l’Essai sur les éléments de philosophie de D’Alembert et l’Essai sur l’origine des connaissances humaines de Condillac ont pu avoir les honneurs des épreuves orales de l’agrégation de philosophie, avant que les portes des épreuves écrites ne soient récemment ouvertes à Diderot [1]. Le fait reste toutefois assez rare pour que la présence de Montesquieu au titre de la session 2025, aux côtés d’un auteur récurrent (Augustin, trois fois inscrit en vingt ans [2]), soit digne d’intérêt. Il ne s’agit pas de la première consécration agrégative d’un des philosophes politiques les plus influents de la tradition française [3]. Montesquieu n’avait cependant jamais figuré dans les annales de l’épreuve la plus symbolique en termes de reconnaissance académique : la troisième épreuve écrite, dite d’histoire de la philosophie, qui prescrit à tous les candidats l’étude systématique d’une partie importante (voire de la totalité [4]) des écrits d’un philosophe, et non d’une œuvre choisie. Corrélativement, c’est la première fois que Montesquieu n’est pas réduit au seul de ses textes dont la place dans le panthéon philosophique est généralement admise : L’Esprit des lois. Le programme prévoit en effet la lecture de cette œuvre maîtresse aux côtés de la Défense de l’Esprit des lois, mais aussi des Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence et de la Dissertation sur la politique des Romains dans la religion. Surtout, il est remarquable que les Lettres persanes figurent – et même priment, chronologie oblige – dans la liste des œuvres soumises à la sagacité des candidats. Car le voyageur persan qui, avec une légitime surprise, découvrirait les mœurs agrégatives, se convaincrait vite qu’il n’y a rien d’usuel à ce que le jury de philosophie arrête son choix sur une œuvre sinon romanesque (Montesquieu ne désigne ses Lettres que comme « une espèce de roman [5] »), du moins fictionnelle. Lorsque Diderot avait été intronisé à l’écrit, on avait précautionneusement exclu un texte comme Le Neveu de Rameau – malgré l’intérêt que lui portait Hegel. Si l’inscription au programme ne préjuge pas du choix du texte qui « tombera » effectivement à l’écrit, il y a un geste théorique notable, de la part des instances universitaires françaises, à inviter à lire en philosophe ce classique des études littéraires que constituent les Lettres persanes.
Rares sont à l’agrégation les convergences entre les programmes de philosophie et de lettres. Les Pensées de Pascal peuvent sans doute se flatter d’être l’œuvre que littéraires et philosophes revendiquent le plus équitablement. Elles sont plus timidement suivies par les Essais de Montaigne, récurrents à l’agrégation de lettres (à l’exception précisément du livre II, contenant la très philosophique « Apologie de Raymond Sebond ») et inscrits à l’agrégation de philosophie en 2006 et 2024. On relèvera qu’une seule œuvre postérieure à la Révolution a été jugée digne de la double attention des candidats de philosophie et de lettres : De la démocratie en Amérique de Tocqueville. Bergson a beau avoir été honoré du Prix Nobel de littérature, les jurys de lettres ne s’aventurent pas à le faire figurer au programme. Inversement, il est douteux que l’auteur du Dictionnaire philosophique – l’un des textes de Voltaire les plus souvent proposés aux agrégatifs de lettres – ait jamais sa place dans la formation des professeurs de philosophie, exclu qu’il est du programme de terminale. Un cas emblématique est celui des auteurs qui sont communs aux deux agrégations, à condition de tracer une ligne de partage rigide entre celles de leurs œuvres qui intéressent les philosophes et celles qui sont la chasse gardée des littéraires. Sartre, lui-même fameux lauréat du concours (en philosophie), est-il inscrit à l’agrégation ? Soit, à condition que ce soit pour L’Être et le néant en philosophie (2015) et pour des œuvres fictionnelles en lettres : théâtrales (Le Diable et le bon Dieu en 1983) ou narratives (Le Mur en 2022). Chose plus surprenante, ce cloisonnement disciplinaire est imposé à l’œuvre de Rousseau. L’analyse des rapports entre désir, bonheur et imagination dans la lettre VI, 8 et l’examen du mensonge dans la quatrième promenade ont beau volontiers figurer dans les manuels de philosophie, La Nouvelle Héloïse et Les Rêveries du promeneur solitaire sont abandonnées par les philosophes aux littéraires. Il est à déplorer, à l’inverse, que les jurys de lettres se retiennent de mettre à l’honneur le second Discours ou l’Émile.
Certes, on pourra invoquer pour mémoire tel programme de littérature (comparée et non française) qui proposait à l’étude Le Contrat social, aux côtés de textes d’Aristote, Machiavel et Hobbes – non sans susciter le désarroi des candidats [6]. Il s’agit toutefois de décisions désormais très anciennes, comme le choix symétrique, à l’écrit de l’agrégation de philosophie, d’un texte de Proust à l’époque où l’épreuve sur notion se présentait sous la forme d’un commentaire et non d’une dissertation [7]. L’incursion du côté des programmes comparatistes devrait se doubler d’une prise en compte des programmes de lettres classiques, parmi lesquels les auteurs du canon philosophique sont bien mieux représentés qu’ailleurs : Platon d’abord (on n’est pas réticent à faire étudier La République aux candidats de lettres classiques), mais aussi Lucrèce (seul poète philosophe consacré dans les programmes à ce double titre) et précisément Augustin (qu’on ne songerait pas inscrire à l’épreuve d’histoire de la philosophie sans un texte, les Confessions, qui est également un monument littéraire). Les exceptions – c’est-à-dire les terrains communs – existent donc [8], même si les deux agrégations veillent en règle générale à affirmer leur singularité méthodologique en distinguant les corpus qui relèvent de leur expertise.
Montesquieu paraît l’un des auteurs propres à fragiliser les partages disciplinaires les mieux établis. Raymond Aron l’écrivait : « de quelle discipline relève Montesquieu ? À quelle école appartient-il ? L’incertitude est visible dans l’organisation universitaire française [9] ». Dans le cas des Lettres persanes, l’université a de toute évidence canonisé l’œuvre comme un jalon dans l’histoire littéraire française. Il n’en demeure pas moins que ces Lettres, au nom de la (trop ?) fameuse « chaîne secrète [10] » qui selon l’auteur permet de « joindre de la philosophie, de la politique et de la morale » aux prestiges de la fiction, s’offrent à une lecture philosophique. Des travaux, articulant anthropologie et politique, en ont donné l’exemple [11]. L’étude d’un tel texte suppose néanmoins de prêter une attention soutenue aux dispositifs énonciatifs, à la modulation des perspectives, aux renversements narratifs (la lettre ultime de Roxane) qui constituent aussi des renversements idéologiques. De façon générale, c’est bien la question de l’ironie – sous une forme qui n’est pas celle de l’ironie socratique – qui doit être intégrée à l’élucidation philosophique du texte. À cet égard, il est notable que le chapitre le plus célèbre de L’Esprit des lois (XV.5), où l’auteur manie une ironie acerbe pour réfuter les tentatives de justification de l’esclavage, soit traditionnellement davantage étudié dans les cursus de lettres que de philosophie. Le commentaire doctrinal peut difficilement faire l’économie de la réflexion littéraire. Il ne peut pas non plus ignorer les enjeux philologiques, complexes s’agissant de cette œuvre « “mobile” dont les éléments s’ajoutent parfaitement mais qui a connu d’autres combinaisons » [12]. Enfin, l’inscription de Montesquieu au programme suppose de faire dialoguer philosophie et histoire. Il s’agit certes de réfléchir à la théorie de l’explication historique que Montesquieu développe contre tout providentialisme, mais aussi au « recours à l’histoire empirique qu’il opère en permanence [13] », dans L’Esprit des lois non moins que dans les Considérations et la Dissertation. Une étude approfondie de l’œuvre requiert que l’on « prête attention à son histoire et à l’histoire [14] ». C’est à ces conditions que peut pleinement être comprise la conceptualité de l’auteur, qu’il s’agisse au premier chef des lois, définies comme les « rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses » (la nécessité et le hasard étant par ailleurs le couple de notions sur lequel porte la deuxième composition), des mœurs, du despotisme dans son opposition avec la modération, ou encore de la distinction entre tyrannie réelle et tyrannie d’opinion [15].
Parmi les travaux explorant la philosophie de Montesquieu, les Presses Universitaires de Liverpool ont la générosité de mettre à disposition, en libre accès temporaire, une série de textes publiés dans la collection des Studies on Voltaire and the eighteenth century. C’est le cas d’abord d’un article de synthèse, rédigé selon une double perspective littéraire (Catherine Volpilhac-Auger) et philosophique (Catherine Larrère), qui aspire moins à présenter un traditionnel état des lieux que les linéaments d’un « Montesquieu en mouvement », à partir du chantier des Œuvres complètes. Deux ouvrages collectifs sont ensuite proposés aux candidats. Dans l’introduction du premier (Montesquieu and the spirit of modernity, SVEC 2002:09), David Carrithers replace Montesquieu dans une lignée de figures fondatrices de la modernité politique et présente l’actualité plurielle de L’Esprit des lois, « le traité de l’ère des Lumières les plus clairement lié à l’émergence de la science sociale moderne » (p.5). C’est bien la question de la modernité qui structure le volume, organisé de façon quadripartite. Après une étude sur « comédie et modernité » dans les Lettres persanes (Stéphane Werner), des travaux portent sur la théorisation de la différence entre Anciens et Modernes chez Montesquieu (Catherine Volpilhac-Auger, James Muller, Diana Schaub, Elena Russo), puis le questionnement se déploie sur les plans politique, économique et juridique (Céline Spector, David Carrithers, Carol Blum, Louis Desgraves), avant que deux articles envisagent la postérité philosophique et politique de l’auteur (Daniel Blewer, Catherine Larrère).
Dans le second ouvrage collectif (Montesquieu en 2005, SVEC 2005:05), une étude de Catherine Volpilhac-Auger, préalable à l’introduction du troisième volume des Œuvres complètes (2008), porte sur la genèse de L’Esprit des lois. Les agrégatifs tireront profit de la lecture de l’article de Céline Spector, qui étudie la position singulière d’un auteur ne souscrivant « ni à la conception classique du droit naturel, ni à la volonté d’imposer une politique universaliste des droits de l’homme » (p.242). Prenant pour point de départ la réception contrastée des réflexions économiques de Montesquieu, salué par Keynes comme « le plus grand économiste français », Catherine Larrère explore le statut de « l’esprit de commerce » (L’Esprit des lois, V.6) chez Montesquieu et sa critique de l’expérience de Law. Jean Ehrard distingue le concept de constitution et celui, auquel Montesquieu donne une extension nouvelle, de loi fondamentale. Au-delà de L’Esprit des lois, on pourra consulter des articles consacrés aux Lettres persanes (de Jean-Paul Schneider, Yannick Seité, Catherine Volpilhac-Augé, Laurence Macé, Philip Stewart) ainsi qu’une étude d’Olga Penke invitant à comparer la réflexion de Montesquieu sur l’histoire avec celle de Voltaire. C’est bien le rapport de Montesquieu aux modèles historiques qu’invite à considérer le dernier ouvrage mis à disposition, Montesquieu and the spirit of Rome de Nathaniel Gilmore. L’auteur, en soulignant le rôle matriciel du discours sur Rome dans l’œuvre de Montesquieu, montre que c’est « seulement en revenant à Rome que l’on peut comprendre la modération de Montesquieu, sa personnalité d’écrivain, sa place dans l’historiographie et son évaluation complexe du monde moderne » (p.8).
Montesquieu écrivain canonique : nul n’en pouvait douter ; ce programme contribue en revanche à conforter sa place dans le canon philosophique. Il ne faut pas y voir un nouveau figement de l’œuvre mais la preuve de la richesse des approches – philosophiques, littéraires, mais aussi historiennes voire sociologiques – à laquelle elle s’offre. Le cas singulier de l’auteur des Lettres persanes et De l’esprit des lois est ainsi une invitation féconde à interroger les biais interprétatifs qu’entérinent certains partages disciplinaires postérieurs aux textes auxquels on s’est accoutumé à les appliquer. Montesquieu serait-il un auteur enclin à déjouer, dans leur esprit sinon dans leur lettre, les lois des concours de l’enseignement ?
– Nicolas Fréry
[1] En 1998 pour D’Alembert, en 2003 et 2018 pour Condillac, en 2021 pour Diderot. Les programmes postérieurs à 2002 peuvent être consultés sur le site Philopsis. Nous remercions Philippe Gambette de nous avoir indiqué que les programmes antérieurs sont consultables dans l’index des cours du Collège Sévigné.
[2] Avant 2025, Augustin a été inscrit au programme en 2005 et 2017, sans compter sa présence à l’épreuve orale de commentaire d’un texte latin (en 2013 pour le De trinitate).
[3] De l’esprit des lois avait été inscrit au titre de l’épreuve orale de commentaire d’un texte français ou traduit en français en 2004.
[4] L’ensemble de l’œuvre de Platon était au programme de la session 2020, ainsi que toute celle de Nietzsche à l’exception des fragments posthumes. En 2011, le bulletin officiel pouvait laconiquement annoncer : « Kant. », même si la session 2023 se « limitait » aux trois Critiques.
[5] Montesquieu, « Quelques réflexions sur les Lettres persanes », dans Œuvres complètes (Oxford, Voltaire Foundation), t.I (2004), p.42.
[6] Pierre Brunel note à ce sujet : « s’il s’était agi de l’agrégation de philosophie, un tel programme n’aurait sans doute surpris personne. Mais pour un concours littéraire, et une épreuve de littérature comparée, il a plongé les candidats et leurs professeurs dans la perplexité la plus grande » (L’État et le souverain, Paris, PUF, 1978, p.9).
[7] Voir le sujet de la session 1974, avant que le « commentaire “explicatif et critique” d’un texte ou document portant sur une question au programme » soit remplacé en 1979 par une composition sur une notion, un couple ou un groupe de notions au programme.
[8] Parmi les auteurs anciens, on ajoutera bien sûr Cicéron et Sénèque, mais aussi des auteurs comme Ambroise de Milan ou Lactance. On relèvera que le panthéon – restreint – des auteurs ayant été inscrits aux deux agrégations ne comporte pas d’autrice. De la littérature de Staël est en effet le seul texte théorique écrit par une femme à avoir été inscrit au programme de l’agrégation de lettres et les seules autrices à ce jour proposées à l’agrégation de philosophie sont Arendt et Weil.
[9] Raymond Aron, Les Étapes de la pensée sociologique (Paris, Gallimard, 1976), p.25.
[10] Voir à ce sujet Catherine Volpilhac-Auger, « Pour en finir avec la “chaîne secrète” des Lettre persanes », Montesquieu : une histoire de temps (ENS Éditions, 2017).
[11] Céline Spector, Montesquieu : Les Lettres persanes. De l’anthropologie à la politique (Paris, PUF, 1997). Voir aussi Colas Duflo, « Les lettres persanes et le “roman politique” », Autour des Lettres persanes : Montesquieu et la fiction, dir. Aurélia Gaillard, Lumières 40 (2022), p.15-29.
[12] Catherine Volpilhac-Auger, Introduction à De l’esprit des lois dans Œuvres complètes de Montesquieu, t.I, p.LXXXVIII.
[13] Bertrand Binoche, Introduction à De l’esprit des lois de Montesquieu (Paris, PUF, 1998), p.5.
[14] D’après le rapport du jury de la session 2004, où L’Esprit des lois était inscrit au programme des épreuves orales.
[15] Voir Céline Spector, Le Vocabulaire de Montesquieu (Paris, Ellipses, 2001). Sur le concept de tyrannie d’opinion chez Montesquieu, voir Bertrand Binoche, « Montesquieu et les deux tyrannies (De l’esprit des lois, XIX, 3) », dans Le Monde parlementaire au XVIIIe siècle, dir. Alain Lemaître (Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2010), p.155-67.