Interview

Yvan Bourgnon : «Au large, le Manta pourra ramasser 600 m3 de déchets plastiques»

«Libération» a rencontré le skippeur franco-suisse qui présente son quadrimaran-nettoyeur et alerte sur l'état de nos océans.
par Aurélie Delmas
publié le 23 avril 2018 à 13h11

Après avoir créé l'association The Sea Cleaners en 2016, le navigateur franco-suisse Yvan Bourgnon dévoile la maquette de son navire collecteur de déchets : le Manta, en référence à la raie du même nom qui est un poisson filtreur. Objectif : lancer la première mission de nettoyage des océans en 2022. Libération l'a rencontré.

Lire son portraitYvan Bourgnon, hardi le gars !

D’où vient l’idée du Manta ?

J'ai eu une carrière sportive superbe, mais je suis certainement un des skippeurs qui a le plus abandonné à cause des déchets. D'un coup, tout s'arrête parce qu'il y a un container en travers de la route ou un plastique qui flotte. Puis, entre 2013 et 2015, j'ai fait un tour du monde en petit catamaran de sport. J'ai navigué dans l'océan Indien, le long de la barrière indonésienne : Sri Lanka, Maldives, et là, clairement, j'ai navigué pendant près de deux mois dans des déchets plastiques. C'était le choc. J'ai parfois été obligé de m'arrêter 40 fois par jour parce que les déchets étaient coincés dans mes gouvernails, dans mes dérives.

On m'avait dit : «en mer, il n'y a que des micro-particules de plastique», mais en fait pas du tout. Sur une bande côtière de 0 à 50 miles, il y a parfois de grandes concentrations de plastiques, des filets de pêcheurs, des bouteilles d'eau, des sacs plastiques, des déchets qui sont encore dans leur état originel. Je me suis dit : «L'océan est devenu une poubelle.» J'avais eu la chance de faire ce même tour du monde entre mes 8 et mes 12 ans, et quand j'en parle avec mes parents, ils me disent qu'ils n'ont jamais eu besoin de ramasser un déchet plastique dans la mer.

Comment avez-vous conçu ce projet ?

A mon retour, je me suis entouré d’un spécialiste de la pollution, Patrick Fabre. On s’est rendu compte qu’il y avait de nombreuses zones de concentration de plastiques et que personne ne travaillait sur le sujet. Il y avait des barrières flottantes, des petits bateaux de 5-6 mètres avec des tapis de ramassage dans les ports, mais pas de bateau capable d’aller en mer pour ramasser significativement les plastiques. C’est comme ça qu’on a monté The Sea Cleaners, avec l’idée de concevoir le Manta qui serait le premier voilier hauturier, donc au large, capable de ramasser les déchets plastiques en mer.

On s'était fixé deux objectifs : récolter 600 m3 de plastique par campagne et être en énergie verte au moins à 75%. Des ingénieurs ont travaillé pendant très longtemps pour réussir à mettre au point des tapis roulants qui plongent dans la mer, un mètre sous la surface, ce qui existait déjà en petit.

A quoi ressemblera le Manta ?

Le bateau, dont le coût est estimé aujourd'hui à 25 millions d'euros, pèsera 25 000 tonnes et aura la taille d'un terrain de foot : 70 mètres de long, 49 mètres de large, 62 mètres de haut. Ce sera le plus grand multicoque au monde et il hébergera 36 personnes.

On a donc quatre coques, soit trois entrées d'eau naturelles pour piéger les déchets plastiques. Avec la vitesse du bateau, ils se déposent sur le tapis roulant qui remonte à l'intérieur du bateau. C'est une vraie usine flottante. Ce qui est organique, troncs d'arbres, branches etc. va repartir à la mer à l'arrière du bateau, et des opérateurs vont ramasser et trier les plastiques, environ 100 kg par heure.

Les recyclables seront compactés sur place sous forme de balles de 1 m3 et stockés à bord, jusqu'à 600 à 1000 m3. Les autres déchets, trop détériorés ou trop altérés par la flore, seront mis dans une pyrolyse : un four qui fait fondre le plastique et le transforme en carburant. Cela ne consomme pas de CO2 et cela crée du carburant dont nous avons besoin.

Quelle est l’efficacité concrète d’un tel projet ?

A raison de 25 campagnes par an en moyenne, on peut atteindre 30 000 m3. On n'aura ramassé qu'une partie du plastique, certes, mais le jour où il y aura 100 bateaux… Puis le Manta est aussi un outil merveilleux pour faire de la sensibilisation, ce qui manque dans les pays qui polluent le plus. On profitera des escales pour convoquer les populations, les décideurs, les politiques, et leur dire : «on s'est retroussé les manches, voilà les plastiques qu'on a ramassés devant chez vous». Ensuite, l'idée est de mettre des unités de recyclage à disposition des villes afin de montrer que la technologie existe. On ne va pas s'arrêter à la collecte.

Tous les plastiques sont-ils récupérés ?

Non, les microplastiques se constituent après un an de dérive de plastique. C'est une aiguille dans une botte de foin. C'est de la pollution passée, plus difficile à récupérer. Mais on va pouvoir s'attaquer à la pollution future, qui ne fait que croître. Ce qui flotte dans la mer, c'est essentiellement la pollution de consommation des gens : les bouteilles en plastique, les sacs plastiques… Des choses qu'on peut facilement remplacer dans les usages.

Y a-t-il un risque pour la faune qui nagerait près de la surface ?

Le risque zéro n'existe pas, mais il y a des sonars à l'avant des bateaux qui font fuir les cétacés. C'est déjà expérimenté. Pour les tortues, peut-être que cela arrivera qu'une se fasse piéger, mais les tapis sont prévus pour ne pas être agressifs : elle va monter dans le bateau et retomber dans la mer de l'autre côté. Et s'il y a une bonne daurade, on la mettra dans le barbecue à l'arrière du bateau, c'est ça aussi, l'économie circulaire.

Vous avez dit que le bateau fonctionnerait avec 75% d’énergie propre ?

Aujourd'hui sur le papier, on n'est pas loin du 100%, mais ce sera forcément un peu moins. 75%, c'est déjà énorme : aujourd'hui aucun bateau de travail n'est en énergie verte, même à 20%.

Eolien avec deux grands mats à l'arrière, solaire, vent, pyrolyse avec 4 à 5 tonnes de gasoil par jour estimées… On a travaillé des milliers d'heures pour trouver le meilleur compromis. Quand on ramasse les déchets, on a besoin d'avoir une vitesse constante ce qui est impossible avec la voile, donc on utilise l'énergie électrique : le solaire et l'éolien. Quand on a besoin d'aller plus vite pour changer de zone, on navigue à la voile (près de 3000 m2 de surface).

Comment saurez-vous où aller pêcher des plastiques ?

On ne sait pas encore avec précision mais on va se concentrer sur l’Asie du Sud-est, l’Amazonie, le Nigeria et l’est de la Méditerranée. Quand on regarde les chiffres, la majorité des plastiques arrivent des 10 plus grands fleuves du monde. Mékong, Yangtsé, Gange, Amazonie… On n’a pas besoin d’aller ratisser toute la surface des océans, on peut se poster à la sortie des fleuves. Par ailleurs, les agences spatiales comme l’ESA ont décidé de lancer des satellites en 2020 pour repérer les amas de plastiques. Enfin, on utilisera deux drones qui ont 50 km d’autonomie.

Que reste-il à faire avant la première campagne prévue en 2022 ?

A partir du mois de septembre, 12 personnes chercheront des correspondants dans chaque pays et devront déterminer où va aller le Manta, obtenir les accords de navigation, les accords pour déposer nos déchets plastiques… Pour l'instant on a un quart du financement, 7000 donateurs et 25 mécènes et on a besoin d'en trouver une centaine.

Ce projet est-il amené à être décliné ?

Oui, imaginons un seul camion poubelle à l'échelle de la France, ce serait insuffisant. L'idée est que chaque pays puisse monter son propre projet pour financer des bateaux. Nous sommes là pour développer une technologie, la mettre au point, et mettre les plans en open data. Une fois que tout est prêt, après six ou sept ans de travail, on laissera tout à disposition gratuitement. Il ne faut pas que tout le monde perde des millions de dollars pour mettre au point un tel bateau.

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