90 minutes L'émission de Canal +, connue notamment pour
					 sa traque de Total en Birmanie, ses enquêtes sur le scandale du Crédit lyonnais
					 et sur le suicide du ministre Robert Boulin. Ici, Paul Moreira en reportage en
					 Irak.

90 minutes L'émission de Canal +, connue notamment pour sa traque de Total en Birmanie, ses enquêtes sur le scandale du Crédit lyonnais et sur le suicide du ministre Robert Boulin. Ici, Paul Moreira en reportage en Irak.

L'Express

Albert Londres, le saint patron des journalistes, voulait « porter la plume dans la plaie ». Manifestement, y introduire une caméra se révèle plus ardu. De la première diffusion de Cinq Colonnes à la Une, en 1959 (lire l'encadré) à la polémique qui nimba de soufre l'émission Les Infiltrés lors de sa création à l'automne 2008, la télévision se pique pourtant de filmer là où ça fait mal. A l'heure où l'agence Capa planche sur une deuxième série de reportages, le procédé continue à faire débat. Sur Canal +, le film de Patricia Tourancheau et Franck Guérin sur la manière dont la police gonfle ses statistiques, Cannabis, prostitution, sans-papiers : la politique du chiffre (Le 20 février à 22 h 25 sur Canal +), démontre qu'on peut aussi enquêter sans se planquer. En général, le journalisme d'investigation, genre qui requiert pugnacité et discrétion, s'accommode difficilement des contraintes de l'image. Comment faire parler ceux qui préfèrent se taire lorsqu'on se balade avec une caméra à l'épaule ? Comment révéler ce qui est tu quand on ne peut pas filmer ?

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L'enfer du trottoir

Depuis le lancement d'Envoyé spécial, en 1990, sur Antenne 2, les émissions de reportage se multiplient. Sur M 6, Capital et Zone interdite popularisent le genre et inventent un style (« C'est la prrrremière fois qu'une caméra pénètre au rayon pantoufles de ce supermarché brestois »), tandis que TF 1 institue Le Droit de savoir, présenté par un Charles Villeneuve en complet gris dénonçant inlassablement l'enfer du trottoir. En 2008, Cellule de crise, émission produite par Tony Comiti pour France 2, propose aux téléspectateurs d'entrer dans les rouages d'une enquête en montrant, de l'intérieur, le travail des journalistes sur des sujets comme le handicap ou le surendettement. Complément d'enquête (France 2), Pièces à conviction (France 3), Sept à huit (TF 1), 90 Minutes, Lundi Investigation et Spécial Investigation (Canal +) ou Secrets d'actualité (M 6) complètent, au fil des années, l'inventaire non exhaustif de ces émissions de reportage et d'« investigation », fourre-tout sémantique qui recouvre des méthodes contrastées et des bonheurs divers. « D'une manière générale, la presse française, et pas seulement la télé, pratique beaucoup moins l'enquête que les médias anglo-saxons : elle préfère le commentaire à l'investigation », juge le journaliste Daniel Schneidermann, chroniqueur de Libération rompu à l'analyse cathodique et créateur du site @rrêt sur images.

« Il faut avoir la patience d'attendre et l'envie de gratter la façade. C'est exactement le même boulot qu'en presse écrite : 90 % du travail se fait sans caméra », explique Bernard Nicolas, trente-deux ans de journalisme au compteur, « passionné par la vérité officielle, la façàon dont on la fabrique et comment on l'impose ». En 1999, cet ancien rédacteur en chef de TF 1 rejoint 90 Minutes, sur Canal +. L'équipe de Paul Moreira et de Luc Hermann fait alors les riches heures de l'investigation télévisée. Jusqu'en 2006, 90 Minutes traque Total en Birmanie, décrit le travail des enfants dans l'industrie textile cambodgienne, détricote le scandale du Crédit lyonnais, reprend l'enquête sur l'affaire Boulin, piste les assassins du juge Borrel.

Les infiltrations à la Wallraff

Dans un autre genre, Les Infiltréspratiquent le sous-marinage. L'idée n'est pas d'hier : dans les années 1970, François Debré réalise en caméra cachée un reportage sur la prostitution enfantine aux Philippines, Les Trottoirs de Manille. A la même époque, un journaliste de presse écrite allemand, Günter Wallraff, passe d'une identité à une autre pour infiltrer un magazine à sensation aux méthodes douteuses, une usine aux conditions de travail inhumaines, ou, plus récemment, une fabrique de petits pains pas chers produits par de modernes esclaves. Il passe deux ans dans la peau d'Ali Sinirioglu, travailleur immigré turc, avant d'écrire Tête de Turc, témoignage sur le racisme ordinaire. Mais c'est un reporter irlandais qui systématise sur petit écran les infiltrations à la Wallraff : Donald MacIntyre devient célèbre en 1999, lorsque la chaîne britannique BBC One diffuse ses reportages à hauts risques sur les hooligans de Chelsea ou l'agence de top-modèles Elite.

Créateur des Infiltrés, Laurent Richard ne dissimule pas ses influences, tout en soulignant que la « cam'cach' », comme on dit, est un procédé vieux comme l'information : « Après tout, la presse écrite fait bien plus de "stylo caché" que la télévision ! » Lui se défend d'en faire une recette : « Le concept s'est imposé alors qu'on travaillait sur deux sujets, le travail au noir et la vie sans papiers. A partir de là, on a bâti une collection de sept reportages impossibles à faire en caméra visible, comme les sectes ou les clandestins de Calais. »

Le principe n'est pas sans danger. Paul Moreira se méfie ainsi des images volées, restreignant leur usage au minimum : « En France, il règne une culture du secret et de l'opacité qui rend parfois pertinent le recours à la caméra dissimulée, admet le journaliste. Mais on ne peut faire d'investigation qu'en étant loyal avec les gens. L'enquête est plus importante que toutes les images qu'on pourra rapporter en caméra cachée : il faut se méfier de la fascination qu'elles exercent, du voyeurisme qu'elles induisent. » Sans compter les risques qui pèsent sur ceux qui consentent à parler : « Pour moi, il est inacceptable qu'une personne perde son emploi ou subisse des presssions parce qu'elle a bien voulu témoigner, assène Moreira. Je n'ai aucun scrupule à supprimer de telles séquences. » Bernard Nicolas le reconnaît : « On se pose moins de problèmes déontologiques lorsqu'on a affaire à des méchants. »

Pour Moreira, « le problème de l'investigation en télé, c'est que le off [ce qui n'est pas censé être dit et entendu] est très difficile à exploiter, car on dépend de ce que les gens veulent bien nous donner, des "insiders" qui acceptent de parler ou de confier des documents. » La plupart des enquêteurs reconnaissent buter sur certains sujets : « Les services secrets, le contre-espionnage, les officines de renseignement restent des thèmes extrêmement difficiles à traiter, faute d'images », estime Laurent Richard. « Au début de 90 Minutes, on a délibérément laissé tomber le champ politico-financier, très labouré par la presse écrite et laborieux à illustrer », constate Paul Moreira. Faute d'images, on se rabat alors sur des plans de paperasses empilées dans des classeurs, des plans floutés ou des personnages à contre-jour.

Par manque d'imagination ? « Je n'ai pas souvenir d'avoir renoncé à un sujet parce que je ne pouvais pas le traduire en images, tempère Bernard Nicolas. Il y a toujours un moyen. Souvenez-vous de cette enquête sur le Crédit lyonnais, diffusée sur Arte, où tout était raconté avec des personnages en pâte à modeler ! » Quand on veut, on peut.

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