Robert Paxton donne une accablante leçon d'histoire

Samedi, 1 Novembre, 1997
L'Humanité

De nos envoyés spéciaux.

UN tournant s'est produit, hier, devant la cour d'assises de la Gironde, dans le procès pour «crimes contre l'humanité» de Maurice Papon. Pour la première fois, enfin, le régime de Vichy et sa politique à l'égard des juifs ont été au coeur des débats. Accablant.

Menée de main de maître par le professeur américain Robert Paxton, cette leçon d'histoire, claire et magistrale, a rendu au procès sa dimension exacte: celle d'un crime de masse, perpétré au nom d'une idéologie raciste, par un Etat français soucieux de s'assurer une place de choix dans la nouvelle Europe qu'il appelait de ses voeux. Un crime commis par des fonctionnaires français, profondément convaincus ou simplement carriéristes. Et qui, sans leur participation active, n'aurait jamais atteint l'ampleur qu'on lui connaît: 76.000 juifs déportés de France, soit le quart de la communauté juive française en 1940. Une part plus grande si l'on prend en compte les départs pour l'étranger entre 1940 et 1942.

La défense de Maurice Papon pressentait le danger qu'il y avait à entendre Robert Paxton. Dès mercredi, Me Jean-Marc Varaut, avocat de l'accusé, avait proposé, sous prétexte «d'accélérer le déroulement du procès», qu'il soit renoncé à l'audition d'un certain nombre d'historiens. Il a récidivé hier. A peine la déposition de Robert Paxton achevée, l'avocat a soulevé un «incident de contentieux». Prétextant que l'historien n'avait déposé «ni sur les faits ni sur la personnalité» de l'accusé, il prétend qu'il ne doit pas être entendu comme témoin. Sa requête, qualifiée de «manoeuvre» par les avocats des parties civiles, a suscité l'indignation du ministère public: dans le cadre d'un procès pour crimes contre l'humanité, «le contexte politique et historique de l'époque participe nécessairement des faits qui sont reprochés à l'accusé», a répondu l'avocat général Marc Robert. La cour, qui devrait statuer lundi sur l'incident, a poursuivi l'audience sans plus attendre.

Elle fut intense. Posé, concis, modeste, l'Américain Robert Paxton a répondu pendant plus de trois heures et demie aux rafales de questions qui lui ont été posées. Penchés sur leurs cahiers, les jurés n'en perdent pas une miette. Dans son box, Maurice Papon, plus attentif que jamais, est parfois agité d'une brève quinte de toux. Devant lui, Jean-Marc Varaut, le visage fermé, prend des notes. Elles lui seront de peu d'utilité.

D'où qu'elles proviennent, Robert Paxton prend le temps de répondre à chaque question. Sans doute connaît-il la polémique suscitée, en France, par le procès dans lequel il vient témoigner. Mais qu'importe: il n'a pas d'idéologie à défendre. Pas de compte à régler avec l'histoire française. Ses travaux, entamés il y a trente ans, s'appuient sur une consultation méthodique des archives allemandes, américaines, anglaises. Puis françaises, dès qu'il a été possible de les consulter. Ses deux ouvrages, publiés en France, font autorité en la matière. C'est en historien qu'il est venu, en professeur qu'il parle. Et les connaissances qu'il vient faire partager à la cour, très accusatrices pour le régime de Vichy, éclairent de manière brutale sa responsabilité dans la politique d'extermination des juifs.

En la matière, loin d'être passif, le gouvernement de Vichy «a pris des initiatives». «L'armistice lui donnait des marges de manoeuvres», insiste l'historien. C'est ainsi de son propre chef que Vichy décide, sur le plan intérieur, de mettre en oeuvre la «révolution nationale». Après avoir désigné les prétendus coupables de la défaite - «démocratie, parlementarisme, cosmopolitisme, gauche, étrangers, juifs...» -, le gouvernement met en place, dès le 3 octobre, le premier «Statut des juifs». Dès lors, l'habitude est prise, en France, de «considérer les juifs comme des citoyens de seconde zone», ajoute Robert Paxton.

Sur le plan international, la France «croit la guerre finie», poursuit-il. Dès juillet 1940, Vichy s'empresse donc de négocier avec les autorités allemandes dans l'espoir d'obtenir une place pour la France dans la nouvelle Europe. Peine perdue: «Hitler n'a jamais oublié la défaite de 1918. Il a toujours dit non.» Quant à la politique antisémite de Vichy - «l'antisémitisme était un thème constant», rapporte l'historien -, elle s'oppose, au début, aux desseins allemands. «A cette époque, les nazis n'ont pas encore décidé d'exterminer les juifs mais de les expulser. Leur idée n'est donc pas de faire de la France un pays antisémite. Au contraire, ils veulent y envoyer les juifs qu'ils expulsent», dit Robert Paxton.

1941-1942: c'est le tournant. Avec la tentative d'invasion de l'URSS et son échec, la guerre «devient totale». En août 1941, Hitler décide «l'extermination globale de tous les juifs d'Europe». Elle sera mise en forme, en janvier 1942, lors de la conférence de Wannsee. Et appliquée, dès le printemps, dans tous les pays occupés d'Europe occidentale. Que va faire la France qui, elle, se targue d'être restée indépendante? «Elle décide de coopérer. C'est le second Vichy», explique l'historien. Un premier train de déportés part de Drancy le 27 mars 1942 en direction de la Pologne. Beaucoup d'autres suivront. «Les nazis avaient besoin de l'administration française», explique l'historien en soulignant qu'«ils se plaignaient, sans cesse, de manquer de personnel».

S'il reconnaît que «le comportement civique de certains individus» a permis à de nombreux juifs d'échapper à la déportation, Robert Paxton est formel: «L'Etat français, lui, a participé à la politique d'extermination des juifs.» «Comment peut-on prétendre le contraire quand on a mis à leur disposition de tels moyens techniques, administratifs?» insiste-t-il. Evoquant la politique de fichage prise à l'encontre des juifs, évoquant la décision, prise en toute autonomie par Pierre Laval, de déporter les enfants avec leurs parents à partir d'août 1942, il ajoute: «Contrairement aux idées reçues, Vichy n'a pas sacrifié les juifs étrangers dans l'espoir de protéger les juifs français. Dès le début, au sommet, on savait que le départ de ces derniers était inéluctable.»

Son réquisitoire sera encore plus cinglant lorsque, évoquant le cas de l'Italie, il explique que les déportations de juifs n'y ont commencé qu'après l'entrée des Allemands sur le territoire. Auparavant, notamment à Nice, «les Italiens ont protégé les juifs. Et les autorités françaises s'en sont d'ailleurs plaintes auprès des Allemands».

Grimaçant, Me Jean-Marc Varaut ne contestera pas les faits. Tout juste osera-t-il mettre en doute l'«éthique d'historien» de Robert Paxton. Maurice Papon, qui a tout écouté, se saisit du micro: «L'histoire est une matière fluide, difficile à appréhender», lance-t-il à l'adresse de la cour. Citant Robert Paxton, il ajoute: «Un document comporte plusieurs lectures. Nous aurons l'occasion d'en reparler.» Il est 17 heures. L'audience, suspendue, reprend avec Henri Amouroux. Cité par la défense, c'est comme «écrivain» qu'il se présente alors. Insistant sur «la complexité» de la vérité, il soulignera la «grande ignorance dans laquelle vivait le peuple français». Affirmant notamment que ni la radio de Londres, ni de Gaulle, ni les communistes n'avaient alerté l'opinion sur les massacres de juifs. Une thèse que les avocats de la partie civile rejetteront avec force arguant des pièces versées au dossier. L'audience s'est achevée peu avant 20 heures sur un incident. Le président, ayant interdit à la partie civile d'interroger le témoin sur sa propre activité de journaliste au quotidien collaborationniste «la Petite Gironde», Me Gérard Boulanger quitte le prétoire. Sur requête de Me Blet, le président a alors admis qu'il convoquerait une autre fois Henri Amouroux pour s'en expliquer.

et BERNARD FREDERICK

ELISABETH FLEURY

 
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