C’est peut-être la plus élaborée des opérations de manipulation politique en ligne jamais découverte : le site d’information indien The Wire révèle, jeudi 6 janvier, l’existence d’un vaste système de manipulation des messages sur les réseaux sociaux en Inde. Mise en place, selon les investigations du média, au profit du parti hindouiste ultraconservateur Bharatiya Janata Party (BJP), parti du premier ministre, Narendra Modi, cette opération, toujours en cours, est gérée par le biais d’une simple application pour téléphones : Tek Fog.
D’après The Wire, qui s’appuie sur les révélations d’un lanceur d’alerte ayant utilisé l’application et sur une multitude de constatations techniques, la principale fonction de l’application est de contrôler les trends (« tendances »), la liste des sujets les plus discutés sur Facebook ou Twitter.
L’application permettrait de créer et de contrôler facilement une multitude de faux comptes
Pour ce faire, l’application permettrait de créer et de contrôler facilement une multitude de faux comptes sur lesquels il serait possible de publier, de manière automatisée, des messages utilisant des mots-clés prédéfinis, ce qui permet de faire automatiquement remonter des sujets dans les listes de trends. The Wire a notamment pu constater qu’en avril 2020 l’outil avait été utilisé pour publier plus de 50 000 messages contenant le même mot-clé en moins d’une demi-heure.
L’application intègre une batterie d’outils permettant de contourner facilement les protections mises en place par Telegram, Google, Facebook ou Twitter, en générant des adresses électroniques temporaires ou en contournant les outils d’authentification à deux facteurs de ces services. Un outil de contournement destiné à WhatsApp – extrêmement populaire en Inde – permet également aux utilisateurs de se connecter à des comptes « inactifs » de tiers, pour envoyer automatiquement des messages aux contacts habituels de ces derniers.
Critiques sur la religion ou le sexe des cibles
Tek Fog a également accès à une base de données détaillée sur de très nombreux citoyens indiens, classés par emploi, religion, langue, âge, genre et même description physique, comme l’a constaté The Wire. Cette base de données alimente un autre outil de l’application, qui permet de répondre automatiquement à des internautes sur les réseaux sociaux, adjoignant au message de réponse des insultes ou des critiques sur la religion ou le sexe de la cible.
Le média indien a pu vérifier que, sur une période de quatre mois, au début de 2021, 18 % des réponses reçues par les 280 femmes journalistes les plus suivies sur Twitter émanaient de comptes gérés via l’application. « La plupart de ces messages contenaient un ou plusieurs mots injurieux qui apparaissent dans l’interface de l’application, et suggèrent que le classement des cibles dans différentes catégories permet de viser des victimes avec une très grande finesse », écrit The Wire.
Qui a créé et gère Tek Fog ? L’enquête de The Wire pointe dans la direction de deux entreprises et d’un homme, Devang Dave, le responsable des élections du BJP et ancien responsable du numérique du parti politique. Ce dernier nie tout lien avec Tek Fog, accusant The Wire « d’utiliser un jargon technique pour tromper tout le monde ». La démonstration du site d’information, certes complexe, est pourtant édifiante, et le BJP n’a pour l’heure apporté aucun élément contredisant les preuves mises au jour par The Wire.
Climat toxique pour les médias indépendants
Techniquement, Tek Fog semble avoir été conçue en collaboration par deux entreprises, la société de technologies américano-indienne Persistent Systems et le réseau social ShareChat, populaire en Inde. Les deux sociétés sont des poids lourds du secteur : Persistent Systems est cotée en Bourse à Bombay, avec un chiffre d’affaires annuel de plus de 500 millions d’euros ; ShareChat, valorisée à près de 3 milliards de dollars, compte parmi ses investisseurs… Twitter, qui était à la tête de l’une des premières levées de fonds de l’entreprise, avec un investissement de 100 millions de dollars en 2019. Dans un communiqué transmis au Monde, ShareChat « nie, de la manière la plus ferme, avoir aidé, financièrement ou d’une autre manière, le groupe de personnes liées à cette application Tek Fog », et précise n’avoir jamais eu aucune relation avec Persistent Systems.
Associations et médias dénoncent depuis des années un climat de plus en plus toxique pour les opposants au gouvernement de Narendra Modi
Une source au sein de Persistent Systems a permis à The Wire de constater que de très nombreux fichiers de développement de Tek Fog figuraient dans l’espace de partage de fichiers internes de l’entreprise. Le journal explique par ailleurs que, peu de temps après que ses enquêteurs ont contacté le BJP pour lui poser des questions sur l’application, le compte Twitter anonyme utilisé par leur source a été piraté.
Associations et médias dénoncent depuis des années un climat de plus en plus toxique pour les médias indépendants et les opposants au gouvernement de Narendra Modi, qui a par ailleurs mis en place des lois très sévères visant à limiter la liberté d’expression sur les réseaux sociaux. Les campagnes de cyberharcèlement contre les journalistes, notamment les femmes, sont monnaie courante dans le pays. A l’été 2021, The Wire, Le Monde et leurs partenaires au sein du « Projet Pegasus » avaient par ailleurs révélé que de multiples personnalités de la société civile indienne, dont des journalistes de The Wire, avaient été la cible d’une attaque au moyen du puissant logiciel espion de la société NSO Group. Une enquête parlementaire est toujours en cours à ce sujet.
Mise à jour le 10/01/2022 : Ajout de la réaction de ShareChat.
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