Pierre Manent © La Nef

Christianisme et immigration : le christianisme face à la religion de l’humanité


L’Académie catholique de France a organisé le 6 février 2021 un colloque sur le thème « Christianisme et migration ». Pierre Manent y a fait une intervention remarquée : « Le christianisme face à la religion de l’humanité ». Nous le remercions vivement de nous avoir confié ce texte de première importance.

Une sorte de raccourci, ou de court-circuit, s’est installé depuis de nombreuses années dans l’opinion, spécialement dans l’opinion chrétienne, entre « message chrétien » et « accueil des migrants ». Comme si l’accueil des migrants résumait l’exigence et l’urgence du message chrétien aujourd’hui. Comme si « être chrétien aujourd’hui » trouvait sa pierre de touche dans l’accueil sinon inconditionnel du moins le plus large possible des migrants. Je voudrais m’interroger sur le bien-fondé de cette perspective.
Je ferai d’abord quelques remarques très rapides sur les migrations. L’opinion dominante, celle qui gouverne les gouvernants, soutient qu’il s’agit d’un problème fondamentalement, sinon exclusivement moral, que l’accueil des migrants relève d’un impératif catégorique, tempéré éventuellement par les possibilités limitées des pays d’accueil. Selon cette vue, nous savons en quoi consiste la bonne action, ou le bien agir, et le débat ne peut légitimement porter que sur l’appréciation des circonstances. Or, cette perspective emphatiquement morale repose sur un présupposé politique qui est rarement interrogé, à savoir que les migrations constitueraient le phénomène majeur de l’époque, le phénomène le plus significatif, et par rapport auquel tous les autres devraient être considérés. C’est l’argument sous-tendant le pacte de Marrakech.

Évidence morale ou postulat politique ?
Or, les migrants constituent un faible pourcentage de la population mondiale qui continue de vivre principalement dans des États constitués. Quels que soient les besoins et souhaits spécifiques des migrants, on n’a encore donné aucun motif sérieux de leur subordonner par principe les besoins et souhaits des populations non migrantes, qui ne sont pas nécessairement moins nécessiteuses. En pressant les États de faire tout ce qui est en leur pouvoir pour faciliter les mouvements migratoires, on prive immédiatement les corps politiques de cette part essentielle de leur légitimité qui consiste à déterminer librement les conditions d’accès à leur territoire et à leur citoyenneté. En les pressant même de surveiller la manière dont leurs citoyens parlent des migrations, on s’arroge le droit de régler la conversation publique dans tous les pays du monde. Ainsi, au nom d’une évidence morale qui n’est qu’un postulat politique arbitraire, on affaiblit la légitimité et donc la stabilité des États constitués, en particulier de ceux qui sont les plus sensibles à cet argument, à savoir les pays démocratiques qui accueillent aujourd’hui un grand nombre de migrants et qui sont de loin les plus actifs lorsqu’il s’agit de leur porter secours.
Nos démocraties font vivre dans une paix, une liberté et même une convivialité qui restent enviables des populations nombreuses, dont la condition sociale, l’éducation, la religion, les opinions, les modes de vie sont extrêmement variés. Cette capacité associante, fruit de grands efforts au cours d’une longue histoire, n’est pas illimitée. Nul ne sait jusqu’où un corps politique peut accepter une hétérogénéité croissante sans se briser. Il ne s’agit d’ailleurs pas seulement de « se conserver », de défendre ce qui est à soi, aussi légitime que soit cette préoccupation, il s’agit de préserver et si possible d’améliorer les conditions d’un « bien vivre », et d’abord d’une éducation commune.

Primauté de la citoyenneté
Les migrants eux-mêmes n’échappent pas à cette primauté de la citoyenneté. Ils étaient citoyens actifs dans le pays qu’ils ont quitté. Ils en conservent le plus souvent les droits de citoyenneté ou de nationalité. Ils y ont reçu une éducation plus ou moins complète, une formation humaine, bref une forme de vie. C’est donc une vue très superficielle que de regarder les migrations sous l’angle exclusivement humanitaire, et les migrants simplement comme des « semblables ». Assurément les migrants sont nos semblables et nous sommes tenus, s’ils courent danger, d’aller à leur secours selon nos moyens. Mais ils sont aussi des citoyens à qui ont été inculquées des règles sociales ou religieuses, qui peuvent être parfois directement contraires à nos principes de justice. Le devoir de secourir ici et maintenant le migrant qui est en danger n’inclut nullement un devoir de faciliter par ailleurs sa migration, encore moins celui d’en faire un concitoyen. Tout cela dépend de considérations très variées et finalement d’un jugement non pas moral mais politique, ou plutôt d’un jugement éthique au sens ancien du terme, c’est-à-dire d’un jugement prudentiel dans lequel le bien commun de la communauté des citoyens est le critère principal quoique non exclusif.

Quel « message chrétien » ?
J’en viens au second point. Qu’entendons-nous précisément, ou que voulons-nous dire sérieusement quand nous parlons du « message chrétien » ? La réponse est d’autant plus difficile qu’au cours d’une longue histoire la proposition chrétienne a trouvé des expressions fort diverses en fonction des évolutions de l’Église, de celles du monde et des interactions de l’Église et du monde. En particulier, il apparaît que les modalités de la proposition chrétienne sont très différentes selon que l’Église est dans une position de commandement ou d’autorité, comme elle le fut durant une grande partie de l’histoire européenne, ou dans une position de marginalité ou de subordination comme elle l’est aujourd’hui. Je partirai de là.
Nous rencontrons sans cesse parmi nous des traces, restes ou signes de la position jadis centrale et commandante de l’Église, mais, si l’on regarde les choses comme elles sont, il apparaît que l’Église est de plus en plus repoussée aux marges des sociétés européennes, y compris de la société française. L’institution ecclésiale, et les catholiques en général, se sont depuis longtemps accoutumés à cette condition diminuée, mais au prix d’une difficulté croissante à porter la proposition chrétienne. Comment faire entendre l’ampleur et la gravité de l’appel qu’elle adresse à l’humanité sans sortir de la modestie à laquelle l’oblige sa situation présente ? Cette proposition s’adresse à tous les hommes, elle concerne le tout de l’homme, et la mission des chrétiens est de porter cet appel. Or, si l’Église, par sa liturgie et ses sacrements, continue de remplir cette mission en direction de ses membres actifs, elle ne sait plus trop en quels termes la formuler dans l’espace public. En effet, l’État souverain a progressivement imposé son point de vue à tous les participants à la vie commune, y compris à l’Église. Du point de vue de l’État, la foi chrétienne est une opinion parmi d’autres, dont il garantit la liberté, mais qui ne mérite aucune considération particulière comme il s’empresse de le lui faire savoir dès qu’elle intervient dans l’espace public. Or si l’Église aujourd’hui ne réclame aucune considération particulière, elle ne saurait renoncer à sa raison d’être. Comment s’adresser à l’humanité, et d’abord à l’ensemble des membres du corps civique, alors qu’une interprétation de plus en plus rigoriste de la laïcité conduit l’État à exercer une surveillance de plus en plus vétilleuse sur toute expression publique pouvant être rattachée à la religion ?
C’est donc une grande tentation dans l’Église de chercher l’oreille du public et de préserver son audience en liant l’annonce qui lui est propre à l’opinion aujourd’hui régnante, en confondant l’annonce chrétienne avec cette « religion de l’humanité » qui enveloppe l’Europe et les Amériques, en réduisant la charité à ce « sentiment du semblable » où Tocqueville voyait déjà le ressort psychique le plus profond et le plus puissant de la démocratie moderne. C’est une tentation, parce que, comme toutes les tentations, c’est une facilité et c’est un mensonge. En effet, la religion de l’humanité annonce une famille humaine virtuellement unie et guérie, elle nous invite à percevoir, sous les séparations encore virulentes, la présence d’une humanité sans division ni séparation, une humanité où serait immédiatement visible et sensible la similitude des hommes sous leurs différences. On comprend l’attrait qu’exerce une perspective qui promet l’unification de l’humanité par la contagion d’un sentiment agréable. On doit aussi en signaler le coût. Une fois enraciné, ce point de vue implique un relâchement de toutes nos ambitions, un renoncement de principe à toutes nos actions communes, puisqu’il ne saurait y avoir d’ambition ni d’action commune sans un effort pour se distinguer de ceux qui ne partagent pas cette ambition, ou n’ont pas de part à cette action commune. Une humanité qui prétend se rassembler par la contagion du sentiment du semblable, c’est une humanité qui a renoncé à agir, puisque, dès lors que nous agissons, comme l’explique Rousseau, nous devons « tenir compte des différences que nous trouvons dans l’usage continuel que nous avons à faire les uns des autres ».

La religion de l’humanité
Aux yeux du chrétien en particulier, la religion de l’humanité est superficielle parce qu’elle ne conçoit pas la profondeur de ce qui sépare les hommes et où s’enracine leur inimitié : comment imaginer qu’ils trouveront la guérison de leurs divisions dans ce sentiment de sympathie qui, réduit à lui-même, a peu de force et de constance ? C’est d’ailleurs parce que la capacité humaine de sympathie est naturellement limitée que la compassion se prolonge, s’étend et se dénature dans des projets politiques qui introduisent de nouvelles divisions en se cherchant de nouveaux ennemis. Comment ne pas voir la passion politique et idéologique derrière le projet d’un monde « sans frontières » qui se présente comme la conclusion nécessaire de la prise de conscience de la ressemblance humaine ?
La proposition humanitaire est difficile à refuser car elle postule qu’il suffit à chacun de se rendre sensible à l’évidence de la ressemblance humaine pour entrer dans la justice. La proposition chrétienne est difficile à accepter car elle affirme que tous les êtres humains sont prisonniers d’une injustice dont ils ne peuvent sortir par leurs propres forces, et que pour en sortir ils doivent accepter la médiation du Christ à la fois homme et Dieu, médiation dont l’Église à son tour est la médiatrice. Cela fait en effet beaucoup de médiations quand la religion de l’humanité propose le sentiment immédiat de la ressemblance humaine, mais cela ouvre un parcours de perfectionnement incomparablement plus instructif et exigeant puisque son terme est Dieu même dont chaque être humain est l’image.
Il serait injuste de sous-estimer les vertus et les heureux effets de la compassion humanitaire. De fait, les gestes de la charité sont pour une part les mêmes que ceux de la compassion. Mais face aux pouvoirs fabuleux accordés à la compassion, face précisément à cette religion de la compassion qui a installé son autorité parmi nous, il importe d’en souligner les limites. Les chrétiens perdraient le sens et l’intention de leur foi s’ils ne parvenaient plus à distinguer compassion et charité.

Fascination du « migrant »
Ainsi, après avoir esquissé une perspective politique sur les migrations, je viens de mettre l’accent sur la spécificité du message chrétien. Les deux démarches, par des chemins divers, visent à nous délivrer d’un vertige qui emporte beaucoup d’entre nous, chrétiens ou non. D’un vertige ou d’une fascination, la fascination du « migrant », figure qui résume l’humanité parce qu’il est la perte de l’humain comme Marx le disait à peu près du prolétaire, figure christique qui tend à se substituer au Christ comme objet de l’intention sinon de la foi des chrétiens. Or l’attraction, l’envoûtement par la figure du migrant dans une partie de l’opinion trouve inévitablement son pendant dans une autre partie de l’opinion, sous la forme d’un rejet plus ou moins véhément des migrants, de sorte que l’accueil ou le refus des migrants tend à constituer dans nos pays le motif le plus puissant des divisions politiques et morales. J’ai essayé de suggérer que les migrations ne nous obligent nullement à modifier le caractère de notre régime politique ni le sens et les critères de la religion chrétienne. Pourtant, si les migrations ne changent pas fondamentalement la condition politique des hommes, elles exercent sur nos pays une pression qui, de fait, affecte intimement et notre régime politique et, si j’ose dire, notre régime religieux. Cette pression est à la fois la cause et l’effet des progrès étonnamment rapides de cette « religion de l’humanité » qui transforme profondément les conditions de notre vie commune. Cette nouvelle religion politique a délégitimé notre république représentative en imposant l’idée qu’il y a quelque chose de radicalement injuste dans une communauté de citoyens qui se gouvernent eux-mêmes, car, ce faisant, ils se séparent du reste des hommes, et pour autant excluent tous ceux qui n’en font pas partie. Aussi démocratique qu’elle se veuille, notre communauté de citoyens est jugée radicalement injuste dès lors que les droits qu’elle accorde à ses membres ne sont pas accordés à tous les hommes qui les demandent ou y prétendent. La seule règle juste est celle qui s’adresse à l’homme en général. C’est selon la même logique que la religion de l’humanité a tendu à délégitimer la religion chrétienne qui, communauté partageant des objets de foi, des critères de jugement et une forme de vie qui lui sont propres, se sépare pour autant du reste de l’humanité. De fait, toute communauté d’action ou d’éducation, bref à peu près tout ce que l’humanité a été capable de produire, est délégitimé par la religion de l’humanité qui ne veut voir que des semblables là où les hommes ont créé de grandes choses différentes.
La difficulté, on est tenté de dire : la perversité de notre situation, se concentre dans la relation entre les migrations et la religion de l’humanité. Celle-ci nous commande de nous ouvrir aux migrants sans leur demander quoi que ce soit en retour, et certainement pas de s’ouvrir à la forme de vie qui est la nôtre. Pourtant, ne sommes-nous pas « les autres » pour eux ? En vérité il n’est pas question ici d’égalité ni de ressemblance humaine. La rencontre à laquelle nous sommes conviés est celle d’un présumé innocent et d’un présumé coupable ; elle est ordonnée par une inégalité morale de principe. C’est que la religion de l’humanité n’a pas été produite par l’humanité réunie mais par la vieille chrétienté fatiguée d’elle-même ou révoltée contre elle-même. L’humanitarisme n’est pas seulement un affadissement du christianisme : il y a, à la racine de la religion de l’humanité qui a pris possession de l’Europe, une inimitié et un ressentiment spécifiquement dirigés contre la religion chrétienne. Cet état de fait concerne les non chrétiens aussi bien que les chrétiens sinon au même titre, puisqu’alors que le christianisme semble se retirer de la vie européenne, une autre religion s’est emparée des consciences pour ôter aux Européens tout droit de se gouverner eux-mêmes et de préserver une forme de vie qui leur soit propre. Tandis que l’Europe s’obstine à effacer les dernières traces de la chrétienté, plus rien ne la retient de disparaître dans une humanité sans forme ni vocation.

Pierre Manent

© LA NEF n°334 Mars 2021