Nicolas Sarkozy a défendu dans son discours de Villepinte, le 11 mars, la réciprocité dans l'accès aux marchés publics et la création d'un "Buy European Act", sur le modèle de celui créé par le président Franklin Roosevelt aux Etats-Unis dans les années 1930.
François Hollande et les Partis socialistes européens font figurer depuis décembre 2011 dans leurs programmes le "juste-échange", pour conditionner l'entrée des produits dans l'Union européenne au respect des conventions internationales, notamment sur le travail décent ou l'environnement. La remise en cause de la dérégulation des échanges commerciaux internationaux, à l'oeuvre depuis vingt ans, rebondit dans la campagne présidentielle, jusqu'aux partis de gouvernement.
MOT TABOU
Le constat de la désindustrialisation, de la course des multinationales vers le moins-disant social et environnemental, de la persistance et de l'aggravation des déséquilibres macro-économiques internationaux ont même conduit, ces derniers mois, la "jeune garde" du Parti socialiste (Arnaud Montebourg) comme celle de l'UMP (Laurent Wauquiez) à utiliser le mot tabou de "protectionnisme" dans le cadre européen et de façon raisonnée. Europe Ecologie-Les Verts prône aussi un protectionnisme européen écologique et social, notion aussi reprise au Front de gauche.
Il ne reste guère plus que le Front national pour prôner un repli autarcique sur les seules frontières nationales, versant économique de sa discrimination entre étrangers et nationaux en matière de logement, d'emploi et de prestations sociales.
La réflexion sur le protectionnisme peut ainsi sortir de sa stigmatisation guerrière et d'une sempiternelle simplification de son rôle dans la crise des années 1930 pour entrer dans le débat public, au moins le temps d'une campagne électorale.
Il est vrai que le modèle de dérégulation des échanges a atteint aujourd'hui ses limites. L'enlisement des négociations de l'Organisation mondiale du commerce (OMC) pour une nouvelle vague de libéralisation en est la preuve. Les "droits de douane" - les taxes à l'entrée sur les produits importés - ont été méthodiquement démantelés depuis les années 1990, sous l'égide de l'Organisation mondiale du commerce (OMC).
Mais le protectionnisme, chassé par la porte, est revenu par la fenêtre : manipulations du taux de change, subventions à la production, non-respect de la propriété intellectuelle, normes plus ou moins contestables, etc. Et cette tendance s'est fortement accrue ces derniers mois.
Un système de libre-échange mondial total est-il encore valable, alors que n'existent plus ni système monétaire international - depuis 1971 - ni mesures coercitives en matière de respect des droits humains, du droit à l'alimentation, à la santé ou au travail décent ?
MONDIALISATION HEUREUSE MISE EN DOUTE
Les mesures protectionnistes prises récemment en Argentine ou au Brésil autant qu'en Russie à la fin 2011 - juste avant son entrée en janvier à l'OMC... - ou le vote par le Sénat américain, en mars, d'une loi autorisant le département du commerce à appliquer des taxes compensatoires sur les importations chinoises afin de sanctionner des pratiques jugées déloyales, montrent que le rêve de la mondialisation heureuse commence à être sérieusement mis en doute.
Mais les Etats-Unis et l'Union européenne auront peu ou pas porté plainte contre la Chine sur son point faible par rapport aux règles de l'OMC : les subventions directes à ses entreprises. Ce qui montre en soi la faiblesse de ce système face aux rapports de forces géopolitiques. La Chine n'est pas seulement l'usine du monde, mais aussi son créancier et une puissance incontournable.
Finalement, le concept défendu par les partisans de la dérégulation - selon lequel l'espace mondial serait un level playing field, un "terrain de jeu plat" où chacun peut pratiquer le libre-échange dans tous les domaines, y compris agricole, dans une logique "gagnant-gagnant" - est enfin mis en débat sérieusement.
Elle a été le plus souvent justifiée par la théorie des avantages comparatifs de David Ricardo, selon laquelle chaque pays a intérêt à se spécialiser dans ses points forts et à s'approvisionner chez les autres pour le reste. Ricardo, pourtant, avait, dès le départ, expliqué que sa théorie ne s'appliquait pas en cas de liberté de circulation des capitaux, ce qui est le cas aujourd'hui.
Dans les faits, la libéralisation du commerce a plutôt consisté, d'abord, à échanger des biens similaires comme les automobiles, offrant ainsi une plus grande liberté de choix aux consommateurs des pays riches, plutôt qu'à une spécialisation.
Lorsqu'elle est devenue totale, la libéralisation des échanges a produit un deuxième effet : un mouvement de concentration qui a réduit le nombre des acteurs dans tous les domaines, aboutissant à la création d'oligopoles et de world companies pétrolières, bancaires, pharmaceutiques, automobiles, technologiques..., plutôt qu'à l'augmentation de la concurrence.
Ces firmes multinationales ont, certes, investi dans les pays émergents pour bénéficier de leur potentiel et y trouver des relais de croissance. Mais elles ont aussi pu arbitrer entre les pays les systèmes sociaux, les réglementations fiscales ou environnementales, et segmenter de plus en plus leur production. Une partie de leurs investissements, de leur sous-traitance ou de leurs délocalisations ont alors été guidés par la maximisation de leur profit à court terme.
La Chine a notamment attiré ce type d'investissements, qui lui ont permis de s'industrialiser dans les années 2000, après son entrée dans l'OMC. La majorité des exportations chinoises proviennent de firmes étrangères implantées dans le pays.
Mais ce mouvement a provoqué une désindustrialisation et une perte massive d'emplois dans les pays développés et dans les émergents, comme le Mexique ou le Maghreb. Les pays riches s'en sont sortis en ayant recours à l'endettement public ou privé, en substituant des bulles immobilières à la perte de l'industrie... jusqu'à l'explosion.
Au lieu de progresser, la part des salaires dans la valeur ajoutée chinoise n'a cessé de baisser au cours des années 2000, pourtant marquées par une croissance à deux chiffres. Ces dix glorieuses "à l'envers" ont permis à l'empire du Milieu d'amasser des excédents commerciaux considérables à l'endroit des pays développés et plus de 3 000 milliards de dollars de réserves de change. Mais ils ont éloigné le rêve d'une convergence, à terme, des niveaux de vie par le libre-échange, même s'ils ont permis à plusieurs centaines de millions de personnes de passer le seuil de revenu de... 1,25 dollar par jour retenu par les institutions internationales pour leur calcul de réduction de la pauvreté.
TAUX DE CHANGE SOUS-ÉVALUÉ
L'avantage chinois est d'autant plus fort que son taux de change est contrôlé par les autorités - et sous-évalué -, à l'inverse des autres grandes devises. Ce qui a amené ces derniers mois, par exemple, le Brésil à prendre des mesures pour protéger son industrie, menacée par son real surévalué face au dollar, et surtout face au yuan.
"La monnaie est au coeur de la crise financière comme elle est au coeur des distorsions qui affectent les échanges mondiaux. Et si l'on n'y prend pas garde, le dumping monétaire finira par engendrer des guerres commerciales extrêmement violentes et ouvrira ainsi la voie au pire des protectionnismes ", analysait dès septembre 2008 - au lendemain de la faillite de Lehman Brothers -, le président Nicolas Sarkozy, dans son "discours de Toulon", où il appelait à la refondation d'un système monétaire international sur le modèle des accords de Bretton Woods de 1944, qui ont explosé en 1971, lorsque les Etats-Unis ont répudié la convertibilité du dollar en or. Le chantier reste ouvert...
Pourtant, ajoutait M. Sarkozy, "le producteur français peut faire tous les gains de productivité qu'il veut ou qu'il peut. Il peut à la rigueur concurrencer les bas salaires des ouvriers chinois, mais il ne peut pas compenser la sous-évaluation de la monnaie chinoise. Notre industrie aéronautique peut être aussi performante que possible, elle ne peut pas lutter contre l'avantage de compétitivité que la sous-évaluation chronique du dollar donne aux constructeurs américains".
La recherche du plus bas coût a certes permis des gains de pouvoir d'achat pour les salariés des pays développés. Mais la mise en concurrence des salariés met une pression de plus en plus insupportable sur l'emploi, les rémunérations et les systèmes de protection sociale, sans que les salariés des pays pauvres ne recueillent une juste répartition des richesses créées.
Le libre-échange tourne en partie à une possibilité d'utiliser des "désavantages comparatifs" pour obtenir le plus bas coût de production : localiser la production et les capitaux là où les exigences sociales, environnementales et fiscales sont les moins fortes, là où la dictature sociale et politique empêche une juste répartition des fruits de la croissance.
PROJET POLITIQUE COOPÉRATIF
Passer du free trade ("libre-échange") au fair trade ("échange loyal") est certes un projet politique coopératif en rupture avec l'idéologie dominante ces dernières années, ce qui le rend difficile à mettre en oeuvre. Face à la violence de la crise et aux attentes des opinions publiques, il faut pourtant espérer que cette voie sera explorée, plutôt qu'une guerre commerciale généralisée ou un effondrement économique et social.
Les pistes ouvertes par la notion de "juste-échange" - autoriser l'accès aux marchés de façon différenciée selon le respect de critères objectifs et multilatéraux de réduction de la pauvreté, de respect du travail décent, de réduction du CO2 - pourraient refonder l'ordre commercial mondial. Mais il ne fonctionnera pas sans une remise à plat du système monétaire international, afin d'obtenir des parités de change les plus stables et loyales possibles.
Le libre-échange total ne semble, en tout cas, réaliste pour faire converger les niveaux de vie qu'à l'intérieur d'ensembles régionaux dont les membres coopèrent au-delà du seul commerce, comme l'Union européenne, et qui partagent les mêmes règles.
Cela ne signifie pas la fin du commerce mondial, mais son organisation. L'Union européenne, ainsi, aurait sans doute intérêt à revenir à un tarif extérieur commun de droits de douane - différencié et ne s'appliquant pas aux productions des pays les plus pauvres - afin de réaliser ce projet. A l'inverse du démantèlement de leurs barrières douanières imposé ces dernières années aux pays d'Afrique de l'Ouest, pour se conformer aux règles de l'OMC...
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