Des streameurs de jeu vidéo fatigués, dont l'un se frottant les yeux

Sur Twitch, les streameurs triment

© SeventyFour via Getty Images

Loin du cliché de l'ado flemmard qui ne fait rien de ses journées, les streameurs-stars de Twitch bossent dur pour se faire remarquer et pour entretenir leur communauté... Plongée dans les coulisses de la plateforme.

Twitch, ton univers impitoyable

La vie des joueurs professionnels de jeux vidéo ressemble à un rêve d’ado. Enchaîner les parties, être admiré par des milliers de fans, être rémunéré par sa communauté... quel meilleur programme pour un gamer ? Gotaga, Squeezie, ZeratoR: les plus grandes stars hexagonales de la plateforme Twitch propagent ce rêve du « streameur » heureux. Derrière eux, toute une génération se voit déjà en haut de l’affiche, en self-made-man (ou woman) de cette économie où chacun est censé pouvoir vivre de sa passion.

Mais dans la réalité est plus compliqué. Percer sur la plateforme d’Amazon se révèle être un parcours du combattant. Ce « métier passion » est inaccessible au plus grand nombre et l’écrasante majorité des candidats trouvent des conditions de travail difficiles et une impitoyable précarité.

Petit streameur deviendra grand (ou pas)

Pour devenir un streameur professionnel, il ne suffit pas d’être un bon joueur, et le plus gros du job n’a d'ailleurs pas grand-chose à voir avec ça. Le vrai secret des streameurs réside dans leur capacité à constituer une communauté. « Je connais beaucoup de joueurs qui ne sont suivis que par trois, quatre personnes, et cela peut durer des années. C’est très décourageant ! » raconte Even Guillou, plus connu sous le pseudo de Wingobear. Pour l’ancien étudiant en psychologie de 22 ans, les choses se sont bien passées et plus de 71 000 abonnés le suivent.  Mais il a fallu trois ans pour les séduire. « Les premières semaines ont été compliquées, explique-t-il, je plafonnais à trois viewers... en me comptant moi-même et les deux copains qui venaient me voir. »

Contrairement à TikTok, où il est possible de gagner des milliers de followers en l’espace de quelques jours, la progression sur Twitch est toujours fastidieuse. Avant de s’attacher à un streameur, les spectateurs cherchent surtout des lives liés à leur jeu favori. Mais plus un titre est populaire, comme Fortnite par exemple, plus nombreux seront les streameurs. « C’est très difficile de différencier les vidéos entre elles, quand des milliers de streameurs jouent au même jeu », explique Mathieu Cocq, docteur en économie politique qui s’est penché sur le travail de ces joueurs professionnels. « Les streameurs doivent donc se démarquer s’ils veulent pouvoir décoller et aller chercher leurs spectateurs un par un. »

Un chef de bande qui doit recruter sa tribu

La plupart du temps, les streameurs débutants sont avant tout des viewers de première ligne. Très présents au sein d’une communauté déjà établie, ils sont des membres hyperactifs, qui jouent parfois le rôle de modérateur. Quand ils décident de devenir streameurs à leur tour, ils embarquent alors une partie des amis qu’ils se sont faits en ligne. C’est comme ça que Poulpita, 24 ans, a débuté. Animatrice en périscolaire le jour, depuis 2018, elle est « streameuse » la nuit. « Je suivais un petit streameur qui m’a donné envie de me lancer, raconte-t-elle. Je lui ai demandé des conseils, et c’est vrai que j’étais très active dans sa communauté. Du coup, une bonne partie des gens qui le suivaient sont venus me voir aussi. J’ai commencé avec une vingtaine de spectateurs, ce qui est une chance inouïe. »   

Pour gagner en visibilité, d’autres streameurs comptent sur la méthode des raids, une véritable institution sur Twitch. Le principe est simple. À la fin d’une partie, le streameur propose à sa communauté d’aller regarder un autre streameur. Ce dernier peut gagner d’un seul coup des dizaines, voire des centaines de spectateurs.

Garder ses viewers

Mais attirer des abonnés ne suffit pas. Encore faut-il les retenir. Tout l’art du streameur consiste à créer des liens étroits, et souvent personnels, avec sa communauté. Un défi qui va bien au-delà de ceux relevés par les youtubeurs ou les instagrameurs. Car, sur Twitch, tout se déroule en direct. Donc, en plus d’être un joueur performant, d’assurer le show en commentant ce qui se passe à l'ecran, le streameur doit interagir avec ceux qui l’interpellent sur son fil de conversation. « Le travail d'un petit streameur va être de parler quasiment à tous les membres de sa communauté presque en tête-à-tête, poursuit Mathieu Cocq. Il va connaître leur prénom, les remercier individuellement et montrer qu’il s'intéresse à leur vie. »

C’est exactement comme ça que se déroulent les live de Poulpita. « Je n'ai pas un niveau de gameplay exceptionnel, du coup, j’envisage plus le stream comme un moment que je partage avec les autres, explique-t-elle. On essaye toujours de faire bonne figure quand on est en stream. On veut que nos viewers soient toujours heureux, même quand on ne se sent pas très bien. Et quand je ne suis pas sur Twitch, je passe presque 100 % de mon temps sur Discord pour garder le lien avec eux. » Et difficile de se soustraire à l’exercice. À la moindre absence, les abonnés peuvent disparaître, beaucoup plus vite qu’ils n’étaient apparus. Comme pour Roman, une streameuse qui le 23 août dernier écrivait sur Twitter : « J'ai pris une semaine de vacances, j'ai l'impression que ça fait dix ans que je n’ai pas été sur Twitch et que j'ai tout perdu. » Même chose quand les streameurs veulent changer de jeu. À moins d’être très connus, ils risquent de perdre une partie de leur communauté. Ainsi, Wingobear, qui s'est fait connaitre sur des parties de Trackmania, a perdu presque 50 % de ses audiences quand il a tenté de diversifier ses streams.  

L'amour vache

Mais une communauté n’est pas qu’une affaire de love. C’est aussi un business. Ici, les fans rémunèrent en direct le streameur. « Le jeu vidéo n’est que la partie émergée de l’iceberg, sur Twitch, indique Mathieu Cocq. La fabrication d’une communauté importante et engagée constitue l’essentiel du boulot, car, à la fin des fins, c’est elle qui lui sert de capital. » Et chacun peut faire à sa façon : payer en monnaie officielle ou en bits, une monnaie virtuelle (100 bits reçus sont équivalents à un dollar), ou souscrire à un abonnement payant – un « sub » – dont le coût est en moyenne de 5 dollars.

Mathieu Cocq évoque une forme de « commercialisation de l'authenticité » du streameur et la compare à la monétisation pratiquée par les camgirls ou les camboys qui exposent leur corps sur Internet contre de l'argent. Certes, il n’est pas question de pornographie sur Twitch, qui encadre étroitement ces pratiques. Il n’en reste pas moins que la nature des relations contraint le streameur à répondre aux demandes de ses abonnés pour leur donner l’impression qu’ils font partie intégrante de sa vie.

Et la moindre fatigue, le moindre signe de déprime est souvent sanctionné : « Le type, il est fatigué, alors qu’il gagne sa vie à jouer, sérieux… si ça t’amuse pas, fait autre chose. Là, on dirait vraiment qu’il est au boulot, c’est chiant à regarder », peut-on lire dans des conversations relevées par Mathieu Cocq. Pour l’économiste, la passion et la proximité avec le public obligent les streameurs à ne montrer que le caractère joyeux de leur activité. « C’est aussi pour cette raison que la question de l’argent est totalement taboue, sur Twitch. On en parle si le streameur est dans la réussite, mais jamais s’il est pauvre ou précaire. Et demander de l’argent à sa commu, c’est comme briser le quatrième mur. »  

Et à la fin, c'est Amazon qui gagne

Or, de l’argent, il en faut pour progresser sur Twitch. D’abord pour améliorer son matériel. Pour Wingobear, la facture s’élève à 5 000 euros en l’espace de trois ans. Mais il faut aussi constituer de véritables équipes : un monteur pour créer des vidéos recap’ sur YouTube, un graphiste pour l’identité visuelle de la chaîne, et encore des modérateurs pour assurer la bonne ambiance avec les abonnés. « Les spectateurs ne se rendent absolument pas compte du travail investi derrière les streams, explique Even Guillou. Pour moi, cela représente une équipe de neuf personnes, dont au moins trois que je rémunère tous les mois. »

Malgré cet investissement, le rapport avec la plateforme reste très défavorable pour le streameur. Elle leur accorde différents statuts qui déclenchent le pourcentage qu’ils touchent sur les dons de ses abonnés. Le premier est celui de vidéaste « affilié » qui s’obtient à partir de 50 followers et cinq cents minutes de diffusion totale. Ce niveau est relativement accessible, mais il n’est pas intéressant puisque la plateforme s’octroie presque 4 dollars sur les 5 versés par les subs. Pour espérer un partage plus équitable, les streameurs doivent devenir « partenaires », statut à partir duquel ils touchent entre 50 et 65 % des subs. Mais il n’est accordé par la plateforme qu’au cas par cas et sans que ne soient communiqués les critères d’obtention. De quoi maintenir les streameurs dans l'expectative et les pousser à travailler toujours plus. « C’est ce qu’on appelle le « Hope Labor », indique Mathieu Cocq. Ça consiste à produire un travail gratuit ou très mal rémunéré dans l’espoir de pouvoir en vivre plus tard. »

Et même quand un streameur atteint enfin son objectif, Twitch peut tout à fait le faire dégringoler rapidement. Comment ? Il suffit qu’il enfreigne, même sans le faire exprès, les conditions d'utilisation parfois obscures de la plateforme. Une vidéo un peu déshabillée, une affiche des Pink Floyd montrée pendant un direct, un reportage réalisé sur la TwitchCon (un salon dédié aux streameurs) ou bien encore une joueuse qui se tape la tête sur son clavier après une défaite… les exemples absurdes d'exclusion ne manquent pas et ont toujours la même conséquence. Après avoir été écartés de la plateforme, les streameurs, tels des Sisyphe modernes, doivent reconquérir tous leurs followers perdus. « Try again », comme on dit.


Cet article est disponible dans la revue de L'ADN dédiée à la génération Z.

David-Julien Rahmil

David-Julien Rahmil

Squatteur de la rubrique Médias Mutants et Monde Créatif, j'explore les tréfonds du web et vous explique comment Internet nous rend toujours plus zinzin. Promis, demain, j'arrête Twitter.
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