Le pape François a l’art de surprendre par des démarches contraires à tous les usages. Ainsi, le 25 février, est-il sorti du Vatican et s’est-il rendu à quelques centaines de mètres de là, à l’ambassade de Russie près le Saint-Siège, pour, paraît-il, proposer sa médiation entre les présidents Poutine et Zelensky.

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On a aussitôt pensé à Jean XXIII. Alors, c’est le chef du Parti communiste de l’URSS, Nikita Khrouchtchev, qui avait pris l’initiative en adressant, chose inouïe, un télégramme de félicitations au pape à l’occasion de son 80e anniversaire. Le pape avait répondu, et s’était ainsi nouée une forme de relation entre les deux hommes représentant le mieux deux visions opposées du monde. Lorsque a éclaté la crise des missiles à Cuba entre l’URSS et les États-Unis, Jean XXIII a usé de cette relation pour supplier John Fitzgerald Kennedy et Nikita Khrouchtchev, par l’intermédiaire de leurs ambassadeurs près le Saint-Siège, de trouver un compromis. Le 25 octobre 1962, la Pravda publia même l’appel du pape aux gouvernants du monde à « sauver la paix » (1).

Un agresseur et un agressé

La configuration actuelle est radicalement différente. Il ne s’agit pas de l’affrontement entre deux superpuissances nucléaires. Nous sommes en présence d’un agresseur et d’un agressé. D’un agresseur brandissant l’arme nucléaire pour anéantir l’agressé. En effet, ce que vise Poutine, c’est la suppression en quelque sorte ontologique de l’Ukraine. À ses yeux, c’est l’existence même de l’Ukraine qui est une provocation. La vision du conflit à laquelle le pape François avait souscrit, dans sa déclaration cosignée avec le patriarche Kirill à La Havane en 2016 et mettant les deux pays sur le même pied, est totalement obsolète.

On pouvait notamment y lire ceci : « Nous déplorons la confrontation en Ukraine, qui a déjà emporté de nombreuses vies, provoqué d’innombrables blessures à de paisibles habitants et placé la société dans une grave crise économique et humanitaire. Nous exhortons toutes les parties du conflit à la prudence, à la solidarité sociale, et à agir pour la paix. Nous appelons nos Églises en Ukraine à travailler pour atteindre la concorde sociale, à s’abstenir de participer à la confrontation et à ne pas soutenir un développement ultérieur du conflit. »

Que peut-on demander à l’Ukraine ? De renoncer à son existence d’État souverain ? Et avec quelles garanties ? Nous avons compris que Poutine ne cessait de mentir et qu’à ses yeux les traités qu’il signe n’engagent que leurs cosignataires. Il a déjà triplement violé ses obligations envers l’Ukraine : les obligations générales découlant du droit international sur le respect des frontières, le traité d’amitié entre l’Ukraine et la Russie (1997), le mémorandum de Budapest (1994).

Bannir la mémoire du stalinisme

Peut-on imaginer que le pape bénisse un traité inégal dont les effets s’étendraient en outre, au-delà de l’Ukraine, à tout l’ordre international, et que, ce faisant, il admette de facto que des populations entières à travers le monde subissent l’oppression d’un régime dictatorial et policier brutal, se moquant des droits et des libertés individuelles, empêchant des élections libres, emprisonnant, assassinant et empoisonnant ses adversaires, soutenant des gouvernements coupables de crimes de guerre (comme en Syrie) ? Bref, peut-on imaginer que le pape donne implicitement son aval à un tel régime, qui travestit systématiquement la réalité, réécrit complètement l’Histoire et est allé jusqu’à en bannir la mémoire du stalinisme ?

(1) Je cite d’après le regretté père Antoine Wenger, grand spécialiste des relations Rome-Moscou.