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Portrait

Assa Traoré : Le droit de savoir

La sœur d’Adama Traoré, le jeune homme décédé cet été lors d’une intervention policière aux circonstances troubles, se bat pour la vérité.
par Amélie Quentel
publié le 6 septembre 2016 à 17h11

De son balcon d’Ivry-sur-Seine, on aperçoit un cimetière. Des tombes, des tombes, encore des tombes. «Je ne fais même plus attention, à force.» Il y en a bien une, pourtant, qui a récemment marqué Assa Traoré. Elle n’est pas ici mais à Bamako, au Mali, et dedans, il y a le corps de son petit frère. Il se nommait Adama, venait d’avoir 24 ans, aimait le foot et écouter le rappeur Jul. Depuis son décès le 19 juillet, la vie d’Assa Traoré a pris un sens nouveau. Celui d’une lutte acharnée pour la «justice» et la «vérité». Car son frère n’a pas eu une mort comme les autres. Il s’est éteint à même le sol dans la cour de la gendarmerie de Persan, à la suite de son interpellation à Beaumont-sur-Oise par les forces de l’ordre.

Immédiatement, la famille parle de «bavure policière» et réclame des précisions. Yves Jannier, le procureur en charge de l'affaire, ne cesse alors de louvoyer. D'abord, c'est une «infection grave» qui l'aurait tué. Ensuite, une «pathologie cardiaque». Avec, à chaque fois, une omission de taille : la présence d'un syndrome asphyxique - sans doute provoqué par la compression de son thorax par trois gendarmes - évoqué dans les deux rapports d'autopsie.

La famille ne pardonne pas. Assa, 31 ans, est leur chef de file. A chaque prise de parole en public, elle impressionne. Par sa détermination, sa force, sa dignité - sa capacité à prendre de la hauteur, aussi. Elle est là, il y a plein de monde et on ne voit qu’elle.

C'est pourtant une jeune femme timide que l'on retrouve tôt en bas de son immeuble, afin d'aller acheter du pain et des croissants «pour [ses] enfants qui dorment encore». Elle en a trois, nés de son mariage «religieux» avec son compagnon chauffeur livreur, il y a neuf ans. Assa, elle, est éducatrice en prévention spécialisée dans une fondation de protection de l'enfance. Elle gagne un peu plus de 1 600 euros par mois, pas de quoi mener grand train mais bon, ça va, on peut emmener les petits en vacances. Avant, elle aimait aussi coudre des vêtements qu'elle montrait sur une page Facebook, Assa Elegance Mode. Elégante, elle l'est vraiment avec son foulard coloré couvrant sa tête et sa robe blanche cachant une pédicure soignée. Sa dernière création exposée sur le réseau social date du 16 juillet, trois jours avant le décès de son frère. Et maintenant ? «Maintenant, pfff… j'y reviendrai peut-être, mais pas tout de suite.» Depuis le 19 juillet, il y a plus important à faire. Pourtant, la vraie vie, la vie triviale, il faut la gérer aussi. Croiser la voisine en revenant de la boulangerie et l'embrasser chaleureusement. Prendre l'ascenseur. Enlever ses tongs pour ne pas salir le tapis de son salon aux murs mauves. Préparer le petit déjeuner. Calmer - avec autorité - les gosses qui se réveillent surexcités.

«On pleure tous les jours. Mais il ne faut pas lâcher. Je dois être forte pour mon frère et pour la famille.» Assa Traoré a toujours été comme ça. Une question de caractère d'abord - malgré sa grande douceur, on sent qu'il ne faut pas trop la bassiner -, mais aussi d'éducation.

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Chez les Traoré - 17 frères et sœurs -, la famille, on n'y touche pas. Le père, travaillant dans le bâtiment, originaire du Mali et polygame, a eu quatre femmes. Certaines étaient maliennes, d'autres françaises, et elles pouvaient coexister. L'enfance a été très heureuse : «C'est souvent mal vu, la polygamie, mais nous, on est une famille très liée. J'appelle la mère d'Adama "maman".» Elle a vécu de longues années avec elle.

Née dans le IXe arrondissement parisien, Assa a quitté le foyer familial de Beaumont à 23 ans. Mais la chef de la famille Traoré, c'est elle. «Depuis le décès de notre père, en 1999, elle tient notre famille, explique Lassana, l'un de ses frères. Elle a très tôt eu la responsabilité de ses cadets. C'est pour cela qu'aujourd'hui elle est si forte et engagée. La mort d'Adama, c'est comme si elle avait perdu son propre fils.» L'un de ses garçons, d'ailleurs, se met à faire des petites tapes sur le bras de sa sœur. Assa s'énerve : «On ne fait pas ça !»

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Il est parfois difficile de retenir son attention, téléphone qui sonne depuis le Mali et conversation en soninké, enfants, douche, Nutella, linge, tu manges ou on va pas à Beaumont, et puis va prendre ta douche allez, allez ! Mais, quand elle parle de la mort de son frère, elle est là : mains croisées, regard intense, paroles acides. Notamment concernant le procureur Yves Jannier, un «voyou» qui «n'honore pas sa profession». Sa communication a fait beaucoup de mal à la famille : «On s'est sentis humiliés, salis. Il n'a aucune considération pour nous.» Elle balaie l'idée de racisme anti-Noirs que certaines personnes ont pu évoquer. «C'est un autre combat. Peut-être y a-t-il un lien, je ne sais pas. Mais, ce n'est pas ce que je défends. Moi, je veux juste la justice pour Adama.» La nouvelle de sa mort, elle l'a apprise alors qu'elle était en voyage professionnel, en Croatie. Départ précipité de cet endroit «super-idyllique» après s'être «tapé la tête contre les murs». Escale, «je ne sais même plus où», puis arrivée à Beaumont le lendemain du drame. «J'avais la haine.» Elle le répète plusieurs fois. Mais pas le temps de s'attarder. Sur la tristesse, non plus : «Il n'y a même pas de place pour la peine car, sinon, on se laisse attendrir. On s'est dit qu'on allait vite faire les choses.»

Organiser des marches - dont une fut bloquée par les CRS - créer, bientôt, une association en son honneur, mais aussi parler aux médias. Parfois à regret : «Certains sont rentrés, eux aussi, dans la conspiration, en reprenant les propos du procureur sans vérifier la source.» Depuis, elle «écoute avec la plus grande attention chaque mot prononcé sur l'affaire». Elle a vu Rama Yade intervenir à la télé pour dénoncer le décès de son frère, ou encore le tweet hommage de Jean-Luc Mélenchon. Mais elle est amère du non-soutien des autres politiques français. «D'habitude, après un drame, les politiciens se déplacent. Pas pour la mort d'un Traoré.»

Elle a voté Hollande en 2012, en a «honte» à présent, ne réitérera pas l'expérience. Lui reste la foi en Allah, «encore plus forte depuis ce qui s'est passé», qui leur permet, à elle et sa famille, «de tenir». Elle a trouvé l'affaire du burkini «ridicule», estimant la position de la France par rapport aux musulmans «caricaturale et stigmatisante». Sinon, Assa Traoré aime les romans d'amour, voyager, et les bananes plantain. Elle souhaiterait aussi avoir un quatrième enfant. Que ce soit une fille ou un garçon, elle l'appellera sans doute Adama.

1985 Naissance à Paris (IXe).

1999 Décès de son père.

2007 Obtient son diplôme d'éducatrice spécialisée.

2008 Naissance de son premier enfant.

19 juillet 2016 Décès de son frère, Adama Traoré.

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