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aux origines de la guerre d’Algérie


article de la rubrique les deux rives de la Méditerranée > la guerre d’Algérie
date de publication : samedi 12 juin 2004


Extraits de l’entretien d’Annie Rey-Goldzeiguer [1] avec Christian Makarian et Dominique Simonnet, publié dans l’Express du 14 mars 2002.


[En 1930, la France célèbre le centenaire comme si l’histoire de l’Algérie avait commencé en 1830. On présente les colonies comme des terres à civiliser, à éduquer.] De leur côté, certains Algériens tentent de ranimer l’idée du monde médian. Ils veulent la citoyenneté, l’égalité. En 1936, le Congrès musulman, qui réunit à Alger les forces religieuses et politiques, se déclare en faveur de l’assimilation. A Paris, un projet, connu sous le nom de Blum-Viollette, est élaboré pour donner la citoyenneté à 30 000 personnes. Immédiatement, les colons s’y opposent : manifestations violentes, propagande intensive en France... Blum, alors en situation difficile, préfère renvoyer l’affaire aux calendes grecques. A son tour, le Front populaire a échoué sur la question algérienne. Pourtant, les Algériens l’avaient voulue, cette assimilation, ils en avaient rêvé, ils étaient prêts. Une fois encore, ils doivent déchanter. Une fois encore, l’espoir retombe.

Et c’est donc par déception que les Algériens vont commencer à se tourner vers autre chose : l’idée séparatiste.

Oui, la déception sera terrible, et la coupure, définitive. L’idée nationaliste est née après la Première Guerre mondiale. Le Parti communiste, d’abord, implanté en Algérie, avait tenté d’organiser les « Nord-Africains » en créant sa section coloniale. Il avait recruté un personnage clef, Messali Hadj, fils de cultivateurs de Tlemcen, qui avait fait son service militaire à Bordeaux et était plein d’admiration pour la société française. Dans la France des années 20, celui-ci a compris que le mot « exploitation », que l’on manie dans les milieux syndicaux, peut s’appliquer non seulement au patron envers son employé, mais aussi au colonisateur envers le colonisé. Messali Hadj va devenir le chef du mouvement algérien l’Etoile nord-africaine, créé en 1926 et, en 1937, devant une immense foule rassemblée dans un stade d’Alger, il prononce pour la première fois le mot d’indépendance. Prenant dans ses mains un peu de terre, il déclare : « Cette terre n’est pas à vendre. C’est la nôtre ! »

En mai 1940, quand la France défaite s’enfonce dans le pétainisme, comment réagit l’Algérie ?

Pour les Français d’Algérie, c’est d’abord une consternation de convenance. Le mythe de la puissance française s’effondre. Ils pleurent les malheurs de la métropole. Et puis, le choc passé, ils se réjouissent. L’échec, disent-ils, ce n’est pas celui de la France, mais de l’anti-France, du Front populaire, qui menaçait leurs privilèges, de la gauche progressiste, qui avait failli faire leur malheur avec ce projet Blum-Viollette. Tout cela est désormais écarté. Enfin, on va pouvoir rétablir l’ordre colonial ! Travail, famille, patrie... Le monde colonial se pâme d’admiration devant Pétain, ce vieillard qui a su redonner à la France le sens du devoir.

Vous voulez dire que les Français d’Algérie se reconnaissent naturellement dans l’idéologie pétainiste ?

Exactement. Ils vont pouvoir mettre en pratique ce racisme profond qui est finalement l’unique idéologie pied-noir. Pétain est la « divine surprise ». 95% des Français d’Algérie y adhèrent, y compris ceux de gauche. A l’exception, évidemment, des réprouvés, sanctionnés par le nouveau régime, les communistes, les francs-maçons, les juifs. Le décret Crémieux est aboli. Les juifs perdent brutalement leur citoyenneté. L’historien André Nouschi raconte comment, alors qu’il allait réclamer sa carte d’identité, on lui a appris qu’il n’était plus qu’un « sujet français », un indigène lui aussi, un sous-homme en somme. Un service spécial des affaires juives est créé sous la direction de Pierre Gazagne : les « suspects » sont envoyés dans des camps de travail dirigés par la Légion, employés aux travaux forcés pour la construction du Transsaharien, retenus dans des conditions d’hygiène effroyables, torturés à la moindre peccadille. Les biens et les entreprises juifs sont « aryanisés », confisqués et confiés à des syndics français qui empochent les bénéfices. On interdit même l’école à quantité d’enfants juifs, ce qu’on n’a pas fait en France. Et tout cela est mené avec la bénédiction du clergé. Les Français d’Algérie célèbrent la Révolution nationale du Maréchal, qui les préserve à la fois de l’occupation allemande, de la concurrence juive et du nationalisme arabe !

Quel est alors le sort des musulmans ?

Ils ont, bien sûr, versé leur sang aux côtés des soldats français pendant la « drôle de guerre ». Mais la plupart d’entre eux restent spectateurs des événements. Seul Ferhat Abbas, farouche assimilationniste, envoie un mémorandum à Pétain pour lui demander de s’occuper du sort des musulmans. Il reçoit un accusé de réception promettant que le Maréchal se penchera sur la question. En vain. La requête de Ferhat Abbas restera sans suite. En revanche, l’Etat français aura ses musulmans de service, situés au premier plan des manifestations patriotiques et arborant leurs décorations pendantes. Pour l’essentiel, le régime de Vichy fige les choses ; plus rien ne bouge. [...]

C’est dans ce contexte que l’Algérie, qui n’a jamais eu d’importance stratégique internationale, va soudain devenir une base essentielle de la Seconde Guerre mondiale.

Oui, avec l’arrivée des Américains. Roosevelt a mis sur pied un débarquement en Afrique du Nord pour partir à la conquête de l’Europe par le sud. A première vue, l’Algérie n’est qu’un théâtre d’opérations : le 8 novembre 1942, « Allô, Robert, Franklin arrive », selon le code choisi pour annoncer le débarquement. Mais, en réalité, c’est un événement déterminant pour la suite. Les Français n’ont absolument pas saisi la portée de cette journée. Pendant vingt-quatre heures, il y a des échanges de coups de feu et des victimes : obéissant à Vichy, les Français répliquent comme ils peuvent au déferlement. Mais les combats s’arrêtent très vite. Les Américains n’ont aucun mal à entrer à Alger. Là, c’est la stupeur ! On voit des Noirs et des Blancs marcher ensemble, et on s’étonne devant ces boys décontractés assis sur des drôles de véhicules, les Jeep. Est-ce que vous imaginez le contraste avec une armée française encore équipée de bandes molletières ? Alger est fascinée, d’autant plus que les GI distribuent chewing-gums, chocolat et pain blanc. Derrière ces images, quelle est la réalité profonde ? Pour la deuxième fois en trois ans, la fameuse armée française reçoit une raclée ! Mais, cette fois, cela se passe directement sous les yeux des Algériens. Ils constatent qu’un nouvel occupant vient d’arriver sur leur sol. Au vu et au su de tous, les décisions ne sont plus prises par des Français, mais par des Américains. Les Algériens touchent du doigt la vulnérabilité et l’effondrement français. Une révolution intellectuelle s’opère : les Algériens se mettent à penser que le moment est venu de réagir.

Comment vont-ils réagir ?

On voit la montée en force de nouvelles figures, comme Lamine Debaghine, jeune et brillant médecin, qui s’impose à la tête du PPA. Le PPA avait été fondé par Messali Hadj en 1937, après la dissolution de l’Etoile nord-africaine - décidée par le gouvernement Blum, eh oui ! pour cause d’idéologie séparatiste. Résultat, le PPA se radicalise et parle d’emblée d’indépendance. Sous l’autorité de Lamine Debaghine, ce parti exprime, dès l’arrivée des Américains, le regret d’avoir manqué une occasion historique en vue de l’indépendance. A partir de là, le PPA n’aura de cesse de revenir sur ce qu’il considère comme une grave erreur. De l’autre côté de l’échiquier algérien, on trouve les « associationnistes » autour de Ferhat Abbas, et les oulémas, le parti religieux, en principe apolitique mais qui va finir par s’investir dans la lutte nationale.

Darlan, Giraud, de Gaulle... Après l’arrivée des Américains, une inquiétude s’empare au sommet. Quelle est l’attitude des Algériens face à ce désordre qui saisit le pouvoir ?

Le fait de voir les Français s’entre-déchirer, voire s’entre-tuer, achève de discréditer la France et nourrit l’aspiration à l’indépendance. Prenez l’assassinat de Darlan, en décembre 1942. C’est un épisode lamentable. [...] Ajoutez à cela la querelle entre Giraud, qui a l’obsession d’être commandant en chef des armées, et de Gaulle, qui n’est même pas informé du débarquement allié et va se rendre à Alger seulement en mai 1943. Quant aux Américains, leur image de libérateurs s’effrite dès lors qu’ils réquisitionnent les plus belles villas et montrent qu’ils ne manquent de rien alors que la faim sévit dans les rues d’Alger.

Tout de même, de Gaulle va rapidement prendre le dessus...

Effectivement. Alors que Giraud, imposé à la tête de l’Algérie par les Américains, le reçoit de manière glaciale et exige une réception en catimini, les partisans du Général présents à Alger - notamment Louis Joxe et René Capitant - rassemblent en secret des sympathisants gaullistes. Résultat, de Gaulle fait un triomphe et finit acclamé par la foule. Roosevelt, conscient de la nullité de Giraud, lui envoie Jean Monnet comme éminence grise et lui impose de rétablir la légalité républicaine en échange d’un armement moderne. Giraud s’incline et prononce un discours écrit par Monnet, dans lequel il annonce des mesures démocratiques qui vont immédiatement effrayer les Français d’Algérie. Giraud ne fera pas long feu. Lui succèdent les résistants, fin 1943, qui fondent le CFLN (Comité français de libération nationale). C’est la réapparition des assemblées délibératives, des partis politiques, le retour de leaders venus de France et, surtout, la libération des communistes des camps de concentration du Sud algérien.

Dans cette période, qui précède de peu la Libération, est-ce que l’Algérie entre en ligne de compte dans les rangs de la France libre ?

Oui, mais pour une seule raison : on a besoin, du point de vue gaulliste, de faire la preuve que la France est encore une grande nation, capable de se relever. Et, notamment, de disposer de nouveau d’une armée puissante. Or les pieds-noirs vont beaucoup contribuer à cette nouvelle armée : les jeunes, en particulier, se sont engagés en masse dans les corps francs d’Afrique, qui vont participer activement à la libération de la Tunisie. La moitié des engagés périront, notamment durant la prise de Bizerte, contre les blindés allemands. Et ce sont eux qui entreront les premiers à Bizerte. Même si les Forces françaises libres, qui s’étaient battues vaillamment en Tripolitaine, en particulier à Bir Hakeim, leur volent la vedette lors du défilé victorieux à Tunis, en mai 1943. L’armée d’Algérie se modernise avec le matériel américain, se gonfle par la mobilisation des jeunes classes des deux communautés ; elle saura s’illustrer sur les théâtres italiens.

C’est dans le contexte du retour à la paix que s’enclenche un engrenage particulièrement sanglant. Avec le sursaut français, les autorités d’Alger se montrent de nouveau intransigeantes envers les musulmans. Que se passe-t-il ?

Fin avril 1945, le fameux Pierre Gazagne, secrétaire du gouvernement général dirigé par Yves Chataigneau, profite de l’absence de celui-ci pour exiler Messali Hadj et arrêter les dirigeants du PPA, dangereux séparatistes, au moment où la France, ruinée, a besoin de son empire pour revendiquer son titre de grande puissance.... Dès lors, l’atmosphère va se détériorer, jusqu’au drame du 8 mai 1945.

Le jour de la victoire des Alliés contre les nazis !

Oui. A Sétif, capitale du nationalisme montant, les Algériens se joignent au défilé des Français qui se rendent vers le monument aux morts. C’est mardi, jour du souk, et un grand nombre de montagnards sont présents. Un jeune ouvrier déploie le drapeau vert-blanc-rouge, symbole de l’indépendance. La police veut s’en emparer et tire. C’est la panique. Les montagnards, qui croient au traquenard, se ruent sur la ville française et massacrent avec des couteaux de boucher et des bâtons. Parmi les victimes, on trouve des modérés du « troisième camp », tels le maire de Sétif, ou Albert Denier, le secrétaire du Parti communiste, qui aura les deux mains tranchées.

Et c’est l’escalade.

Oui. Le même soir, à Guelma, à 160 kilomètres de là, le commissaire de police Achiari, gaulliste de la première heure, connu pour ses interrogatoires « spéciaux » de militants communistes, à qui de Gaulle a offert le poste de sous-préfet, fait tirer sur les manifestants, arme les Français et les lance dans une répression effroyable : c’est la chasse aux « merles ». L’un des Français dira : « J’ai tué 83 merles. » Peu importent l’âge, le sexe. On tue, on exécute... « Ce sont nos frères qu’on assassine ! » crient les Algériens, qui descendent des montagnes pour épauler leurs frères... La répression va s’étendre à toute région et durer deux mois. L’aviation et la marine françaises bombardent les attroupements au jugé. Il y aura des milliers de victimes.

Ces événements ont longtemps été tus en France.

On les a volontairement laissés dans l’ombre. A la demande du gouverneur Chataigneau, le commissaire de police Bergé rédigera deux rapports (à Guelma, il a vu de ses yeux les charniers) qui seront ignorés. Peu après, le général Tubert sera envoyé à son tour pour enquêter. Un ordre venu de Paris lui interdira de continuer : il émane du général de Gaulle lui-même ! Le silence se fait. Le Parti communiste se tait lui aussi. A la fin de la guerre d’Algérie, les archives civiles relatant les événements seront expédiées par navires de guerre, puis verrouillés au centre d’Aix-en-Provence. En 1985, grâce au conservateur - qui sera sanctionné pour cette initiative - j’ai pu consulter les rapports de Bergé : c’est le document le plus bouleversant que j’ai jamais lu de toute ma vie de chercheur. Quant aux archives militaires, partiellement ouvertes en 1990, elles ont été nettoyées : la correspondance du général Raymond Duval, commandant de la division du Constantinois en 1945, a été tronquée de la période du 8 au 11 mai. Nous ne sommes toujours pas capables de regarder notre histoire en face.

Les événements de 1945 ont lourdement pesé dans les années suivantes.

Bien sûr ! Car avec eux disparaît tout espoir de réconciliation entre les deux communautés. Le jour où la Seconde Guerre mondiale se termine, en voyant les chapelets de bombes lancées par l’armée française sur la Petite Kabylie, en entendant les bruits sourds des canons de marine, on comprend en Algérie que toutes les illusions sont perdues. Entre Français et Algériens, il y a désormais un flot de sang. Tout est fini. Le « monde du contact », c’est une utopie. Ce jour-là, en leur for intérieur, nombre d’Algériens décident de se battre pour l’indépendance.

C’est en fait le vrai début de la guerre d’Algérie.

Absolument. La guerre d’Algérie a commencé le 8 mai 1945.

Notes

[1] Annie Rey-Goldzeiguer, professeur honoraire à l’université de Reims, a publié Aux origines de la guerre d’Algérie (éd. La Découverte, Paris, 2002), remarquable récit des années 1940-1945.


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