CE qu'il y a de plus scandaleux dans le scandale c'est qu'on s'y habitue. Il semble pourtant impossible que l'opinion demeure indifférente à la tragédie qu'est en train de vivre une jeune fille de vingt-deux ans, Djamila Boupacha.
En septembre 1959 une bombe - qu'on désamorça avant qu'elle eût explosé - fut placée à la Brasserie des Facultés d'Alger. Cinq mois plus tard Djamila Boupacha fut arrêtée. Son procès va s'ouvrir le 17 juin ; aucun témoin ne l'a identifiée, il n'existe pas contre elle l'ombre d'une preuve. Pour établir sa culpabilité il fallait des aveux : on les a obtenus. Dans la plainte en séquestration et tortures qu'elle vient de déposer, Djamila les rétracte et elle décrit les conditions dans lesquelles elle les a passés. Un grand nombre de témoins dont elle cite les noms et les adresses sont prêts à confirmer les faits qu'elle rapporte. L'accusée et son avocat, Me Gisèle Halimi, réclament qu'une enquête les établisse officiellement avant l'ouverture du procès. Les voici tels qu'elles les rapportent :
La nuit du 10 au 11 février, une cinquantaine de gardes mobiles, de harkis, d'inspecteurs de police, firent irruption dans le domicile où Djamila vivait avec ses parents. Ils la battirent ainsi que son père et son beau-frère, et ils emmenèrent les trois suspects à El-Biar. Là, les militaires, dont un capitaine parachutiste, piétinèrent Djamila et lui défoncèrent une côte (1). Cinq jours plus tard elle fut transférée à Hussein-Dey, où trois harkis, deux militaires et trois inspecteurs en civil lui administrèrent " le second degré ". On lui fixa des électrodes au bout des seins avec du papier collant Scotch, puis on les appliqua aux jambes, à l'aine, au sexe, sur le visage. Des coups de poing et des brûlures de cigarettes alternaient avec la torture électrique. Ensuite on suspendit Djamila par un bâton au-dessus d'une baignoire et on l'immergea à plusieurs reprises. " On ne va pas te violer, ça risquerait de te faire plaisir ", lui dirent, quelques jours plus tard, les hommes qui la questionnaient. Et Djamila précise :
" On m'administra le supplice de la bouteille ; c'est la plus atroce des souffrances ; après m'avoir attachée dans une position spéciale, on m'enfonça dans le ventre le goulot d'une bouteille. Je hurlai et perdis connaissance pendant, je crois, deux jours. "
Un témoin dont on connaît le nom et l'adresse l'a vue à Hussein-Dey évanouie, sanglante, traînée par ses geôliers. (Djamila était vierge.)
On la montra encore pantelante à son père, un homme de soixante-dix ans, qui à la suite de plusieurs séances de tortures dut être admis d'urgence à l'hôpital Maillot. Il se trouve aujourd'hui au camp de Béni-Messous, bien qu'aucune charge n'ait été relevée contre lui. A El-Biar, Djamila fut mise en présence de son beau-frère Abdelli Ahmed, qui, dit-elle, portait lui aussi de terribles traces de coups et de sévices, et qui est détenu à la prison d'Alger. Arrêtés ensemble, accusés de la même participation à la même association de malfaiteurs, leurs cas ont été cependant dissociés : chacun a été témoin des traitements infligés à l'autre et l'on craint s'ils étaient déférés à la même audience publique qu'ils ne fassent état de leur expérience commune.
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