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L'exil, la mémoire et l'intégration culturelle : les Pieds-Noirs d'Argentine, des Argentins avant la lettre?

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Fait partie d'un numéro thématique : Pour une histoire de l'Exil français et belge
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L'EXIL, LA MÉMOIRE ET L'INTÉGRATION CULTURELLE : LÉS PlEDS-NOIRS D'ARGENTINE

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L'exil, la mémoire et l'intégration culturelle : les Pieds-Noirs d'Argentine, des Argentins avant la lettre ?

La sauvegarde de l'identité pied-noire procède d'un certain type de rapports vis-à-vis de la France/ que l'émigration en Argentine permit à beaucoup de conserver. La comparaison avec les Pieds-Noirs de la métropole est parlante : leurs compatriotes d'Argentine estiment être restés « plus français qu'eux », c'est-à-dire plus aisément, sans devoir rendre compte ni de leur appartenance à la communauté française, ni s'en démarquer. En ce sens déjà, ils forment un sous-ensemble original clans la communauté pied-noire.

Mais d'autres éléments les caractérisent, qui se sont forgés au cours de leur vie en Argentine, et qui leur donnent le sentiment d'être également « plus pied-noirs que ceux de France ». La question n'est pas de savoir si cela correspond à une illusion ou à une réalité, mais bien plutôt d'analyser ces caractéristiques, et de montrer l'évolution de cette identité clans l'environnement culturel argentin.

"Pied-noir d'abord"

Quel que soit le degré d'intégration des Pieds-noirs clans la société argentine, leur identité nationale reste déterminée par leur terre natale. Cependant, cette conscience de groupe s'est forgée assez tard, même si les habitants de l'Algérie française se distinguaient déjà nettement des « Français de France ». Leurs rivalités internes — ethniques, régionales, sociales — l'emportaient sur le sentiment de former une communauté. Celui-ci se cristallisa au cours de la guerre d'Algérie, puis lors du rapatriement : le terme même de «pied-noir», du reste, n'existait pas avant les années 1950. Aussi, cet «être pied-noir» a de multiples visages : chacun le vit à sa façon et possède ses propres critères de définition.

Néanmoins plusieurs aspects de cette identité pied-noire, complexe, mouvante et très fortement individualisée, ont été valorisées par l'installation en Argentine. Les immigrants en sont plus ou moins conscients, mais cela contribua sans cloute à les ancrer profondément clans le pays.

Tout d'abord, l'Argentine leur permit de se réconcilier avec leur mère-patrie. Mais plus encore, l'émigration vers ce pays leur permit en quelque sorte de reprendre à leur compte leur histoire. Profondément, l'histoire des Pieds-Noirs est celle de la mise en valeur de l'Algérie — du moins est-ce la conscience qu'ils en ont. Aussi, après le rapatriement en métropole, cette histoire se referma comme une parenthèse, niant leur passé et les

efforts fournis au nom de la France. C'est ainsi que les Pieds-noirs eurent le choix entre deux attitudes : soit s'assimiler à la collectivité française et à son devenir, ce qui revenait à perdre leur «originalité historique» ; soit se replier sur eux et se figer clans le temps. Ces derniers « préférèrent tout conserver, histoire et identité, et se sentir exclus. Pour eux, le parcours historique est parvenu à son terme, il se cantonne au passé et se nourrit de lui »1.

Au contraire, les Pieds-Noirs qui partirent en Argentine firent table rase du passé. Puisque la France ne reconnaissait pas leur histoire et que celle-ci les caractérisait profondément, ils allaient la revivre, mais ailleurs. C'est pourquoi ils se définissent encore aujourd'hui comme des pionniers : c'est à la fois l'hommage rendu aux ancêtres et la preuve d'une filiation originale. On peut leur appliquer sans hésitation la réflexion de Maurice Benassayag : « Ce qui permit aux Pieds-noirs de ne jamais sombrer clans le désespoir, procédait, à n'en pas clouter, des récits, peuplant leur mémoire, des grands-parents, des parents partis de rien »2.

Or l'Argentine fournit un cadre adéquat à ce désir de recommencer l'aventure : terres à défricher, conditions pénibles, ils en souffrirent mais purent en être justement fiers. Le choix de l'activité agricole fut à la fois un moyen d'oublier le passé récent et de rétablir la liaison avec un passé lointain : ils redevinrent les «colons», mais au sens où l'étaient leurs ancêtres vers 1 860, sans cette connotation injurieuse qu'y mettaient les métropolitains un siècle après. Ils redevinrent des défricheurs, non de la Mitidja mais de l'Entre Rios, du Rio Negro, de Formosa : même si l'histoire ne se répéta pas, cela les réconforta, leur donna l'impression de s'être acquittés d'une dette.

D'où ce qualificatif qu'ils revendiquent avec fierté : « Nous, les Pieds-noirs, nous sommes des pionniers», disent les C, tandis que Madame M. déclare en écho : « Mon mari est un pionnier. Ce que ses parents n'ont pas dû faire en Algérie, lui l'a fait ici »3. Pour d'autres, l'aventure argentine ne fut pas seulement celle du campo, mais celle du pays en lui-même. Rappelons les paroles d'Hervé F. : « Le charme de l'Argentine, c'est qu'on peut être en failhte un jour, et tout recommencer le lendemain ». Être pionnier suppose en effet, en plus d'être entreprenant et tenace, d'avoir le goût du risque : certains de ces immigrants l'ont suffisamment pour continuer à se montrer dynamiques malgré le contexte peu sécurisant de l'Argentine.

Un second aspect de l'identité pied-noire se trouva fortement accentué par l'installation en

1. Joëlle Hureau, La mémoire des Pied-Noirs, de 1830 à nos jours, Paris, éd. Olivier Orban, 1987, p. 2.

2. Maurice Benassayag, « Familles, je vous aime», in

E. Roblès (clir.), Les Pieds- Noirs, Paris, éd. Philippe Le- baud, 1982, p. 164.

3. Toute ces citations sont extraites du corpus d'entretiens réalisés par l'auteur, lors d'un séjour réalisé en 1988 et 1989. Précisons aussi que par respect pour l'anonymat de ces personnes qui sont encore en vie, elles ne sont désignées que par leurs seules initiales.

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