Éléonore Lépinard et Sarah Mazouz : « L’intersectionnalité met en évidence la nécessité de penser ensemble les différentes formes d’oppression »

Éléonore Lépinard, Sarah Mazouz, Pour l'intersectionnalité © Anamosa

Indispensable : tel est le mot qui vient immédiatement pour qualifier l’essai sur l’intersectionnalité que viennent de faire paraître Éléonore Lépinard et Sarah Mazouz. Dans un livre aussi brillant que limpide, les deux sociologues reviennent avec mesure et force sur la notion d’intersectionnalité qui est au cœur de tous les débats depuis quelques mois. Loin des vociférations médiatiques et éditorialistes qui en dénaturent la définition, Pour l’intersectionnalité revient sur la puissance critique que la notion peut donner aux sciences sociales et montre que l’intersectionnalité donne à comprendre autrement la marginalisation et l’oppression dans nos sociétés. Diacritik ne pouvait manquer d’aller à la rencontre des deux sociologues à l’occasion d’un grand entretien.

Ma première question voudrait porter sur la genèse de l’écriture de votre nécessaire et si stimulant, Pour l’intersectionnalité. Sans attendre, vous indiquez que votre propos repart de votre article fondateur de février 2019, paru dans la revue Mouvements, qui réfléchissait déjà à la question de l’intersectionnalité. Qu’est-ce qui, à l’époque, avait motivé l’écriture de votre article ? En quoi les attaques d’abord lancées par Jean-Michel Blanquer en octobre puis en début d’année par Frédérique Vidal sur les prétendus « islamo-gauchistes » dans l’enseignement secondaire et supérieur vous ont-elles décidé à reprendre l’article pour le déployer avec une telle vigueur ? Pourquoi vous a-t-il semblé nécessaire d’opposer à ce que ce que vous qualifiez à juste titre de campagne maccarthyste lancée par les ministres LREM une explication, une explicitation de la notion d’intersectionnalité ?

Sarah Mazouz : Alors, nous ne parlons pas de « campagne maccarthyste » ou de « maccarthysme » dans l’ouvrage. Nous analysons la manière dont les discours qui cherchent à discréditer l’intersectionnalité fonctionnent. Nous nous focalisons d’ailleurs sur les discours de chercheurs mais nous les réinscrivons dans un moment marqué au niveau national comme international par un mouvement réactionnaire très actif qui prend spécifiquement pour objet les travaux critiques de la race, l’intersectionnalité et les études de genre. Pour mieux comprendre notre démarche, il convient sûrement de revenir sur l’histoire de Pour l’intersectionnalité. Au moment où nous avons écrit « Cartographie du surplomb », l’article à l’origine de Pour l’intersectionnalité paru en 2019 dans un dossier plus large consacré à l’intersectionnalité par la revue Mouvements, nous répondions à un billet de blog de Gérard Noiriel où il revenait sur la discussion parue quelques temps auparavant dans Le Monde entre le sociologue Éric Fassin et l’historien des idées états-unien Mark Lila. Noiriel reprenait les analyses de Mark Lila à propos de la gauche états-unienne en transposant au cas français la notion de « gauche identitaire » – sans se poser d’ailleurs dans ce cas la question des conditions d’importation d’une telle analyse au contexte français ; ce qu’il passe pourtant son temps à reprocher au type de travaux que nous développons, mais passons. C’est dans ce contexte qu’il s’attaquait à la notion d’intersectionnalité comme étant la source principale des maux de la gauche et de ces résultats électoraux piteux. Cela faisait porter beaucoup de choses à une notion qui à l’époque était peu, voire pas du tout connue, du grand public en France et que seul.e.s certain.e.s chercheur.se.s en sciences sociales utilisaient dans leurs travaux depuis une quinzaine d’années. Par ailleurs, le texte de Noiriel disait des choses fausses sur cette notion et sur les recherches qui s’appuient sur elle. Nous avons donc eu envie de réagir surtout parce que ce post a été assez largement diffusé à l’époque sur les réseaux sociaux. Il nous semblait donc capital de préciser ce qu’était l’intersectionnalité de façon aussi à ce que les critiques formulées tiennent un peu plus la route que celles signées par Noiriel. Il se trouve qu’à ce moment-là nous étions plusieurs chercheur.se.s à avoir vu ce post circuler et nous avons eu envie de faire ce dossier en l’envisageant comme une contribution à ce qui était alors une controverse scientifique seulement.

Or, à l’automne 2020, suite au meurtre effroyable de Samuel Paty, c’est la classe dirigeante qui s’en est pris à son tour à la notion d’intersectionnalité en en faisant par un tour de passe-passe, dont l’efficacité s’explique par un climat nourri d’anxiété identitaire, d’anti-intellectualisme et d’ignorance, la source d’inspiration de cet assassinat. Il fallait tout de même oser prétendre que des djihadistes, complètement endoctrinés par des discours de haine, soient en fait des lecteurs de travaux critiques de sciences sociales et de théorie féministe ! Mais justement tout l’enjeu de ces attaques est de discréditer les travaux critiques en sciences sociales en disant n’importe quoi, comme la polémique sur l’islamo-gauchisme à l’Université l’a ensuite montré.

C’est donc dans ce contexte où on est passé d’une controverse scientifique à une polémique médiatico-politique que nous avons pensé, avec Chloé Pathé des éditions Anamosa, qu’il était nécessaire de réactualiser le texte de notre article initial et de lui donner une audience plus grande en le publiant sous la forme d’un tout petit livre  – un format qui n’est même pas de poche mais « de main » pour reprendre l’expression de l’un de nos lecteurs –, propice à l’achat compulsif de dernière minute à la caisse d’une librairie.

Avant d’entrer dans le cœur même de votre propos, pourriez-vous nous dire en quoi consiste précisément l’intersectionnalité ? Qu’est-ce que, en sociologie, ce terme recouvre exactement ? Enfin, pourquoi fait-il l’objet de tant de défiances, politiques mais aussi académiques, en France : est-ce parce qu’il provient essentiellement des campus américains et qu’il a d’abord été défendu par des féministes ?

Sarah Mazouz : D’abord, en France, il y a un fantasme que recouvre ce renvoi aux « campus américains », comme s’il s’agissait d’une entité monolithique, dès lors qu’on parle d’enjeux sociaux liés aux questions minoritaires ou de travaux et d’outils méthodologiques qui servent à les penser. Dès que vous avez des analyses qui cherchent à renouveler la réflexion sur la manière de produire plus d’égalité entre les différents groupes qui forment le corps social et que vous posez la question des demandes de justice liées à l’expérience discriminatoire que tel ou tel groupe subit, une partie des médias et de la classe politique vous sortent les « campus américains » ! On a vu cela à propos du genre où là encore on nous a sorti des images fantasmées de ce que serait le féminisme sur les « campus américains » comme une version militante propre aux États-Unis et comme une manière de faire de la politique qui tendrait nécessairement vers une lecture identitaire et essentialisante de la réalité sociale (alors que le débat tel qu’il est orchestré actuellement en France échapperait complètement à cet écueil). Dans le cas précis des études de genre, il y a d’ailleurs là une forme d’ironie de l’histoire parce qu’au moment où ces études sont apparues aux États-Unis, elles ont pu être taxées d’être des importations… françaises.

Pour l’intersectionnalité, il serait en fait sans doute beaucoup plus intéressant et pertinent de faire la genèse du concept et de revenir sur les conditions qui ont fait émerger ce concept pour comprendre pourquoi il apparaît aux États-Unis et pas en France et ce que cela signifie sur l’état du débat politique et intellectuel sur la place des minorités ou les politiques d’égalités dans des contextes où le pluralisme culturel est hérité d’une histoire marquée par l’esclavage ou la ségrégation dans le cas des États-Unis, de l’esclavage, de la colonisation et de l’immigration post-coloniale dans le cas de la France. Comme nous l’expliquons dans notre livre, l’intersectionnalité est un terme forgé par une juriste, Kimberlé W. Crenshaw, dans deux textes qu’elle publie en 1989 et en 1991. Crenshaw est une des figures centrales de ce qu’on appelle la Critical Race Theory (CRT), un mouvement qui émerge au sein Critical legal studies. Les Critical Legal studies interrogent le rôle du droit dans la reproduction des inégalités et des formes de domination économique, raciale et de genre. La CRT va elle porter plus spécifiquement sur la question raciale en montrant d’abord notamment à partir de la question du recrutement de professeur.e.s de droit noir.e.s ou issu.e.s d’autres minorités raciales comment le racisme opère de manière structurelle. En effet, quand elle revient sur l’histoire de la CRT, Crenshaw rappelle ainsi que les responsables du recrutement à l’école de droit de Harvard par exemple ont été, si je puis dire, des compagnons de route du Mouvement pour les droits civiques. Il n’en demeure pas moins qu’au moment où il s’agit de recruter de nouveaux enseignant.e.s, les candidat.e.s noir.e.s ne sont pas ceux ou celles qui finissent par obtenir le poste. L’un des enjeux principaux est donc de rendre explicite ces logiques qui permettent au racisme de continuer d’agir subrepticement.

Par ailleurs, si le terme « intersectionnalité » apparaît à la fin des années 1980, la réalité qu’il désigne est mise en lumière bien avant cela, notamment par la critique que le Black feminism et le féminisme chicana porté par les femmes issues de l’immigration mexicaine aux États-Unis, ont formulé contre ce que les féministes africaines-américaines ont appelé « le biais blanc de classe moyenne » du mouvement féministe. C’est là l’autre élément central pour comprendre le parcours intellectuel et le positionnement politique de Crenshaw. Que dit cette critique et que met-elle en lumière ? Que, dans un premier temps, le féminisme a pensé ses combats en prenant comme figure de référence une femme blanche, de classe moyenne ou bourgeoise et hétérosexuelle (on pourrait d’ailleurs ajouter relativement jeune et en bonne santé). Or le groupe des femmes est lui-même traversé par des différences de condition qui invitent donc à complexifier l’analyse que l’on fait de la domination subie par les femmes. Et c’est sur cette critique que Crenshaw s’appuie quand elle forge le concept d’intersectionnalité. En étudiant la situation de femmes racisés ou immigrées victimes de violences conjugales, elle montre comment la situation spécifique de ces femmes, au croisement du racisme et du sexisme, n’est prise en charge correctement ni par les groupes ou les programmes qui luttent contre le racisme et tendent de ce fait à omettre la dimension genrée de l’oppression que ces femmes vivent, ni par les groupes ou les programmes qui combattent le sexisme et ont tendance à rater la manière dont les logiques de hiérarchisations raciales sont aussi déterminantes pour comprendre ce que ces femmes vivent. La notion d’intersectionnalité sert donc au départ à décrire la situation de domination particulière des groupes qui se trouvent à l’intersection de plusieurs régimes d’oppression dans des contextes institutionnels où l’on pense séparément les effets de la racialisation, du genre, de la classe, du statut migratoire, de la catégorie de sexualité, l’âge ou de l’état de santé. L’idée est donc d’articuler ces différents principes sociaux de hiérarchisation de manière situationnelle pour voir comment selon les contextes ils jouent et quelle forme d’oppression leur articulation produit. Et là encore, l’enjeu est de complexifier l’analyse en sortant d’une lecture qui consisterait à penser que l’effet de ces différents principes de hiérarchisation s’additionne systématiquement. En effet si on pense par exemple au rapport entre police et jeunes racisés de classe populaire, on voit que les jeunes hommes racisés quelle que soit leur classe sociale sont plus susceptibles d’être contrôlés que des jeunes femmes racisées, ce qui montre que l’articulation de la race, du genre et de la classe ou du statut produisent une reconfiguration de la domination qui ne s’appréhende pas seulement comme une addition de handicaps pour les femmes ou comme un renforcement du patriarcat en faveur des hommes.

Au-delà de ces quelques remarques d’entrée, vous indiquez que la force critique d’un concept comme l’instersectionnalité est qu’il « se mesure à la panique qu’il suscite ». Ainsi, vous suggérez que ce concept effraie car, à l’instar de la psychanalyse ou du marxisme en leur temps, l’intersectionnalité n’est pas une simple théorie, une abstraction mais qu’il porte en soi une force de transformation sociale. Croiser race, genre et classe permet non seulement de mieux comprendre les enjeux de la société française mais aussi se donner les moyens de faire bouger les lignes.
Ma question sera ici double : est-ce que la volonté notamment d’un personnage réactionnaire comme Blanquer est de tenter, en dénigrant l’intersectionnalité et en lui retirant toute légitimité politique, d’empêcher d’interroger les rapports de pouvoir ? En quoi scruter la société française à partir de la question de l’intersectionnalité s’impose pour saisir la reproduction des privilèges ?

Sarah Mazouz : L’intersectionnalité met en lumière la manière dont les rapports de pouvoir s’exercent, ce n’est donc pas étonnant que les tenant.e.s du statu quo cherchent à discréditer cet outil. La notion d’intersectionnalité met en évidence la nécessité de penser ensemble les différentes formes d’oppression. Elle peut donc fonctionner de ce fait comme un formidable instrument contre une technique de domination qui a fait jusqu’ici ses preuves et qui consiste à diviser pour régner. Si vous restez attentif.ve aux différentes formes d’oppression et aux dynamiques qui existent entre elles, vous avez plus de chances de former des coalition solides entre différents groupes minoritaire en résistant sûrement mieux aux tentatives de division menées par le tenant.e.s du conservatisme.

Après, l’intersectionnalité ne se limite pas à saisir la reproduction des privilèges. Si elle vise à les mettre en évidence, c’est certes pour les déconstruire mais c’est surtout pour repenser, à partir de ce geste de déconstruction, la manière dont les groupes minoritaires peuvent acquérir des droits dont ils sont pour lors privés. Si je dis cela, c’est parce que je pense à l’article de la sociologue Kaouthar Harchi, « Checker les privilèges ou renverser l’ordre » paru dans la revue Ballast en juin 2020. Dans ce texte, elle met en garde contre l’usage dépolitisé qui est en train de s’imposer de la notion de privilège. L’idée n’est pas de faire la liste de tous les avantages dont on bénéficie parce qu’on fait partie du groupe dominant et passer ensuite à autre chose comme si de rien n’était. Si on parle de privilèges, c’est principalement pour penser la façon dont la minorisation opère. Mobiliser cette notion sert à mettre en évidence les logiques sociales et politiques – souvent naturalisées – de production des inégalités et par là même revendiquer des droits pour les individus et groupes minorisés de façon à être une société plus juste et plus égalitaire.

Cela étant dit, dans Pour l’intersectionnalité, nous insistons également sur un autre aspect de la démarche intersectionnelle qu’une autre juriste, également théoricienne de l’intersectionnalité, Mari Matsuda, développe et résume dans la formule « poser l’autre question ». Poser l’autre question c’est, explique-t-elle, demander devant un phénomène raciste, en quoi il est aussi sexiste ? Devant une manifestation d’homophobie, quelle est la dimension liée à la classe ? Etc. Et l’on pourrait aller plus loin dans l’exigence qui est formulée ici en se demandant par exemple si telle action anti-sexiste ne continue pas à entériner du racisme ou du mépris de classe, si telle mobilisation sur les inégalités socio-économiques n’occulte pas les inégalités liées au genre et à la race ou ne joue pas sur un registre sexiste, si telle intervention anti-raciste ne renforce pas le sexisme ou l’homophobie. Et ainsi de suite. Bien sûr, les réponses à ces « autres questions » ne seront pas toujours pertinentes ou évidentes, mais se les poser, c’est partir du principe qu’il faut toujours questionner ses propres points aveugles pour réussir à rendre compte de la façon dont les rapports sociaux sont constitutifs les uns des autres. Et c’est en cela que la démarche intersectionnelle permet de contrer la reproduction des privilèges, en nous obligeant à nous poser constamment la question de nos points aveugles et des privilèges qu’on tire de notre condition.

Ma seconde question porte sur la dimension éminemment pragmatique de l’intersectionnalité. Vous insistez sur la manière dont chacun peut se saisir, à la faveur des luttes engagées comme notamment celles du Comité Vérité et Justice pour Adama, de ladite intersectionnalité comme d’un outil à la fois nouveau et concret pour penser les engagements contemporains.
Est-ce que l’intersectionnalité serait une manière de pouvoir réarticuler et interroger à nouveaux frais la fameuse « convergence des luttes » dont on entend souvent parler ? Enfin, dans un coup de force critique, vous avancez l’idée plus que stimulante selon laquelle l’intersectionnalité serait « un universalisme concret, incarné » : en quoi cette définition permet-elle, selon vous, de construire du commun ?

Sarah Mazouz : Mais tout à fait ! Poser l’autre question c’est également comprendre que lutter pour les autres, c’est lutter pour soi. Non pas au sens où telle cause aurait le primat sur telle autre et assurerait par sa propre résolution l’avènement d’un monde plus juste sur tous les autres plans. Ce n’est pas ça. C’est plutôt qu’en procédant de manière intersectionnelle tout engagement dans une cause invite à poser la question d’autres causes et donc à les faire avancer conjointement. Si je suis une militante anti-raciste et que je m’engage dans une mobilisation féministe, je sais que cette mobilisation en se posant l’autre question fera aussi avancer l’antiracisme, comme elle pourra faire avancer le combat pour une meilleure redistribution économique ou la lutte contre l’homophobie, contre l’âgisme ou le validisme. C’est en cela que la démarche intersectionnelle peut produire un commun politique sans avoir à passer par une abstraction des affiliations personnelles mais bien plutôt en partant des expériences concrètes qui nous constituent comme sujets politiques.

Éléonore Lépinard : on peut aussi ajouter que même les mouvements qui se présentent comme unitaires sont en réalité toujours le fruit d’un travail de coalition. Les penser comme des mouvements identitaires, reposant sur l’évidence d’une identité commune, amène justement à nier les divisions et tensions en leur sein au lieu de les problématiser. En ce sens le mouvement anti-raciste ou le mouvement féministe sont déjà bien évidemment des coalitions, et les groupes mobilisés à partir d’une identité intersectionnelle aussi ! Utiliser l’intersectionnalité dans l’activisme, surtout dans le contexte actuel de remobilisation autour de plusieurs enjeux de justice sociale, c’est se donner les moyens de problématiser comment une coalition doit articuler les différentes luttes en enjeux qui la composent plutôt que d’imposer le primat d’une lutte sur toutes les autres. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a jamais à décider de priorités stratégiques : l’analyse intersectionnelle est toujours contextualisée, elle ne fait pas l’économie de la stratégie politique. Cependant, cela veut dire que dans la façon de problématiser une priorité politique il est possible de ne pas la choisir « contre » d’autres enjeux ou d’autres groupes, mais en traduisant ceux-ci, en les articulant à la priorité choisie. Je pense qu’avec l’intersectionnalité le concept de traduction doit nous aider à penser ces formes de coalitions. Je donnerai deux exemples. Faire de la reconnaissance des diplômes des femmes immigrées une priorité d’action, comme ce fut le cas au Québec il y a une quinzaine d’années au sein de la Fédération des Femmes du Québec, c’est traduire un objectif central du mouvement féministe, l’autonomie économique, à partir d’une situation intersectionnelle singulière, et en même temps dénoncer des politiques d’immigration profondément racistes qui permettent de maintenir les femmes immigrées dans des situations de désavantage économique sur le marché du travail. Un autre exemple, pertinent pour notre contexte actuel, est celui de l’articulation entre les luttes contre les violences policières et les luttes féministes. Penser ensemble ces deux questions amène plusieurs réflexions. La première c’est celles de l’invisibilisation des violences policières subies par les femmes : le projet de Kimberlé Crenshaw #Sayhername vise justement dans le contexte étatsunien à contrer ce phénomène d’invisibilisation, car même si l’on sait que les femmes noires sont moins victimes de violences policières que les hommes noirs, elles subissent néanmoins des violences, sous différentes formes allant parfois jusqu’à la mort. La deuxième réflexion se situe au niveau de la façon dont se saisir de cette question d’un point de vue féministe, amène à repenser le rapport du féminisme à l’État et aux forces de l’ordre, à souligner le rôle ambivalent de l’État dans l’émancipation des femmes, puisqu’ils est à la fois perpétrateur de formes de violences physiques, économiques, sexuelles ou sociales contre les femmes – les féministes le dénoncent depuis longtemps – et chargé de protéger les femmes de ces violences. Prendre au sérieux la lutte contre les violences policières d’un point de vue féministe et anti-raciste amène donc à s’interroger sur les priorités données par certains courants féministes à la pénalisation, ce qu’on appelle parfois le féminisme carcéral, qui confie à l’État un monopole légitime de la protection des femmes, et à ses effets en termes de racisme systémique. Cette priorité stratégique implique donc une analyse intersectionnelle, et ce faisant un travail de redéfinition des objectifs féministes.

À rebours des anathèmes de Beaud et Noiriel, vous entendez croiser les approches pour montrer combien la domination n’est jamais au singulier mais s’articule dans autant d’agencements pluriels de domination. De manière plus générale, est-ce qu’on ne pourrait pas dire que l’intersectionnalité, en cherchant à dépasser les positions réifiées et erronées de l’essentialisation, est une mise en tension continue de la race, du genre et de la classe ? Est-ce que finalement, l’intersectionnalité ne se donne pas comme un métaconcept, un hyperconcept qui permet de ne pas figer race, genre et classe en les faisant constamment bouger à leur tour ? N’est-ce pas là une critique en action de l’essentialisation sociale ?

Éléonore Lépinard : La question des risques et des limites de l’essentialisation traverse bien entendu le champ des études sur l’intersectionnalité, comme elle traverse les études de genre, sur la race ou les sexualités. Finalement, il n’y a que les études sur la classe sociale qui ne sont jamais taxées d’essentialisme comme si elles ne courraient pourtant pas le même risque ! Comme tout concept utilisé par les sciences sociales l’intersectionnalité a en effet pour objectif non pas d’essentialiser des identités, de faire des raccourcis dans les causalités, mais au contraire de dénaturaliser, et de rendre compte de la complexité des processus sociaux qui font toujours entrer en jeu plusieurs rapports sociaux. Cependant, je ne crois pas que l’intersectionnalité ait une prétention à la totalisation, à être un hyper-concept. Comme tout concept elle permet d’éclairer une partie de la réalité mais elle gagne aussi à être mobilisé conjointement à d’autres théorisations. Par exemple, pour étudier les positions dominantes socialement il est certainement utile d’utiliser une perspective intersectionnelle, mais les notions de privilège ou de blanchité sont également nécessaires pour rendre compte réellement des dynamiques sociales qui permettent à ces positions de se maintenir et d’être légitimées socialement. S’il nous semble évident que l’intersectionnalité permet en effet de penser des dynamiques sociales qui font que le genre ou la race ne sont pas des catégories homogènes, et qu’en ce sens elle constitue un outil fondamental des sciences sociales, elle n’a pas vocation non plus à rendre obsolètes tous les autres concepts à notre disposition et qui sont aussi nécessaires pour explorer les enjeux de justice sociale qui sont au cœur des sciences sociales en général et de la théorisation de l’intersectionnalité en particulier.

L’un des points les plus remarquables de votre essai est la mise en lumière des épistémologies du point de vue qui sont une réponse à la question du surplomb. En quoi, selon vous, ces épistémologies du point de vue font la part belle au point de vue des dominés contrairement au surplomb ? En quoi, ensuite, ces épistémologies du point de vue permettent, par contraste, de souligner que le surplomb n’est finalement qu’une fiction culturelle, celle d’un corps social qui, par républicanisme, se prétend homogène ? Enfin, en quoi se réclamer comme vous le faites des épistémologies du point de vue vous permet de répondre en en montrant le contresens sociologique aux accusations de communautarisme et de militantisme ?

Éléonore Lépinard : En effet les épistémologies du point de vue situé sont selon nous fondamentales pour comprendre le projet théorique et politique de l’intersectionnalité, mais il faut aussi tout de suite dire qu’elles vont bien au-delà. Il s’agit d’une perspective épistémologique qui selon nous devrait caractériser l’ensemble des approches qui se disent « critiques » en sciences sociales car elles appellent les chercheur.e.s à réaliser deux opérations épistémologiques fondamentales pour produire un savoir vrai et pertinent sur le monde social. Tout d’abord ces épistémologies proposent une critique sévère de ce qu’elles nomment l’épistémologie traditionnelle ou objectiviste, celle qui veut que la chercheuse puisse atteindre une forme d’objectivité et de détachement total vis-à-vis de l’objet de sa démarche scientifique. En d’autres termes, cette épistémologie confond objectivité et neutralité : pour être objective il faudrait pouvoir être « neutre ». Comme le rappellent par exemple Sandra Harding ou Dona Harraway, cette prétention à l’objectivité prétend fondamentalement que la chercheuse ne fait pas partie du social qu’elle étudie, qu’elle n’est pas soumise aux mêmes processus sociaux que son objet de recherche, et qu’il serait donc possible d’avoir un point de vue « sans » point de vue. Or, selon les deux théoriciennes, chacune avec ses mots, l’apparence d’un discours énoncé à partir d’un point de vue hors du social, un discours de surplomb donc, est en fait le résultat d’une série d’opérations de pouvoir qui visent à effacer les traces de la subjectivité et du social dans la recherche elle-même. Parmi ces opérations on peut par exemple citer la relation forte construite entre masculinité (blanche et bourgeoise) et objectivité : les hommes blancs sont culturellement représentés comme rationnels et détachés, deux qualités attachées à l’objectivité scientifique, alors que les femmes sont culturellement représentées comme émotionnelles et subjectives. Cette relation ou équation entre masculinité et objectivité est pourtant le produit d’un certains nombres d’opérations sociales telles que l’exclusion légale des femmes des études pendant une longue période historique, et plus récemment de leur absence quasi complète de certains domaines de recherche. Prétendre à l’objectivité n’est donc en fait pas à la portée de n’importe qui et dépend d’un certain nombre de conditions sociales qui ne sont pas distribuées également entre les chercheurs et les chercheuses. Ainsi certains points de vue, socialement légitimes et dominants, ont accès au statut d’objectivité et donc à la légitimité scientifique, alors qu’à d’autres points de vue, minorisés socialement, on refuse l’accès à l’objectivité, ce qui permet de les délégitimer comme savoirs et de les associer à une posture militante, qui serait donc forcément non-scientifique. Poser le problème en opposant terme à terme science et militantisme comme c’est le cas dans le débat public actuel, constitue donc une opération de pouvoir qui participe à légitimer les positions dominantes se réclamant de l’objectivité, mais aussi une erreur épistémologique. Dans la perspective de produire des données et des analyses pertinentes et utiles sur le monde social, il faut donc se demander dans quelle mesure les institutions scientifiques sont réellement ouvertes à une pluralité de points de vue scientifiques, et en particulier à ceux des personnes dominées socialement, qui ont été historiquement associées à la subjectivité voir au déficit de rationalité.

À partir de ce premier constat que la neutralité recherchée est en réalité le produit de relations sociales spécifiques, et qu’elle légitime des positions dominantes (celles de ceux et celles qui peuvent passer pour objectifs), ces épistémologies proposent une seconde opération qui consiste en effet à revaloriser les points de vue des dominé.e.s dans la production du savoir. Il ne s’agit en rien d’affirmer que l’expérience serait en soi porteuse d’une vérité sur le monde inaccessible aux autres personnes qui ne sont pas placées dans une situation sociale similaire. Les épistémologies du point de vue ne dispensent pas des exigences méthodologiques qui font consensus en sciences sociales ! Loin des caricatures qui font le raccourci « seules les femmes peuvent parler des femmes, les noirs des noirs etc. » les épistémologies du point de vue disent d’abord qu’on ne peut pas faire l’économie des points de vues de dominé.e.s et, d’autre part, que ce point de vue, cette expérience, est le point de départ pour poser des questions, non pour y apporter des réponses qui pourraient s’affranchir des principes méthodologiques de bases pour produire des connaissances vraies sur le monde. Ainsi, en posant des questions en partant des points de vues (toujours pluriels) des dominé.e.s on a plus de chances de poser des questions pertinentes sur le monde social et d’y apporter des réponses vraies. Les épistémologies du point de vue ne sont donc pas un relativisme, et elles ne sont pas essentialistes non plus. Elles complexifient la façon de penser le rapport entre productrice de connaissance et objet de connaissance. Elles engagent à une réflexivité forte de la part des chercheur.e.s sur leur position située – ce qui n’est pas particulièrement original en sciences sociales – et le font en insistant d’une part sur la nécessité d’inclure les points de vue des dominé.e.s, et d’autre part sur les limites inhérentes à tout point de vue – ce qui est plus original au regard des traditions épistémologiques dans la sociologie française par exemple. Ainsi, les épistémologies du point de vue soulignent qu’un seul point de vue ne peut embrasser la totalité du social : une pluralité de points de vue est nécessaire pour poser les bonnes questions sur le monde social et y apporter les réponses pertinentes.

Sarah Mazouz : On pourrait ajouter que les épistémologies du point de vue défendent ce que Sandra Harding appelle une « objectivité forte » (« strong objectivity ») comme étant justement produite par la prise en compte de cette pluralité d’expériences et par un travail de réflexivité sur notre propre position. En somme, elles proposent une autre définition de l’objectivité qui rompt avec cette histoire de neutralité qui est, comme l’abstraction sur le plan politique, un moyen d’affirmer comme une norme ou ici comme une vérité le point de vue dominant.

Enfin ma dernière question voudrait porter sur l’appel final aussi stimulant que juste que vous formulez sur l’université et l’enseignement supérieur en France. Vous appelez ainsi à ouvrir davantage de postes au recrutement dans le Supérieur et vous appelez à décoloniser l’université. Qu’entendez-vous, tout d’abord, par cette décolonisation de l’université ? Enfin, pensez-vous que l’intersectionnalité soit compatible avec la maladie universitaire française, qui s’est accélérée avec la raréfaction des postes, à savoir le mandarinat, notamment exercé par ceux que l’on appelle désormais les « boomers » ?

Éléonore Lépinard : On vient de le voir, les épistémologies du point de vue exigent de multiplier les points de départs, les questions et donc des recherches en y incluant les points de vue des dominé.e.s. L’entreprise de décoloniser les savoirs, qui prend différentes formes selon les auteur.e.s qui la prônent, se situe dans cette même veine en ce qu’il s’agit de rappeler que les savoirs sont le produit d’institutions qui ne sont ni en dehors du social ni en dehors de l’histoire. N’étant pas hors du social, ces institutions procèdent à des exclusions, des formes de délégitimation ou de légitimation des auteur.e.s, des savoirs, des questions de recherche, et ce d’autant plus si elles n’ont pas fait le travail nécessaire pour examiner les façons dont elles produisent et reproduisent les rapports de pouvoirs qui structurent par exemple notre histoire et donc notre héritage colonial. Comment aujourd’hui produire une recherche pertinente sur les discriminations raciales, sur la montée du populisme, sur l’islamophobie, sur l’histoire de l’esclavage, ou sur #metoo, sans inclure les points de vue des personnes qui vivent ces réalités sociales et leurs conséquences ? Cela implique donc deux exigences, bien sûr au niveau des recrutements, à savoir recruter des personnes qui poseront ces questions car elles font partie de leur expérience sociale, mais aussi valoriser ces domaines de recherche et leurs résultats, ce qui implique de véritablement institutionnaliser certains domaines de sciences sociales dont le développement, en l’absence d’ancrage institutionnel, est soumis à des incertitudes et au bon vouloir de certain.e.s allié.e.s ou opposant.e.s – telle directrice de laboratoire tolérante ou favorable au domaine d’étude, ou a contrario tel directeur de thèse imposant des vetos sur certains sujets considérés comme illégitimes. Dans un tel contexte d’incertitude, de discrédit et de délégitimation comment produire des connaissances cumulatives et utiles ? Si les études de genre sont aujourd’hui partiellement institutionnalisées il faut se garder de penser qu’elles sont légitimes et reconnues : les attaques contre les études de genre de la part de membres du gouvernement, et avant lui de la présidence de la région Ile-de-France qui a coupé des budgets dédiés à la recherche dans ce domaine nous rappellent que ces savoirs critiques sont toujours susceptibles d’être objets de délégitimation sociale. La situation est pire pour les études critiques de la race et l’islamophobie qui ne bénéficient d’aucune forme d’institutionnalisation (filières de master, centres de recherche ou revue scientifique dédiée subventionnée) et qui font face à de perpétuels procès en délégitimation aussi bien au sein des sciences sociales que dans la sphère publique plus large. On peut aisément imaginer que si les institutions académiques françaises, à l’instar de nombreux autres pays européens, avaient reconnu ces champs de recherche qui se développent depuis plus de quarante ans et créé des structures idoines pour leur permettre de se développer, des initiatives ubuesques telles que l’Observatoire du décolonialisme n’auraient probablement pas vu le jour, et à tout le moins seraient largement discrédités au titre de l’incompétence évidente de leurs membres sur les sujets sur lesquels ils prétendent exercer un magistère scientifique. Si l’on peut, et s’il faut, débattre des concepts et des approches, les termes de ce débat dans le monde académique répondent à des règles normalement acceptées par toutes et tous : il faut posséder une expertise, c’est-à-dire avoir fait des recherches validées par les pairs sur un sujet pour prétendre en être un.e spécialiste et donc mobiliser l’autorité scientifique attachée à son statut dans le débat. Comme sociologue, je ne peux pas utiliser mon titre de professeure d’université pour contester des recherches en thermodynamique ou même en histoire médiévale… Un peu d’humilité, un peu de réflexivité et le respect des règles de base du débat scientifique devraient pourvoir nous éviter ces polémiques délétères, pour l’université dans son ensemble et en particulier pour les savoirs critiques qu’elle est encore la seule à pouvoir produire sur une société qui en a pourtant particulièrement besoin.

Eléonore Lépinard et Sarah Mazouz, Pour l’intersectionnalité, éditions Anamosa, mai 2021, 72 p., 5 €