The Wayback Machine - https://web.archive.org/web/20190626032148/https://www.monde-diplomatique.fr/2018/08/DERENS/58989
En kiosques : juillet 2019
Abonnement Boutique Faire un don
fr | en | +
Accéder au menu
Article précédent : « Histoire populaire de la France », pages 14 et 15
Article suivant : « Et l’Europe créa Compostelle », page 17
>

Le rayonnement d’un pays non aligné

Au temps de la Yougoslavie anticoloniale

L’éclatement de la Yougoslavie a fait oublier que ce pays avait joué un rôle majeur dans les relations internationales. Au moment des grandes luttes de libération nationale, il leur apporta son appui, en particulier en Afrique. À la même époque, l’Union soviétique se montrait plus prudente, soucieuse de ménager ses rapports avec les États-Unis et avec les anciennes puissances coloniales.

JPEG - 217.9 ko
Đuro Seder. — « Stolica » (Chaise), 1975
Moderna galerija, Zagreb

Certaines images peuvent éveiller la nostalgie d’un temps révolu : celles des dirigeants du mouvement des non-alignés tentant de poser les bases d’un nouvel ordre mondial, ou encore celles du maréchal Josip Broz, dit Tito (1892-1980), président de la République socialiste fédérative de Yougoslavie (RSFY), en uniforme blanc de parade, recevant dans sa villa de l’île de Brioni, dans le nord de l’Adriatique, les chefs des pays nouvellement décolonisés ou des mouvements de libération d’Afrique et d’Asie.

Pour la Yougoslavie, mise au ban d’un bloc socialiste étroitement contrôlé par Moscou après la rupture de 1948, le soutien aux luttes anticoloniales fut un moyen d’imposer sa présence sur la scène internationale et de jouer dans la cour des grands. Tandis que l’Union soviétique et le Parti communiste français considéraient avec la plus grande suspicion les attentats de la Toussaint 1954 en Algérie, qui marquèrent le début de la guerre d’indépendance, la délégation yougoslave fut la première à porter la voix du Front de libération nationale (FLN) dans l’enceinte des Nations unies.

« Tito et le noyau dirigeant de la Ligue des communistes de Yougoslavie [LCY] voyaient véritablement dans les luttes de libération du tiers-monde une réplique de leur propre combat contre les occupants fascistes de la seconde guerre mondiale. Ils vibraient au rythme des avancées ou des reculs du FLN ou du Vietcong », se souvient M. Danilo Milić. Cet ancien diplomate a entamé sa carrière au début des années 1960, pour l’achever en 2011, après avoir servi en Guinée, en Sierra Leone, au Gabon, en Guinée-Bissau, en Angola puis en République démocratique du Congo, représentant les avatars successifs de son pays : la RSFY, puis la « petite Yougoslavie » recréée en 1992  (1), et enfin la Serbie. « Nous aussi, nous avons été colonisés, que ce soit par l’Empire ottoman ou par l’Autriche-Hongrie. Cela nous rendait particulièrement sensibles aux situations coloniales », dit-il.

À défaut de former un corps de doctrine, le titisme est avant tout une pratique politique, forgée dans l’expérience de la lutte des partisans durant la seconde guerre mondiale. Si Tito est un apparatchik formé à la rude école du Guépéou — la police politique soviétique, qui employait nombre d’agents étrangers — et un rescapé des purges du Komintern (l’Internationale communiste), il entend pourtant très vite jouer sa propre partition, dans le cadre même de la guerre de libération, sans tenir compte des consignes de Moscou. Faisant passer au second plan l’objectif d’une révolution socialiste, l’URSS appelle alors à une union de tous les mouvements de résistance, notamment avec les tchetniks, la force presque exclusivement serbe fidèle au gouvernement royal yougoslave exilé à Londres. Pour Tito, au contraire, le combat contre les occupants fascistes et nazis est indissociable de celui pour la création d’un nouvel État socialiste et fédéral (2).

Soutien aux maquisards algériens

Le poids pris sur le terrain par le mouvement des partisans l’autorise à imposer sa ligne. Il obtient même en 1943 le précieux soutien des Britanniques, qui lâchent les tchetniks. La Yougoslavie fut, avec l’Albanie, le seul pays européen libéré par sa résistance intérieure, les avancées de l’Armée rouge dans le nord-est de la Serbie à l’automne 1944 ne jouant qu’un rôle marginal. Tito en retire une légitimité qui lui permet de tenir tête à Joseph Staline après 1948. Même si une impitoyable répression s’abat sur les « staliniens » yougoslaves, le régime dispose d’une assise populaire dont sont dénués les partis communistes d’Europe de l’Est arrivés au pouvoir dans les fourgons de l’Armée rouge. C’est d’ailleurs cette indépendance que Staline ne peut accepter, et qui conduit les Soviétiques à accuser la LCY de « dérive nationaliste ».

À l’origine, le nouveau régime de Belgrade se veut pourtant une copie conforme du modèle soviétique. Les innovations, comme l’introduction de l’autogestion socialiste théorisée par le Slovène Edvard Kardelj (1910-1979), n’apparaissent que progressivement. Dans un monde bipolaire tétanisé par la guerre froide, l’engagement résolu en faveur de la décolonisation sera la clé du rayonnement international de la Yougoslavie. En partie par opportunisme : non seulement Tito, isolé au sein du mouvement communiste, a besoin d’alliés et de partenaires, mais il doit aussi et surtout prouver la validité du socialisme « différent » qu’expérimente son pays. Il a enfin l’intelligence de sentir les possibilités offertes par un monde en plein bouleversement. « L’URSS et les partis communistes qui lui étaient inféodés ont mis beaucoup de temps à comprendre la dynamique des luttes de libération anticoloniales, poursuit M. Milić. Dans leur vision, il aurait fallu que les partis communistes prennent le pouvoir dans les métropoles pour octroyer ensuite la liberté aux peuples colonisés ! De plus, l’URSS était obsédée par ses relations avec le camp occidental. La détente était pour elle une nécessité vitale, ce qui l’amenait à toujours choisir le parti du statu quo. Elle ne voulait pas prendre d’initiatives qui auraient pu déplaire au Royaume-Uni ou à la France… » Pour sa part, la Yougoslavie sait tirer parti de son positionnement singulier. Elle excelle bien vite dans l’art subtil de jouer sur les tensions entre les deux blocs, abattant alternativement les cartes du rapprochement avec l’Occident ou avec l’Union soviétique.

Belgrade ne participe pas à la conférence afro-asiatique de Bandung en 1955  (3), mais Tito a été, l’année précédente, le premier chef d’État européen à se rendre en Inde après l’indépendance de ce pays. Il rencontre ensuite Jawaharlal Nehru et le président égyptien Gamal Abdel Nasser dans la villa de Brioni, le 19 juillet 1956, posant les bases du non-alignement. À côté de cette effervescence diplomatique, la Yougoslavie s’engage très activement dans le soutien à la révolution algérienne. Le 19 janvier 1958, la marine française arraisonne ainsi au large d’Oran le cargo Slovenija, dont les cales sont remplies d’armes destinées aux maquisards. Les médias yougoslaves s’illustrent également par leur traitement de la guerre : le journaliste monténégrin Stevan Labudović (mort en novembre 2017) rejoint dès 1959 les unités du FLN. Caméra au poing, il filme tous les combats, jusqu’à la fin du conflit.

Les années qui suivent la révolution algérienne apportent leur lot de désillusions. Très forte sous la présidence d’Ahmed Ben Bella, l’influence yougoslave à Alger se réduit après le coup d’État de Houari Boumediene, en 1965. Mais d’autres terrains de lutte ne tardent pas à émerger. La Yougoslavie envoie des milliers de coopérants en Guinée après le départ des Français en 1958, et apporte un soutien appuyé aux mouvements de libération des colonies portugaises.

L’assassinat, en 1961, de l’ex-premier ministre congolais Patrice Lumumba, qualifié par Tito de « plus grand crime de l’histoire contemporaine », puis la rivalité de plus en plus forte entre Chinois et Soviétiques en Afrique dans les années 1960 et 1970 empêchent la formation d’un axe socialiste du tiers-monde dont Belgrade aurait pu prendre la tête. Mais les luttes anticoloniales permettent à la Yougoslavie, qui elle-même sort difficilement du sous-développement, de démultiplier son influence. « Bien souvent, des arbitrages difficiles furent rendus. Nous ne comptions pas quand il s’agissait de fournir des armes à des révolutions africaines, alors même que certaines régions de notre propre pays manquaient de tout », raconte M. Milić.

Tito s’est rendu en Afrique à plusieurs reprises, chaque fois à bord de son yacht, le Galeb, donnant prétexte au déploiement d’un faste pharaonique. Au printemps 1961, au cours d’un voyage de soixante-douze jours, il visite ainsi le Ghana, le Togo, le Liberia, la Guinée, le Mali, la Tunisie et l’Égypte. Il a embarqué avec lui de somptueux cadeaux et une suite de 1 400 personnes, dont une cinquantaine de chanteurs et de musiciens et les nombreuses couturières de son épouse Jovanka Broz, qui tient à arborer une tenue différente à chaque escale. Le président ghanéen (4) Kwame Nkrumah voit en lui « l’homme d’État contemporain le plus réaliste (…), celui qui a le mieux compris l’Afrique (5)  ». Malgré les débordements de la cour de Tito, les diplomates yougoslaves ont probablement une capacité à parler à leurs homologues africains sans paternalisme, parce que leur pays n’a jamais été lui-même une puissance coloniale.

Le visiteur qui se rend dans les hauts lieux de la mémoire titiste de Belgrade — la Maison des fleurs, qui abrite le mausolée de l’ancien président, le Musée d’histoire de la Yougoslavie ou le Musée d’art africain — ne peut cependant manquer d’être surpris par la rareté des références à l’Afrique du Sud et à la lutte contre l’apartheid. Le régime yougoslave considérait en effet que le Congrès national africain (ANC) était trop lié à l’Union soviétique, et entretenait plutôt des relations privilégiées avec son rival, le Congrès panafricain (PAC). « Nous voulions soutenir tous les mouvements sud-africains de libération, mais les militants communistes au sein de l’ANC avaient une culture très stalinienne… Dans leur vision, qui n’était pas complètement avec eux était contre eux, et ils se méfiaient de la Yougoslavie parce que nous tenions à conserver des relations avec le PAC », se justifie M. Milić.

En revanche, dans les années 1980, la Yougoslavie forme dans ses écoles militaires des centaines d’officiers de l’Organisation du peuple du Sud-Ouest africain (Swapo), le mouvement de libération de la Namibie. Elle conserve des relations étroites avec l’Angola et le Mozambique après leur accession à l’indépendance, en 1975. Ces pays apportent eux-mêmes un soutien majeur à l’ANC, tandis que l’Angola doit affronter la guérilla de Jonas Savimbi, encadrée et financée par Pretoria.

En 1980, les services secrets sud-africains engagent, avec leurs homologues argentins, une vaste opération qui doit aboutir au débarquement de 1 500 guérilleros croates anticommunistes en Yougoslavie, un pays considéré comme l’un des principaux foyers de la « subversion communiste », ainsi que le révèlent des documents récemment déclassifiés de l’armée sud-africaine (6). L’opération, qui vise à renverser le régime yougoslave, est prévue pour l’été, durant les Jeux olympiques (JO) de Moscou, Pretoria pensant que l’URSS sera trop occupée pour réagir. Mais les espions sud-africains n’évaluent peut-être pas bien l’état réel des relations entre la Yougoslavie et l’URSS. Après l’intervention soviétique en Afghanistan, en décembre 1979, Belgrade a en effet renforcé le niveau d’alerte de ses forces armées, par crainte d’un geste hostile du pacte de Varsovie (7) — l’obsession de Tito jusqu’à son dernier jour.

Un héritage dilapidé

En septembre 1979, le maréchal effectue son dernier grand voyage à bord du Galeb pour se rendre à La Havane. À la tribune de la sixième conférence du mouvement des non-alignés, il s’oppose avec succès à l’orientation prosoviétique que Fidel Castro souhaite imprimer au mouvement. Quoi qu’il en soit, la décision américaine de boycotter les JO et la mort de Tito, le 4 mai 1980, amènent les Sud-Africains à annuler l’opération, tandis que l’enterrement du fondateur de la Yougoslavie socialiste est l’occasion d’un des plus larges rassemblements de têtes couronnées, de chefs d’État et de gouvernements de toute la guerre froide — à l’exception notable du président français Valéry Giscard d’Estaing, de son homologue américain James Carter et de Castro.

Les États successeurs de la Yougoslavie n’ont pas immédiatement bradé l’héritage de ce rayonnement international. En 2006, lorsque le président croate Stjepan Mesić se rend à La Havane, il prend soin de se faire accompagner par un vétéran de la diplomatie yougoslave, M. Budimir Lončar, qui fut, de 1987 à 1991, le dernier ministre des affaires étrangères de la RSFY, et qui a souvent servi d’intermédiaire entre Tito et Castro, dont les relations étaient parfois orageuses. La Croatie est restée membre du mouvement des non-alignés jusqu’à son adhésion à l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN), en 2009. En 2008, quand le Kosovo a proclamé unilatéralement son indépendance, M. Vuk Jeremič, alors ministre des affaires étrangères de Serbie, a entamé une tournée à travers le monde pour dissuader le plus de pays possible de reconnaître le nouvel État. Pour ce faire, il a notamment utilisé les tribunes d’organisations où la Serbie dispose toujours d’un statut d’observateur, comme l’Union africaine ou l’Organisation de la conférence islamique. Belgrade tentait ainsi — non sans succès, d’ailleurs — de ressusciter à son profit les réseaux moribonds du non-alignement (8). Cette approche utilitariste, pour ne pas dire cette récupération, du prestige international de l’ancienne fédération ne doit cependant pas faire illusion. Comme le souligne Ana Sladojevič, commissaire de l’exposition « Tito en Afrique », qui s’est tenue au Musée d’histoire de la Yougoslavie, à Belgrade, à l’été 2017, « l’anticolonialisme et l’antifascisme font partie de cet héritage yougoslave que tous les pays successeurs cherchent aujourd’hui à oublier ».

Jean-Arnault Dérens

Journaliste au Courrier des Balkans, auteur avec Laurent Geslin de Là où se mêlent les eaux. Des Balkans au Caucase, dans l’Europe des confins, La Découverte, Paris, 2018.

(1En 1992, la République fédérale de Yougoslavie (RFY), ne réunissant plus que la Serbie et le Monténégro, est créée. Elle devient l’Union de Serbie-et-Monténégro en 2003, avant que ces deux républiques ne se séparent en 2006.

(2Jože Pirjevec, Tito. Une vie, CNRS Éditions, Paris, 2017.

(3Lire Françoise Feugas, « De la conférence de Bandung au mouvement des non-alignés », Manuel d’histoire critique, hors-série du Monde diplomatique, 2014.

(4Et non pas guinéen comme indiqué par erreur dans l’édition imprimée.

(5Cité par Jože Pirjevec, Tito, op. cit.

(6Hennie Van Vuuren, Apartheid, Guns and Money : A Tale of Profit, Jacana Media, Johannesburg, 2017.

(7Alliance militaire entre l’URSS et les pays d’Europe de l’Est (1955-1991).

(8Lire « Prodiges et vertiges de la diplomatie serbe », Le Monde diplomatique, septembre 2010.

Partager cet article /

sur Zinc
© Le Monde diplomatique - 2019