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Pourquoi l’Italie de Matteo Renzi se tourne vers la Tunisie avant l’Europe

Lors de son discours devant l’Assemblée nationale italienne, le nouveau chef du gouvernement, Matteo Renzi, a annoncé qu’il se rendrait en Tunisie pour son premier déplacement officiel et non « à Bruxelles ou Berlin ». Il a notamment expliqué qu’il souhaitait que « mare nostrum » – le nom donné à la Méditerranée par les Romains dans l’Antiquité – redevienne centrale dans la politique italienne. Jean-François Coustillière, consultant sur les questions euro-méditerranéennes, nous explique pourquoi la Tunisie fait figure de partenaire de choix pour l’Italie.

Crédit photo: Ruskpp / Shutterstock.com

JOL Press : Le nouveau chef du gouvernement italien, Matteo Renzi, a choisi de se rendre en Tunisie pour son premier déplacement officiel, souhaitant que la Méditerranée redevienne centrale… Pourquoi n’a-t-il pas choisi Bruxelles ou Berlin ?
 

Jean-François Coustillière : Plusieurs arguments peuvent justifier cette annonce. Il y a d’abord le sentiment, en Italie, que l’Union européenne la considère comme un partenaire de deuxième zone, tout en exigeant beaucoup d’elle, et l’Italie a probablement besoin de s’affirmer par rapport à l’UE. Mais surtout, Matteo Renzi, qui est un homme pressé, a ciblé ses dossiers prioritaires. Il pense, à mon sens, que la relation avec l’UE est ce qu’elle est, que ce n’est pas une visite à Bruxelles ou Berlin qui changera quoi que ce soit, et qu’il pourra très bien reprendre ces dossiers-là plus tard.

Matteo Renzi veut absolument recentrer la politique italienne sur la Méditerranée, qui est pour l’Italie un élément central de sa politique extérieure, un peu oublié par son prédécesseur. Il veut en quelque sorte jouer, auprès de l’Union européenne, la carte de l’"avocat" de la Méditerranée en commençant par la Tunisie, qui est aujourd’hui pratiquement la seule puissance du sud de la Méditerranée avec laquelle l’Italie peut correspondre de gouvernement à gouvernement de façon sérieuse.

JOL Press : L’Italie vient d’organiser une rencontre à Tunis, faisant de la Tunisie une priorité dans sa coopération internationale et offrant à la Tunisie de nouveaux crédits dédiés aux PME. Quels sont les intérêts économiques de l’Italie en Tunisie ?

J.-F. Coustillière : L’aspect économique est une des pistes pouvant justifier l’intérêt italien à placer la Tunisie en tête de ses partenaires. L’Italie entretient en effet depuis longtemps des relations économiques fortes avec la Tunisie, qui engendrent d’ailleurs des relations humaines importantes. Or, alors que plus de 50 000 entreprises italiennes sont installées en Tunisie – essentiellement dans le secteur vestimentaire et alimentaire – celles-ci éprouvent des difficultés suite aux différents bouleversements qui ont lieu depuis fin 2010 en Tunisie.

Les règlementations ont évolué, elles sont fluctuantes, et certaines entreprises italiennes, du fait des nouvelles législations, ont été mises à mal. C’est à mon avis un dossier urgent à traiter pour rétablir la viabilité des entreprises italiennes et faire en sorte qu’elles ne reviennent pas en Italie grossir le lot des entreprises qui éprouvent déjà des difficultés avec la crise européenne.

JOL Press : Pourquoi l’Italie se tourne-t-elle vers la Tunisie plus que vers la Libye, qui était pourtant un de ses partenaires de taille ?
 

J.-F. Coustillière : L’Italie avait en effet des relations extrêmement fortes et profitables avec la Libye, avec des investissements italiens importants sur le territoire libyen et des accords sur les produits énergétiques. Aujourd’hui, l’Italie a besoin de rétablir cette relation avec la Libye, mais elle ne peut la rétablir directement, compte tenu du désordre actuel libyen. Matteo Renzi ne serait-il donc pas en train d’essayer de renouer les relations avec la Libye en s’appuyant sur la Tunisie qui connaît bien sa voisine libyenne ? Cela a pu jouer dans la décision du nouveau chef du gouvernement italien de se rendre en Tunisie.

JOL Press : Les relations entre l’Italie et la Tunisie ont-elles toujours été au beau fixe ?
 

J.-F. Coustillière : Globalement, oui. Là où l’Italie a des difficultés avec la Tunisie, c’est lorsqu’elle entre en concurrence avec la France. Il y a évidemment eu des moments plus ou moins délicats, mais qui ne se sont jamais prolongés, notamment lorsqu’un homme politique italien, Bettino Craxi, inculpé pour corruption, s’était enfui et réfugié en Tunisie dans les années 90. Outre ces incidents secondaires, les relations bilatérales ont toujours été très fortes. Les chaînes italiennes sont écoutées en Tunisie, les produits italiens sont très appréciés par les Tunisiens, et les entreprises italiennes s’installent de plus en plus en Tunisie.

JOL Press : L’adoption d’une nouvelle Constitution en Tunisie est-elle un bon signe pour l’amélioration des relations avec l’Italie ?
 

J.-F. Coustillière : Oui c’est un bon signe. Lorsque vous regardez les pays du sud de la Méditerranée, à l’exception de l’Algérie et du Maroc qui sont sous des régimes forts et dans lesquels des puissances plus importantes que l’Italie sont déjà très investies, tous les autres pays n’ont plus de gouvernement représentatif, ou bien ils ont été mis en place de façon tout à fait contestable et risquent de devenir illégitimes assez rapidement.

La Tunisie était le partenaire fort de l’Italie au Maghreb. La révolte de 2011 a déstabilisé ce pays, a mis en place des autorités qui n’étaient pas capables de donner la priorité à l’économie, jusqu’au moment où la Constitution a été adoptée. Désormais, la perspective que la Tunisie devienne un partenaire fiable, crédible et de confiance est ouverte. Les Italiens perçoivent donc le rapprochement et la reprise des négociations avec la Tunisie comme un moyen de contribuer au renforcement de la stabilité du pouvoir tunisien.

Chacun reste néanmoins parfaitement conscient que de nombreuses étapes restent à franchir avant que le pays ne soit réellement stable. En étant l’un des premiers Européens à lancer le pari de se tourner vers la Tunisie, Matteo Renzi a tout à gagner si cela marche.

JOL Press : L’année 2013 a été particulièrement touchée par les drames migratoires survenus dans les eaux méditerranéennes et notamment à Lampedusa. L’expression "mare nostrum" utilisée par Matteo Renzi n’est-elle pas un peu utopique, quand on sait que les relations entre l’Italie et la Tunisie peuvent être tendues au sujet de l’immigration ?
 

J.-F. Coustillière : Oui et c’est pourquoi l’Italie a dégagé ces 73 millions d’euros pour aider la Tunisie à créer des PME/PMI, et ainsi développer quelques emplois qui pourraient contribuer à stabiliser l’immigration. C’est en effet un dossier difficile pour l’Italie et la Tunisie. Mais à la différence des autres pays européens, l’Italie a toujours fait le choix de mener une politique bilatérale dans cette affaire, avant même d’imaginer s’intégrer dans un dispositif européen, ou dans un dispositif comme le processus de Barcelone ou l’Union pour la Méditerranée.

La question migratoire restera un problème majeur pour l’Italie, parce qu’une grande partie des migrants passent par Lampedusa. Mais tant que l’on ne fera rien qui permette à la Tunisie de gérer ses problèmes de frontières, tant au nord qu’au sud, le problème ne se sera pas résolu. Je ne suis pas sûr que les dispositions prises par l’Italie aient des effets positifs dès 2014, mais l’initiative mérite d’être tentée. La visite de Matteo Renzi pourrait également lui permettre de faire le point sur ce dossier et voir si les 73 millions d’euros sont utilisés à bon escient.

Propos recueillis par Anaïs Lefébure pour JOL Press

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Jean-François Coustillière est spécialisé dans les relations internationales en Méditerranée, et consultant sur les questions euro-méditerranéennes. Après 36 ans de services dans la marine exercés en grande partie en Méditerranée, il crée en 2006 un cabinet, JFC Conseil, dédié aux questions méditerranéennes. Il préside également l’association Euromed-IHEDN qui contribue à la réflexion sur les questions euro-méditerranéennes.

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