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L'origine des populations de l'Inde à la lumière des dernières découvertes archéologiques
Bernard Sergent
Chercheur au CNRS
Président de la Société de mythologie française

Si d'immenses inconnues demeurent, touchant par exemple l'origine des populations du sud de l'Inde – les Dravidiens –, et si celle des populations dite Munda, dans l'est et le centre du Dekkan, ne s'éclaire que de faibles indices, de grands progrès ont néanmoins été faits au cours des dernières décennies au sujet de l'origine des populations qui composent l'univers indien. Nous avons demandé à Bernard Sergent auteur de Genèse de l'Inde (Payot, 1997), de faire pour nous le bilan de ces dernières découvertes, linguistiques, archéologiques et ethnologiques.



Les composantes ethniques du monde indien


Rappelons d'abord que l'Inde est formée de trois éléments linguistiques principaux. Les Dravidiens forment un groupe compact dans la péninsule du Dekkan, dont ils occupent en gros la moitié méridionale, et dans l'île de Ceylan. Parmi eux dans le nord-est, et un peu au-delà en direction de la plaine du Gange, sont les tribus de langue Munda. La presque totalité du reste de l'Inde, donc la partie nord du Dekkan, la gigantesque plaine du Gange, et au-delà les pays de l'Indus, appartiennent à la famille dite Indo-Aryenne, branche de la vaste famille indo-européenne. À ces trois groupes majeurs s'ajoutent dans le nord-est, dans l'Assam et les provinces voisines, et au nord de la plaine du Gange, dans le massif himalayen, des peuples du groupe linguistique Tibéto-Birman.


Anthropologiquement, la répartition des types humains coïncide en grande partie, mais non totalement, avec les répartitions linguistiques. Les Dravidiens ont la peau noire, mais leur type physique en fait une branche de l'ensemble méditerranéen, auquel se rattache également, avec une peau plus claire, la majorité des locuteurs des langues indo-aryennes. Les locuteurs des langues tibéto-birmanes sont de type est-asiatique. Seuls locuteurs des langues Munda ne correspondent pas à un type humain défini, ils sont de type dravidien en pays dravidien, de type méditerranéen clair plus au nord. Ce décalage entre langue et type physique paraît s'expliquer par le fait que les Munda se sont imposés, en peuple conquérant, à des peuples d'autres origines, et se sont finalement fondus dans ces populations.


Leurs affinités linguistiques


Chercher quelles sont les origines de ces différentes composantes de l'ensemble indien repose d'abord sur la prise en compte de leurs affinités linguistiques. Par elles, bien avant que l'archéologie n'entre en jeu, des constatations essentielles ont permis de faire un tri dans ce prodigieux puzzle.


Les langues indo-aryennes sont la branche méridionale et orientale d'un ensemble plus vaste, celui des langues indo-iraniennes, lui-même branche orientale de la famille indo-européenne. Sur une carte de la répartition de cette famille, la famille indo-aryenne apparaît comme un prolongement, une poussée vers le sud-est, tandis qu'à l'opposé les langues indo-européennes d'Europe forme un ensemble de langues de familles distinctes. Cette seule observation a suggéré, de longue date, et assurément à juste titre, que les langues indo-aryennes venaient de l'ouest, qu'elles avaient, d'abord en tant que partie de l'ensemble indo-iranien, pris de chemin de l'Asie, puis, allant plus loin que les langues iraniennes, s'étaient répandues dans la plaine du Gange. La chronologie de ce mouvement a été longtemps inconnue, mais divers indices permettaient de penser à une époque se situant dans le IIe millénaire avant notre ère. On trouve souvent, dans les livres d'indianistes, l'idée que les Arya sont arrivés en Inde « vers 1500 avant Jésus-Christ » : on dira comment l'archéologie leur donne largement raison, ils ne se trompaient en effet que de deux ou trois siècles.


Pour les langues Munda, on sait, depuis le début du XXe siècle, qu'elles se rattachent au groupe de langues appelées Môn-Khmer, parlées par une poussière de peuples dans le sud de la péninsule indochinoise. De tous, les plus connus sont les Khmer, car leur réussite historique leur a fait largement dépasser le niveau tribal. On réunit ces familles Munda et Môn-Khmer, et quelques autres langues, dans une vaste famille dénommée Austroasiatique.


Cette famille a des affinités avec d'autres groupes linguistiques orientaux, comme l'immense famille Austronésienne, de sorte que les Munda présentent la situation inverse des Indo-Aryens : comme eux, ils paraissent le prolongement, isolé dans l'Inde, d'un groupe linguistique ancré ailleurs. Il est patent que ce sont l'expansion indo-aryenne jusqu'au delta du Gange, d'une part, et la « descente » des tribus de langues tibéto-birmanes depuis des montagnes du massif himalayen jusqu'à l'océan ancien, d'autre part, qui ont séparé le groupe Munda des autres groupes de la famille Austroasiatique. De la sorte, alors qu'aucune frontière n'a jamais séparé les langues indo-aryennes de leurs sœurs les langues iraniennes, les Munda ont perdu depuis des millénaires le contact avec leurs frères linguistiques. Et, comme on le signalait, ils ont perdu le type physique est-asiatique, en se mêlant aux populations locales.


Quant aux langues dravidiennes, autant elles forment un groupe cohérent, autant celui-ci paraît isolé. On a cherché des affinités entre dravidien et langues africaines, ou avec les langues ouraliennes du nord de l'Eurasie, mais tous les linguistes n'acceptent pas ces rapprochements, que leur écart géographique à lui seul rend étonnant.


Homo Sapiens est-il récent en Inde ?


Les fouilles archéologiques se sont multipliées en Inde comme partout. Mais les véritables grandes fouilles, qui éclairent d'un jour vraiment nouveau le passé, se situent en dehors de l'Inde, au Pakistan et en Asie centrale.


En Inde même, les cultures paléolithiques se rattachent aux ensembles est-asiatiques – mais leurs auteurs sont inconnus.


Le plus ancien reste humain actuellement connu en Inde est un fragment de calotte crânienne, découvert sur une terrasse fluviale du nord-ouest du Dekkan, et connue sous le nom de « calotte de la Narbadâ ». Surprise : cette calotte crânienne est datée d'entre 30 000 et 20 000 avant notre ère, et indique que les hommes de cette région était alors du type appelé Archanthropien, c'est-à-dire semblable aux Pithécanthropes de Java et Sinanthropes de Chine. À cette époque, ils avaient disparu d'Europe depuis longtemps.


On ne peut faire de l'histoire sur un seul document. En tout cas, ce document atteste que dans une région de l'ouest de l'Inde, des Archanthropiens vivaient durant ce qui est pour nous la première partie du Paléolithique supérieur. Il suggère que les représentants de l'espèce Homo Sapiens – la nôtre – ne sont venus qu'ultérieurement.


D'abord, les Veddah


Les premiers occupants de l'Inde ont été sans aucun doute les hommes dont les descendants actuels sont appelés les Veddah. Ceux-ci habitent les montagnes de l'est de l'île de Ceylan. Leurs traits physiques – tête allongée, c'est-à-dire dolichocéphale, front fuyant, fortes arcades sourcilières, petite taille, racine du nez déprimée... – les rapprochent d'une autre population, celle des Aborigènes australiens, au point que des auteurs les ont réunis pour parler de race « veddh-australoïde ». Ces Veddah sont des chasseurs-cueilleurs, mais ils parlent la langue de leurs voisins sédentaires.


Or, l'anthropologie a d'abord montré que leurs caractères physiques se retrouvaient, atténués, dans un grand nombre de peuples du Dekkan ; puis l'archéologie, livrant des tombes, a révélé que les personnes du type veddhoïde avaient occupé une très large partie de l'Inde, depuis la vallée de l'Indus jusqu'au Dekkan, où ils sont particulièrement nombreux dans les tombes du Ier millénaire.


Tout cela indique qu'ils ont formé la première population Homo Sapiens de l'Inde. Leur type et leur culture se sont conservés dans les zones-refuges de Ceylan, mais ailleurs ils se sont mêlés aux hommes de type méditerranéen qui apportèrent les langues dravidiennes.


Les mystères dravidiens


Au sujet de ces langues, on a dit comment la linguistique comparée ne permet pas d'éclairer leur origine. L'archéologie révèle un peu plus, mais sans s'éloigner beaucoup de l'Inde, comme on le verra.


Il existe une troisième voie d'étude de ce genre de problèmes, qui est l'ethnologie comparée. Or, ici, le verdict est sans appel : les éléments les plus originaux de la culture du sud de l'Inde ont leurs parallèles en Afrique. Les pratiques religieuses en pays dravidien comprennent les danses de possession : pratique typiquement africaine. Plusieurs types d'instruments de musique, comme l'arc musical, et dans ses variétés, l'arc frappé ou l'arc à résonateur, certains types de cithare, sont uniquement africains – en particulier, de l'ouest – et sud-indiens.


Cela conforte les rapprochements linguistiques avec des langues africaines, précisément en majorité de l'ouest.


Il s'ensuit que l'espèce humaine, y compris en sa variété Homo Sapiens, étant en son ensemble originaire d'Afrique, il semble que les porteurs des langues dravidiennes représentent la seconde couche humaine, venue d'Afrique après les Veddah. À vrai dire, bien après : car l'apparition de la culture néolithique du sud de l'Inde opère une nette rupture avec la culture paléolithique antérieure, et c'est elle qui se poursuit dans les cultures de l'époque historique ; il est donc tentant de voir en ses créateurs les ancêtres des Dravidiens, en ce cas disposant d'une culture de type néolithique dès leur arrivée dans leur territoire historique. Et de fait, certains objets découverts dans les cabanes rondes du Dekkan préhistorique ont leur parallèle dans des cultures néolithiques du Pakistan du IIIe millénaire, antérieures à l'établissement de la civilisation de l'Indus. Mais ce Néolithique est tardif : il est daté de 2600 environ.


Les fouilles de Jean-François Jarrige à Mehrgarh ont révélé que l'agriculture est presque aussi ancienne dans le nord-ouest de l'Inde qu'au Proche-Orient, remontant au VIIIe millénaire. Alors surgit une question : comme ce qui commence à Mehrgarh se poursuit sans discontinuité jusqu'à la civilisation de l'Indus, ne s'ensuit-il pas que la langue de celle-ci était le dravidien ?


Elle a fait couler beaucoup d'encre, surtout de la part des auteurs enthousiastes qui y répondaient positivement, et s'efforçaient de le prouver.


Aujourd'hui, je crois qu'il faut donner une réponse nuancée : d'un côté, il n'existe aucune preuve que la population de l'Indus ait parlé une langue dravidienne ; le fameux déchiffrement par ordinateur des sceaux de l'Indus à partir du dravidien aurait pu marcher avec n'importe quelle langue... quand on sait qu'ils ne comprennent pas plus que trois signes ; par ailleurs, ni le type d'habitat, ni les autres éléments culturels, ni le type physique des gens de l'Indus ne se poursuivent dans les cultures attribuables aux ancêtres des Dravidiens, dans le sud de l'Inde, aux Ier et IIe millénaires avant notre ère. D'un autre côté, à la fois l'anthropologie et l'économie des Dravidiens prolongent un ensemble qui se met en place au Néolithique au nord-ouest de l'Inde – et il est beaucoup plus tardif : 2600-1600, ce qui le fait largement contemporain de la civilisation de l'Indus. Tout se passe ainsi comme si Dravidiens et Indusiens – c'est-à-dire relatif à la civilisation de l'Indus – appartenaient, profondément, à un même ensemble culturel, ce que confirment les affinités observées entre les anciennes cultures néolithiques du Dekkan et les cultures antérieures à celles de l'Indus au Pakistan.


Alors, si les Indusiens n'étaient pas des Dravidiens au sens exact, ils pouvaient être des cousins, des parents éloignés, linguistiquement parlant, de ceux-ci. Et peut-être faut-il alors invoquer un autre rapprochement linguistique, opéré de longue date, entre le dravidien et l'élamite, la langue qui était autrefois parlée sur le plateau iranien méridional, entre Mésopotamie et Indus...


La civilisation de Bactriane et l'arrivée des Indo-Arya en Inde


Ce sont de tout autres fouilles archéologiques qui ont éclairé le problème, longtemps controversé, de l'origine des locuteurs des langues indo-arya.


En Asie centrale – au nord de l'Afghanistan, en Uzbékistan, Turkménistan, Tadjikistan –, de nombreuses fouilles ont révélé une civilisation originale, de l'âge du bronze, appelée civilisation de Bactriane. Elle s'oppose aux autres cultures du Proche et du Moyen-Orient de l'époque par la qualité et l'importance de ses armes. Ses sites ont livré des forteresses, des palais, des cimetières, peut-être un temple. Son art, sa poterie, montrent des affinités avec les grandes cultures périphériques. Mais ses éléments profonds, ceux qui ne s'empruntent guère, comme les types de sépulture et les rituels funéraires, les types de vêtements, certains objets servant au jeu, comme les disques, ou au prestige, comme les sceptres, rappellent les civilisations des Steppes, antérieures. Par ailleurs, certaines figurations sur les vases rappellent directement des faits indiens : l'une est celle d'un serpent allongé sur plusieurs montagnes, ce qui correspond exactement à ce que le Rg-Veda dit du serpent Vrtra. Sur une autre, des personnages à l'épaule gauche dénudée font face à un autre à l'épaule droite dénudée : cela évoque directement un codage vestimentaire décrit par les livres indiens au sujet de l'upanayana, ou initiation d'un jeune homme par un brahmane.


Or, ce que révèle l'archéologie, c'est que cette civilisation s'étend, durant la seconde moitié du IIe millénaire, vers le sud et vers l'Indus, exactement à l'époque où la civilisation de l'Indus commence à se fractionner et à perdre sa belle unité, puis s'écroule presque d'un coup, aux XIXe-XVIIIe siècles. Il est difficile de ne pas mettre ces faits en rapport. J'ai supposé que l'expansion de la civilisation de Bactriane était celle de bandes de guerriers, qui semaient l'insécurité sur les routes et obligeaient les cités à se replier ; puis, lorsque les connexions commerciales furent totalement rompues, les villes de l'Indus, qui reposaient sur elles, s'effondrèrent. Aussitôt après, vers 1750, surgit le village de Pirak, également fouillé par J.-F. Jarrige, et dont il peut dire qu'avec lui apparaît la civilisation indienne dans ses composants, entre autres agricoles et historiques.


Il ne fait guère de doute, dans ces conditions, que les hommes de Bactriane n'aient été les porteurs des langues Indo-Aryennes – dont, précisément, d'autres représentants se répandirent, vers la même époque, à l'ouest, en Mésopotamie, mêlés aux peuples des Kassites et des Hurrites, et jusqu'à la Palestine : Jérusalem eut un moment un roi au nom indien. Il semble, à voir le contenu des cimetières, que l'effondrement de la civilisation de l'Indus ait entraîné un grand attrait de peuples divers sur son ancien territoire. Ceux qui l'emportèrent furent les plus guerriers, et les mieux armés. Le Rg Veda, le plus ancien recueil d'hymne indien, ne connaît pas l'Inde, les fleuves qu'il nomme sont dans les actuels Pakistan et Afghanistan. Mais la conquête de l'Inde était dans la foulée. Elle s'opéra dans cette période obscure qui va de la fondation de Pirak, qui doit être à peu près celle de la composition des hymnes du Rg-Veda, à l'apparition de l'empire du Maghada, qui ouvre l'Inde à l'histoire, vers le Ve siècle avant notre ère.

Bernard Sergent
Mars 2002
 
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