Par un après-midi ensoleillé, Nguyen Thi Thanh Hang, 35 ans, joue du hachoir sur un tas de carcasses fraîchement dépouillées. Elle s’attend à une forte affluence ce soir. Elle propose tous les jours la même spécialité et les affaires marchent bien, nous dit-elle, même si tout le monde ne partage pas sa passion pour la viande de chat.

Les Vietnamiens ne consomment du chat que depuis une vingtaine d’années, mais ils sont de plus en plus friands de ce mets, longtemps interdit. Les aficionados apprécient les qualités gustatives et les vertus médicinales du “petit tigre”. Les autres trouvent que l’animal serait mieux employé à pourchasser les rats.

La province de Thai Binh, située dans le nord du Vietnam, à une centaine de kilomètres au sud-est de la capitale, Hanoi, dans le delta du fleuve Rouge, est l’une des grandes régions rizicoles du pays. Elle est réputée pour sa production agricole et pour sa cuisine à base de chat, venue de Chine au début des années 1990. Les rues de la capitale de la province, Thai Binh, où Hang exerce ses talents depuis douze ans, sont bordées de restaurants arborant sur leurs menus des images de félins.

Impressionner les amis

Les clients n’hésitent pas faire des kilomètres pour acheter des plats de chat à emporter, pour les mariages ou d’autres occasions festives. “Beaucoup de gens de Hanoi viennent se fournir ici en viande de chat pour en offrir à leurs proches. A Thai Binh, on la prépare tellement bien que nos clients savent qu’ils ne manqueront pas d’impressionner leurs amis.”
Les autorités ne sont pas aussi enthousiastes que les clients de Hang. En 1995, le gouvernement provincial a interdit les plats à base de viande de chat, craignant qu’une pénurie de félins ne favorise la prolifération des rats. Deux ans plus tard, elles ont mis sur pied un programme d’élevage de chats pour tenter d’enrayer le problème. L’interdiction a cependant été impossible à appliquer, confie Nguyen Van Hoang, de la direction provinciale du Commerce et de l’Industrie. “Les inspecteurs étaient impuissants parce qu’aucune sanction ou amende n’était prévue en cas d’infraction.”

Faute de dispositions véritablement dissuasives, les lois du marché jouent en défaveur des chats, qui valent plus cher morts que vivants. Hang dit en abattre dix à quinze par jour. Elle les achète l’équivalent de 3 euros pièce “à des gens du coin ou à des revendeurs qui en achètent dans les provinces du Sud”. Un animal pèse 1,5 kg à 2 kg en moyenne et sa viande cuisinée est vendue l’équivalent de 5 euros le kilo, précise-t-elle.

Aliment “chaud”

Il y a différentes façons de préparer la viande de chat : coupée en morceaux, puis sautée, ou cuite dans un bouillon, ou encore cuisinée avec des légumes. Quelle que soit la recette, on l’accompagne presque toujours de copieuses rasades d’alcool de riz. “Le chat se marie très bien avec l’alcool, explique Hang. Les gens aiment venir ici passer un bon moment avec leurs amis et se régaler avec un bon repas.” Certains sont également convaincus que la viande de chat est bonne pour la santé, explique Hoang Van Nam, directeur des services vétérinaires du ministère de l’Agriculture. “Ils pensent qu’elle fortifie et aide à être en meilleure santé.” A l’instar de la viande de chien, celle de chat est considérée comme un aliment “chaud”, dans la médecine traditionnelle chinoise, qui classe les aliments en fonction de leurs effets sur l’organisme. En outre, en consommer en début ­d’année ou de mois est censé éloigner la malchance. Les avis des environs, eux, sont d’un tout autre avis. Nguyen Phan Tien, 42 ans, exploite 0,18 hectare de rizière aux abords de Thai Binh. En 2010, les rongeurs ont détruit un cinquième de ses récoltes et un peu plus encore en 2011. “J’ai perdu 1,8 million de dongs [65 euros] l’année dernière”, déplore-t-il, ce qui correspond à près de 10 % du revenu annuel moyen au Vietnam. “La situation ne serait pas aussi grave s’il y avait davantage de chats. D’accord, leur viande est réputée nourrissante, mais on a tort d’en manger.” Son voisin, Luong Thanh, un agriculteur à la retraite, raconte que sa famille a dépensé l’équivalent de 10 euros pour faire installer une clôture antirats autour de ses cultures. “Ça fait des années que ça dure parce que tous les chats sont tués pour être mangés. Et on ne compte plus ceux qui se sont fait voler leur animal.”

Les autorités, qui distribuent gratuitement chaque année des produits antirongeurs aux cultivateurs, assurent toutefois que le problème a été résolu. “Il n’y a plus autant de rats qu’avant”, affirme Nguyen Quang Ming, l’ancien directeur du service de la protection des végétaux du ministère de l’Agriculture.

Tandis qu’autorités, cultivateurs et consommateurs débattent du pour et du contre, un fonctionnaire de la province donne sa vision des choses sous couvert d’anonymat. “N’oublions pas qu’auparavant les chats pullulaient ici : c’est pour cela que l’on s’est mis à les tuer pour les manger. Et puis on a découvert que leur chair avait un goût exquis.”