Des hommes armés soutenant les rebelles Houthis au Yémen lors d'un rassemblement contre la coalition militaire saoudienne soutenant le gouvernement du Yémen, le 9 août 2019 à Sanaa

Des miliciens houthis lors d'un rassemblement hostile à la coalition militaire saoudienne, en août 2019 à Sanaa.

afp.com/Mohammed HUWAIS

Mardi 24 septembre, la famille d'Abbas al-Halmi, un villageois d'al-Fakhir, dans le sud du Yémen, a été décimée par un raid aérien imputé à l'aviation saoudienne. Bilan : 15 morts, hommes, femmes et enfants. La veille, une attaque analogue avait coûté la vie à sept civils à al-Sawad, au nord de la capitale Sanaa (centre-ouest).

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Voilà cinq ans qu'un conflit féroce ravage ce pays surnommé naguère "Arabia Felix" -l'Arabie heureuse. Il oppose les insurgés houthis, soutenus par l'Iran chiite, aux forces loyales aux autorités d'Aden, épaulées quant à elles depuis mars 2015 par l'Arabie saoudite, à la tête d'une coalition sunnite. L'archétype de la proxy war, guerre par procuration que se livrent en l'espèce la République islamique et la monarchie wahhabite, engagées dans une course périlleuse à la suprématie régionale. A la clé, une interminable tragédie, fatale à plusieurs dizaines de milliers de Yéménites, et -dixit l'ONU- "la pire crise humanitaire du monde". L'insécurité alimentaire affecte plus de 60% de la population, soit 17 millions d'âmes. Parmi elles, un million de femmes enceintes ou allaitantes et deux millions de mineurs guettés par la "malnutrition aiguë". Navrant naufrage, dénoncé dans un message d'alerte adressé voilà peu par 24 ONG, dont Care France, aux Etats réunis à New York pour l'Assemblée générale des Nations unies.

Des voix sous les décombres

A ce stade, l'offre de cessez-le-feu émise le 20 septembre par la rébellion n'a guère changé la donne. Ses chefs s'engagent à mettre un terme aux attaques de drones et de missiles sur le sol saoudien, en contrepartie de l'arrêt des raids de la coalition. Bien sûr, il arrive qu'un audacieux coup d'éclat, tel le pilonnage de deux sites pétroliers du royaume, le 14 septembre, sorte de l'ombre ce carnage à huis clos. Davantage du fait de son impact sur le marché de l'or noir et des risques d'embrasement du Golfe qu'au nom du calvaire enduré par la cohorte des "victimes collatérales". D'où l'intérêt des témoignages de première main sur un conflit trop peu couvert par les médias internationaux.

Des combattants yéménites loyaux au pouvoir soutenu militairement par l'Arabie saoudite au milieu des débris d'un immeuble regardent le lancement des projets d'aide saoudiens dans la ville de Midi dans le nord-ouest du Yémen, pays en guerre, le 22 avr

Des combattants loyaux au pouvoir soutenu militairement par l'Arabie saoudite au milieu des décombres d'un immeuble, en avril 2019.

© / afp.com/Anuj CHOPRA

En ce vendredi de septembre, la tournée européenne d'une équipe d'acteurs humanitaires yéménites -quatre femmes et un homme- fait escale à Paris. Soucieux de poursuivre leur tâche dès le retour au pays, tous requièrent l'anonymat, par crainte de représailles. Verbatim.

Vie quotidienne

"A Sanaa prévaut en dépit des destructions une impression de quasi-normalité. Les étals des marchés sont garnis de produits venus pour l'essentiel d'Arabie saoudite ou des Emirats arabes unis. L'ennui, c'est qu'une sévère pénurie de cash entrave les échanges. D'autant que le rial yéménite s'effondre : 215 pour un dollar avant la guerre, plus de 600 aujourd'hui.

De même, il n'y a plus d'électricité. Seules solutions, les panneaux solaires ou le branchement -au prix fort- sur des générateurs détenus par des hommes d'affaires. Comme toujours, la guerre enrichit une caste de businessmen, qu'ils soient affiliés aux Houthis dans le Nord ou aux Saoudiens dans le Sud. A Sanaa, on voit surgir des malls -centres commerciaux- flambant neufs tandis que voitures de luxe et livreurs de repas à domicile sillonnent les rues. Pour les autres, reste à miser sur le sens de la solidarité, très ancré chez les Yéménites. Vous manquez de monnaie ? Le chauffeur de bus vous dépose quand même à bon port.

Au lieu de soutenir 3 ou 4 personnes, celui ou celle qui perçoit encore un salaire pourvoit aux besoins d'une douzaine de proches. Malgré les frappes aériennes nocturnes et le manque de sommeil, on continue d'aller bosser. Bien sûr, la menace des raids plane en permanence sur la capitale, mais rien à voir avec Taiz, ville en état de siège et théâtre d'intenses combats, ni avec Hodeïda ou Saada."

Des enfants suivent des cours en plein air près d'une école dont la construction est restée inachevée, le 16 septembre 2019, à al-Kashar, un village du gouvernorat de Taëz, dans le sud du Yémen

Des enfants suivent un cour en plein air, près d'une école inachevée, le 16 septembre 2019, à al-Kashar, dans le sud du Yémen.

© / afp.com/AHMAD AL-BASHA

Se nourrir

"Les haricots constituent d'ordinaire la base de notre alimentation. Désormais, on se débrouille avec le pain, le thé et le yaourt. Et l'on saute le déjeuner ou le dîner. A quand le prochain repas ? Telle est l'obsession. En ville, si tu as un emploi, tu trouves de quoi manger. En revanche, le travailleur occasionnel galère. Idem dans les zones rurales affectées. Le journalier ne peut plus se déplacer d'une ferme à l'autre pour trouver du boulot.

Dans les centres urbains, il y a des files d'attente partout. Aux abords des stations-service, on voit des femmes dormir dans leur voiture. Et pour faire la cuisine, on remplace les bouteilles de gaz, rationnées, par du carton ou des arbres abattus, débités en bûches."

Se soigner

"Possible en ville, plus qu'aléatoire à la campagne, où les infrastructures sanitaires ont toujours été médiocres. De nombreuses health units -dispensaires locaux- ont fermé, faute de ressources, de carburants ou de personnel, ou du fait de l'insécurité sur les routes. Pour aller accoucher, il faut trouver un véhicule en état de marche, de l'essence, et un itinéraire sûr. Un trajet qui prenait dix minutes peut exiger cinq heures. Voilà pourquoi on dénombre de nombreux décès résultant non des combats, mais du manque d'accès aux soins. Et pour se faire traiter en Jordanie, il faut réunir a minima l'équivalent d'un millier d'euros. Une fortune."

S'éduquer

"La plupart des écoles fonctionnent, mais au ralenti. Quelques heures de classe par jour. Souvent, des étudiants suppléent les profs, qui ne sont plus payés. D'où le déclin de la qualité de l'enseignement. Beaucoup d'élèves restent à la maison. D'autres fréquentes des institutions privées, très chères.

Au fil des cinq années écoulées, une culture de la guerre s'est enracinée. Les enfants inventent des lignes de front, miment les combats, bricolent des armes factices. Au point de désarçonner leurs éducateurs, pas formés au traitement d'un tel essor de la violence.

Dans le Nord, côté houthi, profs et lycéens sont parfois astreints à participer à des "ateliers" ou à des "camps d'été". On les isole de leur famille, on confisque leur téléphone et on les emmène un mois durant dans un lieu inconnu. Là, ils sont correctement nourris et soumis à un véritable lavage de cerveau, via un programme ultra-intensif. Il s'agit de leur inculquer la haine de l'Occident, accusé de vouloir pervertir nos valeurs, et de discréditer des concepts tels que la démocratie ou l'émancipation de la femme. La propagande emprunte aussi le canal des radios FM locales. Lesquelles diffusent par exemple le plaidoyer d'une mère en faveur de l'envoi des fils au combat, pour le salut du pays.

Dans le Sud, l'instrument des recrutements, c'est l'argent -des rials saoudiens de préférence- et la carrière. En clair, la promesse d'un enrôlement futur dans l'armée régulière, avec tous ses avantages."

Une femme tient un enfant souffrant de malnutrition dans un hôpital de Sanaa au Yémen, le 22 juin 2019

Une mère et son enfant atteint de malnutrition, dans un hôpital de Sanaa, en juin 2019.

© / afp.com/Mohammed HUWAIS

L'état d'esprit

"Au début, les gens croyaient que l'affaire serait réglée par les armes en trois mois, quel que soit le vainqueur. Aujourd'hui, voilà ce que les civils, à commencer par les femmes, nous disent : "On se fout de savoir qui l'emporte. On veut la paix et un salaire." Tous sont usés. La peur, le stress, la mort partout, ils n'en peuvent plus. D'autant qu'ils se sentent piégés : seuls les nantis peuvent fuir en exil. Un accord négocié ? Personne n'y croit. Un signe : lorsque affleure la rumeur d'une trêve imminente, dont nul ne pense qu'elle tiendra, on se précipite au supermarché pour faire des stocks.

Chaque mois surgissent sur les murs de nouveaux portraits de "martyrs" : un père, son garçon de 17 ou 18 ans... Il fut un temps où les familles se disaient fières d'expédier le fils aîné au combat. Elles n'en enverront pas un second venger le premier tué au front."

A qui la faute ?

"En public, chacun s'en tient à son allégeance. Les Houthis accusent les Saoudiens. Les Sudistes accablent les Houthis. Mais en privé, les Yéménites tendent à mettre tout le monde dans le même sac. Tous coupables. Et un même sentiment les rassemble : celui d'avoir été totalement abandonnés par la communauté internationale."

Un conflit confessionnel ?

"A l'origine, certainement pas. Le Yémen n'est pas le Liban. Que l'on soit sunnite ou pas, on prie ensemble dans les mêmes mosquées et les mariages intercommunautaires sont monnaie courante. Il existe chez nous une forte minorité de zaïdites, membres de la secte chiite la plus proche du sunnisme. Or, les houthis tentent d' "iraniser" les pratiques religieuses, contre l'avis des élites zaïdites. Il n'y a pas de haine entre nous. Ce qui se joue, ce n'est pas une guerre civile, mais une guerre par procuration. Qui impose à tous son lot de mort et de misère. Si on laissait les Yéménites tranquilles, ils régleraient ça entre eux."

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