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L’École Supérieure de Guerre 1876-1940

Général (CR) Jean DELMAS. Article paru dans la Revue historique des armées, n°228, 2002
Les numéros entre parenthèses correspondent aux appels des notes, consultables en bas de page.

A près le désastre de 1870, c’est l’heure des bilans et d’une réflexion particulièrement vive sur les causes militaires ; l’accent est mis en priorité sur l’incompétence du haut-commandement et des états-majors ; rejeter toute la responsabilité de la défaite sur le corps d’état-major était peut-être excessif, mais il était sûrement responsable de la carence de la pensée militaire française. Responsabilité des hommes, des structures ? Je remarque que les trois officiers généraux qui sont les responsables de la réforme de l’enseignement militaire, après 1871, sont tous trois issus de ce corps si discrédité : Cissey, Castelnau et Lewal.

Changer, tout le monde était d’accord, mais pourquoi faire ? Les objectifs étaient beaucoup moins nets que cette volonté de changement. Former des officiers d’état-major ? Former le futur haut-commandement, c’est-à-dire dégager des élites ? Ce n’était pas obligatoirement la même chose : en tous les cas, une réponse différente à ces questions influait sur les programmes à enseigner et sur le volume des candidats à admettre. Devait-on s’inspirer de l’exemple prussien ? Le colonel Stoffel venait de publier, en 1871, les rapports militaires qu’il avait adressés de Prusse à l’Empereur entre 1866 et 1870. Son rapport du 23 avril 1868 sur la supériorité de l’armée prussienne estimait qu’en 1866, les armées prussiennes ont dû une grande part de leur succès aux officiers d’état-major et concluait « méfions-nous de l’état-major prussien (1) » . On ne s’en était pas méfié et on avait vu… Alors, était-ce le modèle ?

Vers la création de l’E.S.G.

La volonté de réforme s’englua d’abord pendant neuf ans dans des commissions dont il n’est pas inintéressant de retenir certains points de vue :

La commission Pourcet (1871-1872)
Composée de douze officiers généraux du corps d’état-major, chargée de le réorganiser, elle conclut au maintien du corps fermé, avec toutefois une passerelle pour un recrutement vers toutes les armes. Mais une minorité (dont le général Lebrun) rédigea un contre-projet et obtint de remettre au ministre son « opinion dissidente » sous forme de projet de la minorité. Original, il est à la base de textes ultérieurs. Il prévoyait :
- la suppression du corps d’état-major,
- la création d’un service d’état-major où pourront être admis par concours tous officiers, de capitaine à colonel (320 officiers),
- la formation d’officiers aides d’état-major, parmi les officiers de troupe, ce qui permettait de porter les effectifs du temps de paix au complet de guerre,
- la transformation de l’école d’application d’état-major en Ecole de Guerre ayant pour objectif de donner à de jeunes officiers recrutés par concours, une instruction supérieure et de faciliter leur préparation au concours d’admission dans le service d’état-major.
L’avis de la majorité, transformé en projet de décret, resta dans les limbes.

La commission d’organisation de 1874 (Castelnau)
Les objectifs avaient été cette fois nettement définis par le ministre, le général du Barail, dans un rapport au président de la République, Mac Mahon :
« Donner aux officiers de toutes armes, reconnus aptes, une instruction étendue et approfondie dans les branches les plus élevées de l’art de la guerre,
- les initier aux connaissances étrangères à la spécialité de leur arme,
- préparer ainsi des éléments pour le recrutement des grades supérieurs de l’armée, tel doit être, un peu de mots, le but d’une semblable institution qui devait en outre former des officiers pour les fonctions d’état-major (2) »
.

La formation des officiers d’E.M. n’était donc pas l’objectif premier. Toutefois, du Barail précisera ultérieurement à Castelnau : « …bien que la création d’une Ecole supérieure de Guerre puisse être regardée comme indépendante de la réorganisation du corps d’étatmajor et recevoir ainsi la solution qui lui est propre, il n’en existe pas moins entre ces deux ordres d’idées une relation intime… (3) »

La commission Castelnau aboutissait à conserver un corps d’état-major fermé, à transformer son école d’application en école d’application de l’infanterie et de la cavalerie où les lieutenants, sortis de Saint-Cyr dans l’infanterie et la cavalerie, pourraient se préparer à l’École supérieure de Guerre, à la sortie de laquelle, en fonction du classement, les stagiaires seraient admis à choisir soit le corps permanent d’E.M. soit le retour dans leur arme. Plusieurs projets de loi successifs modifiant ces propositions restèrent mort- nés.

Création de cours spéciaux d’enseignement supérieur
Devant ces tergiversations, le nouveau ministre de la Guerre, le général de Cissey, décida, par décret du 18 février 1875, la création de cours spéciaux d’enseignement supérieur, d’une durée de 2 ans, destinés à préparer les officiers de toutes armes au service d’état-major, après concours d’admission (4). Ces cours ouvrirent le 15 mai pour les 72 officiers admis (c’est la première promotion de ce qui devint l’E.S.G.). Le général Lewal en prit la direction en septembre 1877. Abandonnant son appellation école d’application d’E.M., elle devint, le 15 juin 1878, l’Ecole militaire supérieure.

La loi sur le service d’état-major fut enfin votée le 20 mars 1880.
Notons ses principales dispositions :
- suppression du corps d’état-major ;
- le service d’état-major est assuré par un personnel de toutes armes, titulaire du brevet d’état-major, employé temporairement à ce service, et placé hors cadres mais continuant à appartenir à son arme et y concourant pour l’avancement ;
- l’Ecole militaire supérieure devient l’Ecole supérieure de Guerre (E.S.G.) où peuvent être admis par concours les capitaines, lieutenants et sous-lieutenants de toutes armes ayant accompli cinq années de service comme officier, dont trois dans la troupe. Après avoir satisfait aux épreuves de sortie, ils reçoivent le brevet d’état-major. Peuvent y prétendre aussi les capitaines et officiers 42 supérieurs de toutes armes après examen spécial ; ce seront les brevets directs ;
- le personnel du Service devait comprendre 300 officiers (dont 140 capitaines).

L’E.S.G. jusqu’en 1914

Le recrutement de l’E.S.G.

Il s’effectua jusqu’à la Grande Guerre, selon les prescriptions de la loi de 1880, avec un seul additif en 1913, qui introduit une limite d’âge supérieure : 37 ans. On a voulu certainement fermer l’accès de l’E.S.G. à des capitaines à l’avancement lent, car d’un autre côté, la tendance était de vouloir reculer la condition d’ancienneté minima à six ans de services comme officier au lieu de cinq, dans le but d’avoir des officiers d’un esprit plus mûr, ce qui était compréhensible dans la mesure où, comme nous le verrons plus loin, les programmes d’études prenaient de la hauteur.

Cette suggestion ne fut pas retenue pour des problèmes de gestion : en augmentant d’un an la limite d’ancienneté minima, on diminuait d’autant le temps à passer dans le service d’E.M. Or la section du personnel se plaignait déjà de n’avoir pas ses effectifs au complet en capitaines ; des capitaines trop anciens ne serviraient à l’E.M. que trois ou quatre ans, ce qui était insuffisant. Il fallait donc augmenter les effectifs admis au concours.

La courbe des officiers admis (5) présente, sur près de quarante ans, une notable régularité, avec une légère croissance relativement régulière. Partant de 72 (6), elle culmine à 101 en 1906 pour revenir à 85 en 1913. La section du personnel réclamait des promotions de 110. On y opposait le manque de ressources en locaux, en personnel d’encadrement et en chevaux.

Quant à la courbe des officiers ayant concouru (7), elle présente de très grandes irrégularités, avec une caractéristique générale : le concours est de plus en plus difficile, avec une pointe en 1909, 89/514, soit un peu moins d’un sixième d’admis.

Expliquons quelques-unes des irrégularités de cette courbe, et d’abord la chute spectaculaire après la première année. Ces premières vicissitudes du recrutement de l’E.S.G. tiennent à plusieurs raisons :

Problème d’avancement.
Les officiers les plus distingués des régiments ne recherchaient pas, à l’origine, l’E.S.G. Sur place, ils étaient appréciés de leur chef de corps et de l’inspecteur général. Ils étaient mieux assurés d’être présentés au choix, qu’en entrant en concurrence avec d’autres officiers stagiaires.

Pendant quelques années, ceux qui se présentèrent à l’E.S.G. pouvaient être ceux qui se sentant primés par d’autres, tentaient leur chance ailleurs.

Et comme il y avait peu de candidats, on en déduisit rapidement que les médiocres étaient admis à l’E.S.G., ce qui déconsidéra d’autant la nouvelle école qu’elle n’accordait aucun avantage d’avancement au contraire de Fontainebleau et de Saumur.

Afin de lutter contre cette tendance, il fut décidé d’accorder une majoration de 6 mois d’ancienneté aux brevetés qui figuraient au tableau pour capitaine et commandant.

Cet avantage survint au moment où les officiers des premières promotions parvenaient aux grades supérieurs et où il apparut que leur brevet pouvait favoriser leur avancement.

Problème de la composition interarmes des promotions
Dans le projet de loi sur le service d’E.M. préparé à partir des travaux de la commission Pourcet, une crainte s’était manifestée : que ce service soit absorbé par les armes dites spéciales à l’époque (artillerie et génie) ; leurs officiers, issus de Polytechnique puis de l’école de Fontainebleau, possédaient des connaissances militaires bien plus assurées que les officiers issus de Saint-Cyr, et une plus grande habitude du travail intellectuel. Ne menaceraient-ils pas de monopoliser toutes les places ?

Pareille inquiétude se développa quand on constata, entre 1876 et 1883, le pourcentage croissant d’officiers d’artillerie et du génie admis à l’E.S.G. (8) qui atteignit 45 % en 1883. Les polytechniciens qui constituaient alors la presque totalité des artilleurs et sapeurs admis à l’E.S.G., n’allaient-ils pas monopoliser le haut-commandement alors qu’ils ne constituaient à l’époque que le tiers des sous-lieutenants sortis des Ecoles ?

Une controverse se développa : « Certains esprits ne voyaient ni danger ni inconvénient à cette invasion de l’E.S.G. par les « armes spéciales » . Si le but de l’institution est de fournir aux jeunes officiers les plus capables de l’armée l’instruction qui leur est nécessaire pour faire partie de l’E.M. et aspirer plus tard à l’exercice des hauts-commandements, il importe peu, du moment que la désignation des officiers se fait par voie de concours, qu’ils appartiennent à telle ou telle arme, et la proportion de plus en plus grande des officiers sortis de Polytechnique paraît être, au contraire, une garantie de la composition supérieure du personnel de l’état-major et du haut-commandement (9). »

Pareil raisonnement était mal reçu par les autres armes. Lié aux problèmes d’avancement évoqués plus haut, il provoqua, une fois la curiosité du premier concours passée, la désaffection des officiers de l’infanterie et de la cavalerie, issus de Saint-Cyr, pour la nouvelle école. Ceux-ci estimaient ne pas jouir d’une égalité des chances devant le concours. C’est pour parer à ce reproche qu’une des commissions avait proposé, en vain, de transformer l’école d’application d’état-major en école d’application de l’infanterie et de la cavalerie.

Pour égaliser, sinon les chances, mais le niveau des candidats, il aurait fallu relever celui du concours de Saint-Cyr. C’était impossible : les besoins de la gestion des cadres d’une armée devenant une armée de service obligatoire, obligeaient au contraire à ouvrir de nouveaux postes de sous-lieutenants, donc à abaisser le niveau du concours d’entrée à Saint-Cyr.

On limita alors par arme le nombre d’officiers à admettre à l’E.S.G. L’élimination des programmes de parties purement scientifiques transforma de plus le concours d’admission, en faisant surtout appel à des connaissances générales.

En 1912, la situation est totalement inversée : l’infanterie est dominante : 68 (dont 4 infanterie coloniale) sur 85, pour 7 cavaliers, 9 artilleurs et 1 sapeur. Elle l’était d’ailleurs surtout à cause des nombreuses démissions de jeunes officiers polytechniciens arrivant à l’expiration de l’engagement de quatre ans contracté à l’entrée à Polytechnique.

Le rapporteur du budget de la Guerre pour l’exercice 1913, le sénateur Milliès-Lacroix, s’en inquiétait particulièrement pour l’artillerie en sous-effectif notoire d’officiers ; pour faire face à sa réorganisation « l’on a dû recourir au passage dans l’artillerie de 150 lieutenants d’infanterie et doubler le nombre de nominations d’adjudants au grade de sous-lieutenants… L’industrie privée (notamment métallurgique, mécanique, électrique et transports) recherchera longtemps encore les sujets d’élite que l’on rencontre parmi nos officiers d’artillerie dont le bagage scientifique acquis à l’Ecole s’est fortifié d’études complémentaires et de stages pratiques dans les établissements constructeurs du ministère de la Guerre (10). »

Deux explications conjoncturelles peuvent être ajoutées au commentaire des courbes du tableau n°1 : la chute des candidatures en 1894-1895-1896 correspond à l’affaire Dreyfus, la seconde après 1900 au ministère André et à l’affaire des fiches.

Le contenu de l’enseignement de l’E.S.G. avant 1914

Il est plus connu que la sociologie des promotions. Les contributions de Maillard, Bonnal et Foch d’une part, de certains professeurs d’arme comme Pétain, Lanrezac, Fayolle ou Maudhuy, d’autre part, ont été longuement commentées.

Retenons simplement quelques caractéristiques :
• une influence prussienne certaine au début, depuis le « De quoi s’agit-il » de Verdy du Vernois que Foch s’est approprié, jusqu’à la méthode des cas concrets.
• Une instruction purement militaire, exercée par des militaires, les conférenciers civils sont rares. Il y a donc une très faible ouverture vers l’extérieur.
• Une très dangereuse collusion tactique – histoire militaire dans le même cours. R. Girardet en a très bien décrit les inconvénients dans le colloque du Centenaire.
• Une hésitation permanente, avec mouvement de balancier, concernant l’objectif : former de simples officiers d’étatmajor ou former le futur hautcommandement ? Dans ce cas, ne faut-il pas dépasser tactique et technique d’état-major pour aborder la stratégie ? C’est la tentation de Bonnal et l’élaboration d’une doctrine stratégique de l’Avant-Garde, alors que certains commandants de l’Ecole réclament une plus grande prudence et un retour à une réalité plus prosaïque dans les exercices. L’E.S.G. devient la source doctrinale.

Le problème du niveau de l’enseignement se posait de deux manières :
• où s’initier à la stratégie, si on ne le fait pas à l’E.S.G., seule école interarmes existant au niveau enseignement supérieur ?
• mais les stagiaires ne sont-ils pas en général trop jeunes, donc pas assez mûrs pour acquérir une telle formation ? Et n’auront-ils pas tout oublié quand ils arriveront à l’âge d’exercer de hautes fonctions ? Si le lieutenant Gamelin entre à 27 ans à l’E.S.G. en 1899, que lui restera-t-il de l’enseignement reçu quand il aspirera au commandement suprême près de quarante ans plus tard ?

On pourra remarquer que Foch et Fayolle n’ont été admis à l’E.S.G. qu’à 34 et 37 ans. Ils ne semblent pas en avoir souffert. N’est-ce pas ces quelques années supplémentaires de maturité qui ont fait la différence ? Y a-t-il un âge idéal pour aborder les problèmes stratégiques ? La question sera posée régulièrement depuis la création de l’E.S.G.

L’extension de l’enseignement de l’E.S.G. avant 1914

Deux réponses différentes furent sucessivement données à la question : où s’initier à la stratégie et à quel âge ?

La 3e année d’études
Foch, commandant l’E.S.G. à partir de 1908, estimait indispensable d’accorder un complément de formation à certains stagiaires de l’Ecole car écrivait-il au ministre :
« Dans l’ensemble de la guerre, il y a des situations stratégiques à éclaircir, à asseoir. Et ces situations par leur étendue, leur configuration, leurs voies de communications diffèrent absolument des situations tactiques envisagées pour la bataille…Le grand commandement doit disposer d’aides capables d’étudier ces situations et suffisamment informés pour pouvoir les comprendre et les traiter en sous-ordres. Il faut les préparer. »

Foch proposa donc une 3e année d’E.S.G., réservée au 15 premiers du classement de la 33e promotion (dont le capitaine Billotte et le lieutenant Doumenc). A compter du 15 novembre 1909, cette 3e année proposait un programme où l’on notera :
- bases de la conduite de la guerre, bilan des forces et des intérêts au point de vue politique, géographique, financier, militaire, géopolitique
- cours de Serrigny (conséquences philosophiques et sociales de la guerre) ;
- théorie de la stratégie moderne et de la guerre d’armées avec études des campagnes de 1813 à nos jours ; - technique de la guerre d’armées (marches, ravitaillement, transports…)

Ce ne fut qu’une expérience qui souleva de nombreuses critiques :
- les parlementaires estimaient que l’E.S.G. ayant été créée par une loi, la modification de sa scolarité devait donc passer par la voie législative ;
- cette 3e année réduisait d’un an le séjour en état-major ;
- les stagiaires (moyenne d’âge : 32 ans) étaient trop jeunes ;
- c’est une école de « maréchaux » . Pas de carrières prédestinées !

Mais la 3e année, non renouvelée, provoque la création d’un nouvel organisme d’enseignement militaire supérieur.

La création du Centre de Hautes Etudes militaires – CHEM.
Créé par décret du 21 octobre 1910, le CHEM est ouvert, à partir de février 1911, à des hommes plus mûrs, plus expérimentés mais encore jeunes : commandants inscrits au tableau ou lieutenant-colonels récemment promus. D’une durée de six mois… « organisé dans les locaux de l’E.S.G., placé sous la direction du chef d’étatmajor général de l’armée, auquel sera adjoint pour cette tâche le commandant de l’Ecole de guerre. Les travaux, d’un ordre essentiellement pratique, comporteront, sur la carte et sur le terrain, l’étude du fonctionnement de l’armée et du groupe d’armées (…) L’étude des problèmes compliqués que soulève la conduite des armées modernes, à peine abordée au cours des deux années d’Ecole de guerre, faute de temps (…) pourra ainsi recevoir un plus grand développement et se diffuser pour le plus grand bien du fonctionnement à la guerre des états-majors et du hautcommandement. Ainsi se comblera peu à peu une lacune qui existait dans notre haut enseignement militaire… »

On n’eut pas vraiment le temps d’expérimenter sur une longue période les enseignements du CHEM. La guerre éclatait rapidement et surprenait la 38e promotion à la fin de sa deuxième année. Celle-ci était caractéristique dans sa composition de ce qu’était devenu le recrutement de l’E.S.G. Sur 85 admis, il y avait 69 saint-cyriens, 9 polytechniciens, 6 saint-maixentais, 1 rang (un cavalier engagé en 1891, sous-officier de 1893 à 1897, promu sous-lieutenant en 1897, capitaine en 1908).

C’était le résultat de plusieurs facteurs :
- réduction progressive à la fin du XIXe siècle des nominations des lieutenants par le rang (de 70 % à 50 %) au profit des concours directs (Saint-Cyr et Polytechnique) ;
- difficulté croissante du concours par suite de la progression du nombre de candidats ;
- désaffection prononcée des polytechniciens pour la carrière des armes qui se traduit autant au niveau de l’E.S.G., qu’au niveau des sous-lieutenants promus (4 % seulement à la veille de la guerre).

L’E.S.G. pendant l’Entre-deux-guerres

Une élite militaire plus diversifiée

Dès la fin de la guerre, il y eut volonté chez le ministre et le haut-commandement d’organiser l’instruction des officiers en tenant compte des enseignements de la guerre et de la réduction prévisible de la durée du service militaire qui déboucherait sur une « Armée cadre » . La priorité devrait donc être accordée à l’instruction et aux Ecoles, en particulier à la formation et au recyclage des officiers de complément, afin d’assurer la relève de ceux qui avaient tant contribué au succès des armées françaises.

Dès mars 1919, le 3e bureau du G.Q.G. (donc Pétain) publiait un programme d’études concernant les Ecoles :
• Pour le recrutement des élèves-officiers, s’il rejetait le système de l’école unique, démocratique en apparence, mais conduisant à un nivellement par le bas, il préconisait par contre - car le recrutement d’une élite était indispensable - la fusion de Polytechnique militaire et de Saint-Cyr, amalgame possible à condition de renforcer le programme scientifique du concours, ce qu’exigeait d’ailleurs l’aspect probable du conflit futur : « une école supérieure de recrutement unique serait commune à toutes les armes : nos meilleurs officiers, dès leurs premiers pas dans la carrière, vivraient la même vie journalière… Ainsi serait préparée efficacement l’union des armes au combat et réalisée la véritable unité d’origine, celle si féconde de l’élite de notre corps d’officiers (11). »

Ce projet, comme tant d’autres, resta dans les cartons.

• Pour l’E.S.G., les objectifs devaient être de donner à des officiers confirmés par un séjour prolongé dans la troupe et sélectionnés avec soin :
- l’instruction générale nécessaire en vue de la conduite de la guerre, qui exige des connaissances dépassant le cadre d’études strictement militaires ;
- une instruction militaire supérieure ;
- une instruction technique d’EM confirmée par un stage obligatoire d’un an dans un état-major de corps d’armée.

• L’enseignement supérieur ne se bornait pas à l’E.S.G. Le C.H.E.M. devait être rouvert à l’intention de lieutenants-colonels et de colonels promus à ces grades avant d’avoir atteint respectivement 47 ans et 51 ans et demi. L’enseignement devait être coordonné entre les deux écoles. On résolut d’abord le problème en nommant un commandant unique (Debeney le 17 juillet 1919). Mais c’est au niveau des programmes que s’effectua la répartition des missions. Pour être bref, citons le général Duffour, ancien commandant de l’E.S.G. pendant cette période : « en un mot, l’enseignement du C.H.E.M. concerne la stratégie qui est la mise en oeuvre générale des forces militaires de toute nature sur un ou plusieurs théâtres d’opérations, alors que l’enseignement de l’Ecole de Guerre porte sur la tactique… » Ajoutons que pendant l’Entre-deux-guerres l’E.S.G. n’eut aucune volonté doctrinale.

Il apparut très vite que l’E.S.G., même complétée - pour certains - par le C.H.E.M., ne permettait pas de faire face, dans le cadre de la sélection des élites de l’armée de terre, à des besoins de plus en plus spécifiques. En particulier une formation beaucoup plus scientifique était exigée d’un certain nombre d’officiers qui « appelés à travailler en collaboration avec les ingénieurs et à se tenir en relation avec le monde savant, doivent avoir une forte culture scientifique leur permettant d’assurer, en liaison avec les constructeurs, l’élaboration des programmes d’armement, l’examen des avant-projets de matériels nouveaux, l’expérimentation de ces matériels… » Ces officiers, dits techniciens, devaient suivre un cours de deux ans d’enseignement technique avec les ingénieurs, à l’Ecole supérieure des fabrications d’armement (ESFA). C’est la naissance du brevet technique (1935) qu’évoque le général Couture dans un autre article de ce numéro de la RHA, et qui va opérer une ponction, de même que la création des ingénieurs des fabrications d’armement, sur les candidatures à l’E.S.G. d’officiers à formation scientifique. En effet, le législateur n’avait pas prévu de recrutement direct pour l’E.S.F.A., estimant nécessaire une solide formation militaire de base. L’E.S.F.A. est donc réservée, à compter de 1936, par concours, aux officiers « toutes armes » ayant 35 ans au plus, sept ans de grade d’officier dont trois dans la troupe. Son attrait pour les polytechniciens fut grand et revalorisa le recrutement militaire à l’X.

Le recrutement de l’E.S.G. de 1921 à 1939

Après deux promotions admises sur dossier (rattrapage des conséquences de la guerre, notamment pour les officiers reçus ou admissibles en 1914), le concours est rouvert en 1921. Sont admis à concourir les lieutenants, capitaines, commandants ayant 26 ans minimum, 39 ans au plus et ayant au moins trois ans de service comme officier en corps de troupe. L’éventail d’âge est donc encore plus ouvert qu’avant guerre.

La variété des origines militaires des offciers admis est bien plus grande qu’avant 1914 où l’E.S.G. était la demeure privilégiée des saint-cyriens et des polytechniciens.

Quatre ans de guerre sont passés par là.

L’étude des promotions de la 40e à la 60e permet de faire plusieurs constations :
- la désaffection déjà remarquée avant 1914 des polytechniciens pour l’E.S.G. se poursuit, avec une crise particulière dans les années 1926-1930 ; elle est enrayée à partir de 1936, laissant place à une spectaculaire reprise (de 7 à 21 stagiaires en quatre ans) ;
- une baisse relative des saint-cyriens par rapport au volume total des promotions, dans la première décennie. En 1926, ils ne représentent que 50 % de la promotion ;
- une proportion considérable d’officiers admis ni saint-cyriens, ni polytechniciens. Pour identifier ces « autres » , il faudrait analyser systématiquement toutes les promotions. En attendant que ce travail soit effectué, j’ai pratiqué des sondages, sur quatre promotions, dans les armes que je croyais les plus homogènes et que j’avais déjà étudiées dans la période précédente, c’est-à-dire l’artillerie et le génie. J’avais commencé ces sondages avec l’idée qu’au moins la grande majorité des officiers de ces armes admis à l’E.S.G. était issue de l’X.

Le tableau n°3 démontre qu’il n’en est rien :
- à la 49e promotion, sur 21 artilleurs et sapeurs, seulement 4 polytechniciens ;
- à la 54e promotion, sur 18 artilleurs et sapeurs, seulement 6 polytechniciens ;
- La 58e promotion marque le redressement : 11 polytechniciens sur 18 sapeurs et artilleurs.

Le tableau n° 3 montre également la variété des origines de ces « autres » (du rang aux Grandes Ecoles). Cet éventail est aussi ouvert dans les autres armes, ce qui explique le nombre important d’officiers admis à l’E.S.G. ni saint-cyriens, ni polytechiciens. Mais plus les promotions s’éloignent de la guerre, et surtout à partir de la 55e promotion (1934), plus la proportion des « autres » diminue. En 1938, sans être insignifiante, elle est devenue la moitié de celle de 1925.

Les promotions de l’E.S.G. entre les deux guerres sont donc nettement moins homogènes quant à leur recrutement que celles d’avant 1914. Néanmoins, quelque soit le nombre des officiers ni polytechniciens, ni saint-cyriens admis à l’E.S.G., on peut affirmer qu’il n’influe pas sur la composition du haut-commandement français en 1940 puisque tous les commandants de groupe d’armées et d’armées ont été brevetés avant 1914, Gamelin l’étant dès 1901.

Conclusion

De sa naissance jusqu’en 1939, l’E.S.G. est la colonne vertébrale de l’enseignement militaire supérieur. D’abord seule école militaire supérieure jusqu’en 1910, elle sera doublée progressivement, en amont comme en aval, d’une série de formations complémentaires qui constitueront après 1945 un éventail très ouvert pour la sélection des élites de l’armée de Terre (cf. tableau n° 4).

L’E.S.G. a difficilement échappé à l’ambiguité de sa naissance : formation d’officier d’état-major ou sélection de l’élite militaire ? La création d’une École d’état-major en 1947 est une réponse pour tenter d’y échapper, cette école devant former des « techniciens » d’état-major.

L’E.S.G. a toujours conservé son mode de sélection, le concours, avec des épreuves qui ont été peu modifiées pendant la période étudiée. Après 1921, elle a élargi le champ de la culture générale dispensée, s’est ouverte davantage aux conférenciers civils, mais sur le plan militaire elle s’est refusée à une réflexion stratégique, par opposition à ce qui s’était passé avant 1914. Par ailleurs, elle ne peut faire face à la formation d’une élite scientifique militaire dont le besoin crée une nouvelle filière de formation à compter de 1935.

Domaine des saint-cyriens et des polytechniciens dès sa création, elle est devenue plus variée dans son recrutement après 1919. A-t-elle sélectionné l’élite de l’armée de Terre, c’est-à-dire ceux qui ont exercé les plus importants commandements au moment des opérations ?

En se bornant aux données chiffrées, il faut faire quelques constatations :
- en 1914, les brevetés commandent 6 sur 7 des armées, 2/3 des CA, 40 sur 46 divisions d’infanterie d’active et 18 sur 21 des commandements de l’artillerie de CA. Un désintérêt manifeste pour l’E.S.G. se remarque chez les coloniaux et les cavaliers.
- en 1930-1940, s’affirme le monopole des saint-cyriens et des polytechniciens brevetés sur les commandements des groupes d’armées, des armées et même des CA (43 sur 45).
L’E.S.G. mène bien au haut-commandement : y entrer n’y amène pas obligatoirement, n’y pas entrer en interdit – sauf très rares exceptions (Noguès par exemple) – l’accès.
- on pouvait se demander ce qu’était devenu le haut-commandement en 1945 après la tourmente de la défaite, les déchirements du gaullisme et du vichysme, de la Résistance. Le tableau n° 5 marque encore une très forte prépondérance des brevetés dans le commandement des armées de la Libération.

Que deviendra ce quasi-monopole, lors du progressif développement de l’Enseignement militaire supérieur scientifique et technique ? la réponse nécessiterait de très longs développements, si ce n’est une thèse pour la période 1947-1993.

Notes :

Le président Lebrun remet la croix de la Légion d'honneur à l'École supérieure de Guerre, le 6 avril 1935. © S.H.A.T.
1 Stoffel.- Rapports militaires écrits de Berlin. Paris 1871, p. 130-131.
2 Lt-colonel Defontaine.- Historique de l’E.S.G. - ch. III, p. 18.
3 Lt-colonel Defontaine.- op. cit. ch. III, p. 21.
4 Cissey poussa activement la réalisation de ce projet : insertion au JO le 21 février, arrivée des candidatures au ministère le 5 mars, composition écrite le 17 mars, liste d’admissibilité le 28 mars, oral du 3 au 29 avril ; 15 mai ouverture des cours - 290 admis à concourir (sur 324), 125 admissibles, 72 admis. (c’est la première promotion de ce qui devait devenir l’E.S.G.)
5 Cf. tableau n° 1.
6 Pourquoi 72 ? Parce que, explique Defontaine, c’est un chiffre divisible par 2, 3, 4, 6, 8 et 9 et qu’en conséquence cela facilite les groupements d’élèves.
7 Cf. tableau n° 1.
Le colonel Foch. © S.H.A.T.
Tableau n°1 : candidats admis à se présenter à l'ESG et candidats admis définitivement de 1876 à 1912
8 Cf. tableau n° 2
9 Defontaine, op. cit. p. 16
10 Rapport sur le budget de la Guerre 1913 - Sénat, p. 38.
Tableau n°2 : pourcentage des officiers de l’artillerie et du génie dans les promotions de l’E.S.G. (1876-1913)
L'École militaire en 1937, gravure de Pierre Desbois. © S.H.A.T.
11 Paoli (Colonel). - La reconversion, p. 68.
Tableau n° 3 : répartition par origine militaire ou Grandes Ecoles des officiers de l’artillerie et du génie de quatre promotions
Tableau n° 4 : Développement de l'enseignement militaire supérieur (Terre) 1876-1947 DEVELOPPEMENT DE L' ENSEIGNEMENT MILITAIRE SUPERIEUR (TERRE)
Tableau n° 5 : commandement des armées à la Libération (CEF, 1re AF, 2e DB, FFO, DA Alpes)

Le général Jean DELMAS a été chef du Service historique de l’armée de Terre de 1980 à 1986 et président de la Commission française d’histoire militaire de 1989 à 1999. Docteur en histoire, il est l’auteur de nombreux articles et ouvrages d’histoire militaire.

Bibliographie : • Archives du S.H.A.T. notamment EMAT/3e bureau - Etude sur les promotions de l’E.S.G., 1963. • Actes du colloque du centenaire de l’E.S.G. (1876- 1976) (13-14 mai 1976) publiés par l’E.S.G., s.d. • Defontaine (lieutenant-colonel) : Historique de l’Ecole supérieure de Guerre. ESG - polygraphie, 1914. • Duffour (général) : « Les exigences et les disciplines actuelles du haut enseignement militaire » . In Revue de Paris, mars-avril 1935. • Dutailly (Henry) : Les problèmes de l’armée de Terre française (1936-1939), Publication du Service historique de l’armée de Terre - Vincennes, 1981. • Gugliotta (Georges) : Un officier d’état-major, le général Courtot de Cissey, réorganisateur de l’armée française, Thèse d’État, Montpellier III, 1987, 1109 p. • Millies-Lacroix (sénateur) : Rapport fait au nom de la commission des finances sur le projet de loi fixant le budget général de l’exercice 1913. Sénat - 1913 - Annexe au PV séance du 29 mars 1913. • Paoli (colonel) : L’armée française de 1919 à 1939. T.1 : La reconversion - Paris, s.d. • Ragueneau (lieutenant-colonel) : Les études militaires en France et la préparation du Haut-Commandement. Paris, Berger Levrault, 1913, 48 p. • Rocolle (Pierre) : L’hécatombe des généraux. Ed. Lavauzelle, 1980, 373 p. • Serman (W.) : Les officiers français dans la nation (1848-1914). Aubier, 1982, 281 p. • Shinn (Terry) : L’Ecole polytechnique (1794-1914). Savoir scientifique et pouvoir social. Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1980, 261 p. • Soutou (Georges-Henri) et Hudemann (Rainer) (sous direction) Eliten in Deutschland und Frankreich im 19. und 20. Jahrhundert, R. Oldenbourg Verlog, Munich 1994.