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Habermas entre démocratie et génétique

Le Monde des Livres

Publié le 19 décembre 2002 à 14h26, modifié le 19 décembre 2002 à 14h26

Temps de Lecture 10 min.

Jürgen Habermas s'est rendu célèbre par son plaidoyer en faveur d'un "patriotisme constitutionnel" qui permettrait la naissance d'une culture politique partagée à l'échelle de l'Europe. Héritier critique de l'école de Francfort, inaugurée par Max Horkheimer et Theodor Adorno, le philosophe n'a cessé d'ordonner son projet, après la catastrophe du nazisme, au souci de reconstruire un espoir dans la raison, adossé à la mise en œuvre d'une éthique de la discussion. Il aborde cette fois, sous un angle nouveau, les défis auxquels les biotechnologies confrontent notre compréhension moderne de la liberté.

La préoccupation pour la bioéthique est récente dans votre œuvre : on n'en trouve guère de trace avant 1998. comment s'articule-t-elle avec votre réflexion sur la démocratie ?

C'est vrai, je ne me suis pas particulièrement intéressé aux questions d'éthique appliquée. Dans ce domaine, les philosophes mènent souvent un travail d'experts et sont du même coup obligés de s'adapter à des formes bureaucratiques d'organisation et de décision. Une pensée spontanée, et qui ne se laisse pas circonscrire, se plie difficilement à ces contraintes. Il faut toujours aspirer à la clarté analytique et au professionnalisme. Mais une chose est, pour un philosophe, de faire usage de son savoir spécialisé dans le cadre de commissions, une autre de prendre parti dans l'espace public, en tant qu'intellectuel, à propos de questions politiques.

Les questions de bioéthique que soulèvent les progrès de la médecine de procréation attirent depuis longtemps l'attention du public. En revanche, ce n'est que depuis 1998 que la recherche sur les cellules-souches prélevées sur des embryons humains ou sur des tissus de fœtus avortés a réellement pris son essor. Le déchiffrement du génome a ensuite nourri l'espoir de voir les thérapies géniques se développer à plus grande échelle et il a aussi suscité l'intérêt économique pour l'exploitation de ces technologies. Quant au débat public sur les progrès de la neurobiologie et les perspectives de manipulation des fonctions cérébrales, il n'est guère plus ancien. Il s'agit assurément, dans tous ces cas, de spéculations, et nul ne peut dire avec certitude ce qui relève de l'imagination ou de la prédiction. Compte tenu du rythme de ces développements, nous avons cependant intérêt à anticiper certaines éventualités en formulant des hypothèses.

Je m'intéresse avant tout à la question suivante : comment notre vision de nous-mêmes en tant que personnes, menant leur propre vie et ayant à rendre compte de leurs actes, se transformera-t-elle si nous en venons, un jour, à nous habituer à manipuler nos dispositions génétiques ou nos fonctions cérébrales ? Je ne crains pas spécialement l'influence d'un naturalisme scientiste sur notre conscience quotidienne : c'est là un type de déterminisme sur lequel on se méprend. En revanche, si nous nous habituions à employer des technologies au moyen desquelles nous intervenons couramment dans l'équipement génétique ou dans la base même des opérations mentales d'autres personnes, alors notre vision normative ne pourrait que subir une transformation rampante. Cela affecterait forcément la conscience d'arrière-plan très singulière qui accompagne toutes nos activités : celle selon laquelle nous en sommes les auteurs.

L'un des éléments de cette conscience est la certitude selon laquelle nous sommes capables de faire en sorte que nos opinions et nos attitudes ne soient déterminées que par des raisons. Si cette conscience de la liberté était tacitement sapée par des pratiques normalisées de téléguidage, nos institutions démocratiques reposeraient elles aussi sur des pieds d'argile. Depuis Rousseau, le citoyen démocratique est censé se distinguer par le fait de pouvoir se comprendre non seulement comme le destinataire des lois, mais encore comme leur auteur.

C'est en effet l'inquiétude centrale qui traverse votre dernier livre, L'Avenir de la nature humaine. Mais pourquoi au juste la manipulation du génome humain devrait-elle nous amener à ne plus nous considérer comme les auteurs responsables de notre propre vie, voire porter atteinte au respect mutuel que se portent les personnes entre elles ?

Je dois insister d'emblée sur le fait que je ne suis pas biologiste, et j'ignore si le scénario d'un "shopping au supermarché génétique", qui s'esquisse aujourd'hui, sera jamais réalité. On peut espérer que l'idée de "bébés design" restera de l'ordre de la spéculation pure et simple. Cela dit, l'affaire est trop sérieuse pour ne pas envisager à titre d'hypothèse que nous pourrions être, un de ces jours, en présence d'un eugénisme positif dépassant la simple thérapie préventive. Du même coup, les parents auraient la possibilité et le droit d'agir, avant la naissance de leurs enfants (si tant est qu'ils en aient), sur certaines de leurs caractéristiques, dispositions ou aptitudes monogénétiques. Dans un tel cas, je prévois la possibilité que l'adolescent, venant à prendre connaissance de la manipulation prénatale dont il aurait fait l'objet, se sentira limité dans sa liberté éthique.

L'adolescent pourra alors demander des comptes à des parents, responsables de son profil ou design génétique. Il pourra par exemple leur reprocher de l'avoir doté d'un talent mathématique et non d'aptitudes athlétiques ou musicales qui auraient été plus utiles à la carrière d'athlète ou de pianiste dont il rêve. Pourra-t-il encore se comprendre comme l'unique auteur de sa propre biographie lorsqu'il viendra à connaître les intentions qui ont guidé dans leur choix les coauteurs de son profil génétique ? Certes, les parents souhaitent le meilleur pour leurs enfants. Mais ils ne peuvent savoir quelle dot sera "la meilleure" dans le contexte imprévisible d'une biographie qui n'est pas la leur.

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Il me semble que la seule façon d'exclure le risque d'un conditionnement eugénique abusif est de faire en sorte que toute intervention visant à modifier des caractéristiques génétiques obéisse à un point de vue "clinique": celui que l'on adopte vis-à-vis d'une deuxième personne dont on est en droit de supposer qu'elle puisse y consentir. Or une telle situation n'est donnée que dans le cas de maladies héréditaires entraînant une affection indubitablement extrême, et dont le pronostic a été établi avec certitude. Nous ne pouvons partir de l'idée d'un consensus large que pour le refus des plus grands maux, car, en règle générale, nos orientations axiologiques sont largement divergentes. Nous sommes d'ailleurs particulièrement fiers de ce pluralisme.

A vos idées déjà connues sur la morale, sur le droit et sur la démocratie, vous ajoutez aujourd'hui des thèses nouvelles sur une "éthique de l'espèce humaine". Qu'entendez-vous par là ?

Dans les sociétés libérales, la Constitution garantit à tout citoyen la liberté "éthique" de mener sa vie, dans le cadre des lois, comme il l'entend. Chacun doit pouvoir décider de ce qui est bon pour lui, de la personne qu'il souhaite être et que les autres sont appelés à reconnaître en lui. Nous présupposons par ailleurs qu'un accord général ne peut être obtenu, dans le meilleur des cas, qu'à propos de ce qui est dans l'intérêt de tous, autrement dit sur ce qui est "juste", tandis que les idées quant à une vie "bonne", ou qui ne soit pas gâchée, diffèrent selon les cultures et les formes de vie, les personnes et les biographies. Pour d'excellentes raisons, de tels projets de vie ne se présentent qu'au pluriel. Or les interventions biotechnologiques sur les bases naturelles de la vie de l'homme nous confrontent avec le défi d'un besoin de régulation à l'échelle de la planète, y compris par rapport à des questions d'éthique. En effet, il ne s'agit plus ici de questions de justice susceptibles d'être tranchées sur la base des droits de l'homme. La question de savoir si nous souhaitons, partout dans le monde, proscrire le clonage dépend de la manière dont nous souhaitons, d'une façon générale, nous comprendre en tant que membres de l'espèce humaine. Du même coup, la controverse quant aux différentes "visions de l'homme" qui se font concurrence acquiert une signification directement politique. Et le terrain sur lequel cette controverse se déroule est celui de "l'éthique de l'espèce humaine".

Vous insistez par ailleurs sur les contenus religieux qui resteraient à traduire dans le langage moral de notre époque. Comment cet intérêt pour la religion est-il conciliable avec la perspective universelle d'une "éthique de l'espèce humaine" ?

Les "visions de l'homme", on l'a vu, se présentent elles aussi au pluriel, tout comme les visions du monde naturalistes et spiritualistes, humanistes et antihumanistes, religieuses et laïques dont elles font partie. Or nous sommes contraints, y compris sur des questions politiques touchant la substance de la vision controversée que nous avons de nous-mêmes, de parvenir à une entente à l'échelle du monde.

Dans cette querelle, les visions du monde laïcisées ne bénéficient nullement, de prime abord, d'un statut privilégié. Bien entendu, dans nos sociétés postséculières, la science institutionnalisée détient le monopole du "savoir quant au monde". Manifestement, le "créationnisme" qui invoque des sources bibliques ne peut pas prétendre à la même reconnaissance publique qu'une théorie scientifique qui assume le fait d'être faillible. Sur les questions empiriques, nous faisons confiance aux experts scientifiques (et à leur explication avec des contre-expertises) pour qu'ils établissent ce que la société - par exemple devant la justice - doit considérer comme vrai ou faux. En revanche, en matière d'éthique, où les questions dépendent largement des visions du monde, aucune institution ne peut éviter aux citoyens de se former eux-mêmes un jugement.

Or la vision du monde du naturalisme scientiste n'a pas, elle-même, le statut d'une science. Il s'agit d'une synthèse élaborée à partir d'informations scientifiques, qui entre en concurrence avec d'autres visions du monde. En ce qui concerne les questions fondamentales d'éthique politique, les voix religieuses ont au moins le même droit de se faire entendre dans l'espace public. Il est vrai que les opinions présentées au moyen d'une rhétorique religieuse ne peuvent compter sur l'assentiment démocratique que si elles sont traduites dans un langage universellement accessible, par exemple un langage philosophique.

La dialectique de la raison et la dynamique autodestructrice d'une modernisation accélérée ne sont pas des découvertes récentes. C'est dans ce contexte d'une sécularisation qui "déraille" qu'il faut situer mon intérêt pour une approche respectueuse des traditions religieuses qui se distinguent par la capacité supérieure qu'elles ont d'articuler notre sensibilité morale. Entrepris dans un esprit qui ne vise nullement à critiquer les religions, le travail consistant à traduire leur message dans des langages publics et universellement accessibles serait l'exemple d'une sécularisation qui sauve au lieu d'anéantir.

Vous avez écrit l'été dernier un article sur le "tabou" de l'antisémitisme que certains, en Allemagne, aimeraient pouvoir "transgresser". Comment interprétez-vous ce retournement, assez général en Europe, qui consiste à culpabiliser le "devoir de mémoire" comme une sorte de censure insupportable, et à défendre le droit de "mal penser"?

Souvent, il s'agit simplement du conflit bien compréhensible opposant les cadets à une génération d'aînés dont la domination sur la vie intellectuelle est - à la faveur des circonstances historiques - inhabituellement longue. Dans la mesure où ce tournant est par ailleurs initié par certains renégats de la gauche de 1968, l'hostilité viscérale à l'égard de tout ce qui est normatif semble être plutôt le syndrome d'un épuisement : ayant perdu l'adversaire qui pourrait être l'objet de leurs plaisanteries surréalistes, ils se retournent contre les idéaux qu'ils ont eux-mêmes révoqués depuis longtemps. Cela dit, dans le contexte de la vie intellectuelle allemande, ce changement de mentalité présente aussi des couleurs nationales bien spécifiques.

Après la réunification, les intellectuels se sont remis à exprimer des aspirations nationales refoulées pendant longtemps. Les styles sont divers : plutôt "vieux jeu" chez Martin Walser, doté d'une coloration jeune-conservatrice chez un autre écrivain comme Botho Strauss, mêlé d'aspects néolibéraux chez ceux qui se nomment la "Génération berlinoise". Le dénominateur commun de toutes ces tendances est un désir de normalité et la célébration d'un "esprit décomplexé" à l'égard des traditions "propres" à l'Allemagne, qu'on entoure d'une aura fallacieuse et dont on prétend qu'elles ont été proscrites. On pense alors le plus souvent à des auteurs comme Carl Schmitt (1888-1985) qui, après la seconde guerre mondiale, a fait croire qu'il était un penseur persécuté alors que la réception de son œuvre présente une continuité ininterrompue, des années 1930 jusqu'à nos jours.

Propos recueillis par Alexandra Laignel-Lavastine

Traduit de l'allemand par Rainer Rochlitz


Bibliographie

L'Avenir de la nature humaine. Vers un eugénisme libéral ?, de Jürgen Habermas. Traduit de l'allemand par Christian Bouchindhomme, Gallimard, collection "NRF essais", 188 p., 15 €.

Deux autres ouvrages de Jürgen Habermas sont à paraître en 2003 : L'Ethique de la discussion et la question de la vérité, chez Grasset ; et De l'usage public des idées : écrits politiques (1990-2000), aux éditions La Découverte (traduction Christian Bouchindhomme).

Sur Habermas, de Rainer Rochlitz, à qui nous souhaitons ici rendre hommage, on lira l'ouvrage collectif qu'il vient de diriger aux PUF : Habermas, l'usage public de la raison (coll. "Débats philosophiques", 239 p., 12 €). Rainer Rochlitz a aussi publié, en novembre, un recueil intitulé Feu la critique : essais sur l'art et la littérature (Bruxelles, Editions Lettre volée). Rappelons enfin le titre de son avant-dernier livre, L'Art au banc d'essai (Gallimard, "NRF Essais", 1998). Habermas, écrivait-il, a tenté de "rendre un sens peu suspect au concept de raison, tant décrié depuis plusieurs décennies". Un beau programme que Rainer Rochlitz avait largement fait sien.

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