Philippe Corcuff (avatar)

Philippe Corcuff

Professeur de science politique, engagé dans la renaissance d'une gauche d'émancipation, libertaire, cosmopolitique et mélancolique

Abonné·e de Mediapart

333 Billets

1 Éditions

Billet de blog 5 avril 2024

Philippe Corcuff (avatar)

Philippe Corcuff

Professeur de science politique, engagé dans la renaissance d'une gauche d'émancipation, libertaire, cosmopolitique et mélancolique

Abonné·e de Mediapart

Guillaume Meurice/Coco : l’humour politique est-il incritiquable ?

En revenant sur une « blague » controversée de Guillaume Meurice, via son récent livre « Dans l’oreille du cyclone », et sur un dessin de Coco passé inaperçu en décembre, une interrogation sur les dérapages politiques de l’humour à propos des drames du Proche-Orient, aérée par l'ouvrage de Michel Wieviorka : « La dernière histoire juive »…

Philippe Corcuff (avatar)

Philippe Corcuff

Professeur de science politique, engagé dans la renaissance d'une gauche d'émancipation, libertaire, cosmopolitique et mélancolique

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Il est attristant que des humoristes (comme Guillaume Meurice) et des dessinatrices (comme Coco) reçoivent des courriers d’insultes (moi-même, bien qu’ayant bien peu d’humour, j’en reçois de temps en temps pour ce que j’ai pu écrire ou dire ici ou là). Il est inacceptable qu’ils soient l’objet de menaces de mort ; et c’est en encore plus ignoble dans le cas de Coco, en tant que rescapée des assassinats djihadistes de mes amis de Charlie Hebdo le 7 janvier 2015 (1). Intenter une action judiciaire contre Meurice, alors qu’il n’y avait pas d’incitation à la haine raciale dans sa « blague » sur France Inter du 29 octobre 2023 – ce qui ne veut pas dire qu’elle ne portait pas des ambiguïtés du point de vue de l’antisémitisme, particulièrement risquées dans un contexte de remontée de l’antisémitisme en France – est une mauvaise chose pour la liberté d’expression. Et pourtant des traits d’humour de Meurice et des dessins de Coco, et d’autres, peuvent être critiqués. Car il n’y a aucune raison qu’une modalité de la critique – sa forme humoristique – puisse prétendre tout critiquer sans pouvoir être critiquée à son tour. Dans le cas contraire, ce serait également une mauvaise chose pour la liberté d’expression dans des sociétés pluralistes à idéaux démocratiques.

Guillaume Meurice ou comment publier aux éditions du Seuil un livre de 171 pages dont le presque vide est rempli par l’autojustification (ou l’effet Naulleau-Onfray)

J’ai apprécié un précédent livre publié par Meurice en 2023 sous le titre Petit éloge de la médiocrité (2). Je l’ai écrit dans une chronique mensuelle que je fais sur le site du Nouvel Obs (3). On peut lire dans cet ouvrage de l'humoriste de France Inter une ode à la place des fragilités ordinaires en politique. Et Meurice lance à un moment de manière suggestive : « Un peu d’humilité ne nuirait pas face à ce qui nous dépasse complétement » (p. 95).

Mais, patatras !, sa « blague » douteuse du 29 octobre dans l‘émission « Le grand dimanche soir » sur France Inter, avec la caricature du premier ministre israélien Benjamin Netanyahu en « une sorte de nazi sans prépuce », a ouvert de nouvelles interrogations. Antisémite Meurice ? Non, mais il a mis le doigt, sans s’en rendre compte, dans une assimilation entre « juif » et « nazi » qui est devenu un stéréotype antisémite (du type : « Regardez les Juifs font aux Palestiniens ce que les nazis leur ont fait »). Et cela tombe dans un contexte inflammable où des usages antisémites de telles ambiguïtés sont davantage probables. Par ailleurs, il a pu alimenter une relativisation à pente négationniste de la Shoah dans le rapprochement avec les massacres en cours à Gaza. Et loin de faire preuve de « l’humilité » dont il se réclamait en 2023, il s’est enfermé dans la dénégation. Ce qui m’a conduit à rectifier mon jugement dans la chronique qui a suivi (4).

Meurice vient même de consacrer tout un livre à l'autojustification de son 29 octobre : Dans l’oreille du cyclone (5). Les prestigieuses éditions du Seuil ont ainsi publié un ouvrage de 171 pages largement vide de contenu éthique, politique et intellectuel, très peu drôle, mais empli d’un bétonnage dans le déni, sans qu’une moindre faille ou faiblesse puisse être reconnue : « je ne comprends pas comment je pourrais m’excuser d’une faute que je n’ai pas commise » (p. 38), « n’ayant pas commis de faute… » (p. 66)… Selon ce narcissisme dogmatique, le Mal ne viendrait que de l’extérieur, du « Système », mais il ne pénètrerait jamais en soi (chez les autres, oui, souvent même - et c’est contre les turpitudes des autres que l’humour de Meurice est principalement dirigé en général – mais moi vous n’y pensez pas, j’ai des couilles de gauche en béton !). On est loin de la vigilance du grand théoricien critique Theodor Adorno appelant à « aussi penser contre soi-même » (6). Charline Vanhoenacker a eu davantage le sens autocritique des fragilités humoristiques - cela pourrait être lié à une tendance genrée – quand elle a demandé à Meurice de « prendre la parole pour tenter d’apaiser les choses » (p. 78). Elle s’est néanmoins heurtée à un mur viriliste. Ça ressemble à un récent livre de dialogue entre Éric Naulleau et Michel Onfray, La gauche réfractaire (7), où les deux compères, dans leurs cheminements respectifs de la gauche vers l’extrême droite, apparaissent focalisés sur tous les gens qui leur voudraient du mal en bétonnant l’autojustification à partir d’un certain vide intellectuel. Et Meurice a pourtant le culot de l’autocélébration intellectuelle : « j’aime le questionnement » (p. 136)… en tout cas en ne s’aventurant pas trop loin de son ego. Et il se met alors nu devant nous (pas trop nu, quand même, car il demeure fort habillé de certitudes) en tant que victime : « Ainsi va la vie d’un humoriste en France, en 2023 » (p. 134)…  Les premières larmes coulent sur nos joues attendries…

Cependant le moi de Meurice prétend s’étendre à une cause politique générale (c’est le « moi Meurice, Président des humoristes… et phare de la gauche radicale »). Il nous assène ainsi la preuve par l’extrême droite de sa totale innocence avec un arrière-goût complotiste : une « polémique montée de toutes pièces, instrumentalisée par une extrême droite qui ne rêve que de privatisation du service public audiovisuel » (p. 21) et « l’agenda politique de l’extrême droite » (p. 24). Si on est vraiment de gauche, on est immédiatement au garde à vous, de nouveau la larme à l’œil. « Tout le monde se lève pour Meurice, Meurice, Meurice… » Et si on ne fait pas le jeu de l’extrême droite en osant critiquer ce qui ne serait pas critiquable, on se vautre soit dans « la malhonnêteté intellectuelle » (p. 76) et « la mauvaise foi » (p. 139), soit dans « l’hypocrisie » (p. 115), soit dans « la lâcheté » (p. 72, p. 163 et p. 168). Je crains d’être, pour les fans de Meurice dans la gauche radicale (ma famille politique qui m’adore !) qui vont s’exprimer sur le fil de commentaires de ce billet de blog de Mediapart, tout à la fois un « allié objectif de l’extrême droite », d’une « malhonnêteté intellectuelle »  et d’une « mauvaise foi » crasses, un « hypocrite » et un « lâche », voire un « con », selon l’expression de « l’amour révolutionnaire » d’Houria Bouteldja à mon égard sur sa page Facebook le 2 avril 2024.

À un moment, il semble que Meurice va s’extirper de ce fatras d’autojustification politique en ouvrant une piste potentiellement autocritique : « J’ai d’ailleurs toujours eu du mal à comprendre comment un humoriste pouvait se prendre au sérieux, son métier consistant précisément à lutter contre cet esprit et faire dégonfler les têtes » (p. 103). Toutefois il ne comprend pas qu’il s’adresse la critique à lui-même. Et la mécompréhension de son effort d’autoréflexion critique l’empêche de faire dégonfler sa propre tête. C’est ballot !

Meurice  ne semble pas s’intéresser aux sciences sociales. Il n’est pas le seul : c’est assez courant aujourd’hui aussi parmi les politiciens et les technocrates qui nous gouvernent, quand ils n’en font pas un être maléfique, « islamogauchiste » et « wokiste », qui menacerait La Civilisation (8). Or, les sciences sociales mettent souvent en évidence que le sens des mots et des paroles ne dépend pas seulement des intentions de leurs locuteurs, mais aussi et surtout du contexte social, idéologique et politique dans lequel ils apparaissent. Cela fragilise quelque peu l’ego qui campe sur ses intentions. Cela aurait pu plaire au Meurice du Petit éloge de la médiocrité, pas à celui du 29 octobre et de ses suites. C’est à cause des faiblesses de nos intentions individuelles dans les effets de nos paroles et de nos actes sur le cours du monde qu’un des fondateur de la sociologie moderne, Max Weber, a forgé la notion d’éthique de responsabilité (9), c’est-à-dire qui ne se soucie pas seulement des principes et des intentions mais aussi des conséquences, en ce qu’elles échappent justement souvent aux principes et aux intentions. Pas de contexte chez Meurice, que de bonnes intentions ! Quand on lui parle des actes antisémites en augmentation, il ne comprend « pas le lien entre ce que j’ai pu dire et ces derniers. D’ailleurs, il n’y en a aucun » (p. 64). L’intention individuelle de la bonne âme humoristique de gauche radicale est toute-puissante. C’est pourquoi, pour lui, une blague est « antisémite » ou « ne l’est pas » (p. 76) : il n’y a pas d’entre-deux, pas de zone grise entre le noir et le blanc. Comme le notait le philosophe Clément Rosset, « Il n’est pas de remède contre la clairvoyance : on peut prétendre éclairer celui qui voit trouble, pas celui qui voit clair » (10). Cependant l’antisémitisme ou l’islamophobie, ou le sexisme, ou l’homophobie, ou la transphobie ne se réduisent pas à des intentions antisémites, islamophobes, sexistes, homophobes ou transphobes. Car il peut y avoir des effets antisémites, islamophobes, sexistes, homophobes ou transphobes sans que cela ne passe par de telles intentions (11).

Un dessin de Coco comme illustration du narratif du gouvernement israélien

L’humour alimente fréquemment les controverses politiques autour des massacres perpétrés au Proche-Orient ces derniers temps en France. La députée LFI Sophia Chikirou a réagi violemment à un dessin de la dessinatrice Coco paru dans Libération le 11 mars dernier : « Vous n’aurez pas notre haine mais vous la méritez ».

Illustration 1

Une vague d’insultes et de menaces de mort inadmissibles a, après le tweet de Chikirou, déferlé sur Coco. Pour ma part, je ne vois pas de problème dans ce dessin, en ce qu’il montre l’horreur de la famine à Gaza généré par l’intervention militaire israélienne, tout en ajoutant une ironie critique vis-à-vis de la religion dominante sur ce territoire.

Par contre, un autre dessin, antérieur, de Coco, datant de décembre 2023, a une portée politique beaucoup plus inquiétante. Et pourtant il n’a pas suscité de polémique. Il faut dire qu’il n’a pas eu la même existence publique : il fait partie de ses dessins de presse qui ne sont pas publiés, le dessinateur réalisant souvent plusieurs dessins dont un seul va être sélectionné. À ma connaissance (qui peut être défaillante), celui-là n’a paru ni dans Charlie Hebdo, ni dans Libération. Il a quand même connu une petite existence publique via Charlie Déchaîné (@CharlieDechaine) qui publie chaque jour une sélection de dessins de presse et de caricatures sur X (ex-Twitter). Il a publié ce dessin de Coco le 10 décembre 2023, qui a dû donner son autorisation pour que cela puisse se faire (12) :

Illustration 2

Ce dessin reprend le narratif du gouvernement israélien selon lequel le responsable des dizaines de milliers de civils, dont beaucoup d’enfants, serait le Hamas et pas le gouvernement israélien. Ce ne serait pas les bombes israéliennes qui tueraient mais le Hamas, en faisant des enfants des boucliers humains. Le Hamas est responsable des crimes contre l’humanité du 7 octobre en Israël, mais les crimes de guerre à Gaza sont de la responsabilité de l’armée israélienne. Et si l’armée israélienne arrête ses bombardements, les massacres s’arrêtent. Il y a quelque chose d’horrible dans le redoublement dessiné ici par Coco de la propagande gouvernementale israélienne légitimant une tuerie. Quelque chose qui doit pouvoir être critiqué politiquement, même si ce point de vue doit bénéficier de la libre expression.

J’avais en juin 2023 opposé l’humour de gauche de Charline Vanhoenacker et de sa bande (sur France Inter) à l’humour de droite de Gaspard Proust (sur l’Europe 1 de Vincent Bolloré) et sa litanie de lieux communs réactionnaires (13). Avec la « blague » de Meurice et le dessin de Coco, cela devient plus compliqué. Il manque notamment quelque chose à cet humour de gauche pour alimenter, via l’ironie, un imaginaire émancipateur : le sens de l’autodérision. Sur ce plan, le dernier livre du sociologue Michel Wieviorka peut s’avérer utile.

Michel Wieviorka et les « histoires juives »

Illustration 3

Wieviorka a publié en novembre 2023 : La dernière histoire juive. Âge d’or et déclin de l’humour (Denoël) (14). Le sociologue contextualise le genre humoristique nommé « histoires juives » : il prendrait son essor à la fin des années 1960 aux États-Unis (avec des figures cinématographiques comme Woody Allen, Mel Brooks ou les frères Joel et Ethan Coen), tout en puisant dans l’expérience antérieure du shtetl et du yiddish dans l’Europe de l’Est d’avant la Seconde Guerre mondiale. Mais cet humour juif rebondit aussi en France avec, par exemple, le film Les Aventures de Rabbi Jacob de Gérard Oury (1973).

Wieviorka met en évidence que, à la différence, de nombre d’histoires drôles qui « reposent sur un stéréotype » en disqualifiant « la cible visée pour mieux valoriser le narrateur et son public », il y a de « l’autodérision » dans ces « histoires juives » (p. 39), mais également un « sens de l’absurde éventuellement poussé très loin » (p. 90), dans un rapport à une histoire collective aux composantes tragiques. Ce type d’humour ouvre en pratique le questionnement contre les certitudes dogmatiques, comme dans cette histoire reprise par le sociologue (p. 177) :

Un goy et un Juif conversent dans un train.

- Pourquoi vous, les Juifs, lorsqu’on vous pose une question, répondez toujours par une autre question ?

- Pourquoi pas ?

Notes :

(1) Philippe Corcuff, « Mon ami Charb : les salauds, les cons, l’émotion ordinaire et la tendresse », blog Mediapart, 8 janvier 2015.

(2) Guillaume Meurice, Petit éloge de la médiocrité, Éditions Les Pérégrines, 2023.

(3) Philippe Corcuff, « De Israël/Gaza à Arras : pour une politique de la fragilité », site du Nouvel Obs, 17 octobre 2023.

(4) Philippe Corcuff, « De nos intimités désorientées à une gauche déréglée par le Proche-Orient », site du Nouvel Obs, 22 novembre 2023.

(5) Guillaume Meurice, Dans l’oreille du cyclone, Seuil, mars 2024.

(6) Theodor Adorno, Dialectique négative (1e éd. : 1966), Payot, 1992, p. 286.

(7) Michel Onfray et Éric Naulleau, La gauche réfractaire, Bouquins, 2022.

(8) Pour une réponse à ces fantasmes d’extrême droite, de droite, « macroniste » et de gauche dite « républicaine, voir la réédition en format de poche de Les mots qui fâchent. Contre le maccarthysme intellectuel, sous la direction d’Alain Policar, Nonna Mayer et Philippe Corcuff, éditions de l’aube, 2024 (1e éd. : 2022).

(9) Max Weber, « La profession et la vocation de politique » (conférence de 1919), dans Le savant et le politique, préface et traduction de Catherine Colliot-Thélène, La Découverte/poche, 2003, pp. 185-204.

(10) Clément Rosset, Le réel. Traité de l’idiotie, Minuit, 1977, p. 60.

(11) Voir Philippe Corcuff, « De Simenon et Audiard à Médine : d’un humanisme défaillant face à l’antisémitisme », site du Nouvel Obs, 22 août 2023.

(12) Je remercie Grégory Molle qui a découvert la provenance de ce dessin qui circulait sur X (ex-Twitter) en mars 2024 sans références, parfois confondu avec le dessin qui faisait l’objet de la polémique.

(13) Philippe Corcuff, « De Pierre Dac à Gaspard Proust, en passant par Charline Vanhoenacker… Rire de tout, sans limites ? », site du Nouvel Obs, 15 juin 2023.

(14) Voir Jean Baubérot, « Faire un pas de côté avec Michel Wieviorka », blog Mediapart, 21 novembre 2023.

**********************************

Lecture complémentaire sur les polarisations manichéennes autour des drames du Proche-Orient :

« Manichéisme de Judith Butler et  BHL, fragilités d’Anne Sylvestre et Batman », par Philippe Corcuff, site du Nouvel Obs, 29 mars 2024.

**********************************

Vient de paraître le 3 avril 2024 :

Les Tontons flingueurs de la gauche. Lettres ouvertes à Hollande, Macron, Mélenchon, Roussel, Ruffin, Onfray

Par Philippe Corcuff et Philippe Marlière

Editions Textuel, collection « Petite Encyclopédie critique », 94 p., 11,90 euros

Illustration 4

Sommaire

Introduction : En finir avec les « sauveurs suprêmes » qui affaiblissent la gauche

  1. Un contexte confusionniste favorisant l'extrême droitisation
  2. Impasses d'un républicanisme autoritaire et d'un populisme sans démocratie
  3. Lettre ouverte à un ancien président qui a perdu la gauche
  4. Lettre ouverte à un président barrage-marchepied de l'extrême droite
  5. Lettre ouverte à un « insoumis » autoritaire
  6. Lettre ouverte à un communiste sécuritaire
  7. Lettre ouverte à un rebelle fermé au monde
  8. Lettre ouverte à un anarchiste à la dérive ultraconservatrice

Conclusion : Pour une gauche concrètement d'émancipation

Philippe Corcuff aux « Matins de France Culture » le 2 avril 2024, pour parler des Tontons flingueurs de la gauche

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.