Le train des Chemins de fer royaux vient tout juste de dépasser Kompong Trach, petite bourgade assoupie à 20 kilomètres de Kampot, au sud-ouest de Phnom Penh. Il roule à moins de 50 kilomètres à l'heure: depuis sa construction, inaugurée par les Français à l'époque coloniale, les rails n'ont jamais été remplacés. Faute de ballast, les traverses reposent à même la terre et ne sont plus à niveau. Qu'importe! Le conducteur de la locomotive a d'autres inquiétudes. La zone est dangereuse. Au cours des dix-huit derniers mois, le train qui relie la capitale au port de Sihanoukville a été attaqué huit fois. A chaque voyage on risque sa vie. En principe, le convoi est composé d'une voiture blindée, munie d'une mitrailleuse, tandis qu'à l'avant deux wagons vides servent de protection contre les mines. Car le Cambodge est le pays le plus miné du monde. Ce 26 juillet, parmi les passagers entassés à même le sol, au milieu des ballots, des volailles et des motocyclettes, dans les wagons à bestiaux qui composent le reste du train de «voyageurs», trois routards avec sac à dos: l'Australien David Wilson, 29 ans, le Britannique Mark Slater, 28 ans, et le Français Jean-Michel Braquet, 27 ans. Ils ont acheté leur billet 2 500 riels, soit un peu moins de 6 francs, pour gagner la mer. Ils ne la verront jamais... C'est en début d'après-midi que les mines explosent sous les roues de la locomotive, qui ralentit à l'approche d'un poste de contrôle. Des sentinelles en uniforme des forces gouvernementales ouvrent le feu, rejointes par plusieurs dizaines de Khmers rouges, jusque-là embusqués derrière un talus. Bilan de l'assaut: 13 morts. Retenus en otages avec une vingtaine de Cambodgiens, les trois Occidentaux, séparés de leurs compagnons d'infortune, sont conduits au c?ur du Phnom Vour, un massif montagneux couvert d'une forêt dense où la guérilla locale a établi son quartier général depuis 1979. Une véritable forteresse. Avant leur retrait du Cambodge, les Vietnamiens avaient, à trois reprises, tenté de l'investir. En vain.

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Le poids d'un chantage

Aujourd'hui, l'affaire des otages pourrait, dit-on, approcher de son dénouement. Elle aura pris, entre-temps, une orientation nettement politique. Ainsi, le gouvernement khmer en a tiré argument dans sa recherche d'une aide militaire à l'étranger, soulignant l'insécurité entretenue par la faction de Pol Pot. Mais, selon certains responsables, ce ne fut, à l'origine, ni plus ni moins qu'un acte de gangstérisme parmi d'autres, accompli avec la complicité des militaires locaux. La direction khmère rouge, elle, a exploité la situation, exerçant un chantage sur l'Australie et la France, signataires de protocoles de coopération militaire avec Phnom Penh. Pas question, en tout cas, de céder. Comme les autres partenaires du royaume, Canberra et Paris prétendent obtenir la réforme d'une armée largement corrompue qui triche sur ses effectifs et entretient une pléthore de généraux. A présent, les Khmers rouges exigent l'abrogation de leur statut de hors-la-loi, voté par l'Assemblée nationale en juillet. Le ravisseur, plus prosaïque, voulait sa rançon.

L'homme qui la réclamait, le général Nou Paet, «responsable pour toute la province de Kampot», n'en est pas à son coup d'essai. Agé de 45 à 50 ans, il aurait maintenant plus le profil d'un seigneur de la guerre que d'un officier khmer rouge militant. Les villageois le craignent, non seulement parce qu'il a du sang sur les mains, mais parce qu'il kidnappe sans scrupules pour extorquer à ses victimes du riz, de l'essence, du ciment, quelques billets verts. Jusqu'en mars dernier, un trio d'entrepreneurs sino-khmers a constitué sa prise la plus rentable. Ils furent libérés contre 10 000 dollars par personne. Il s'avisa alors de la valeur marchande des Occidentaux: le rapt de Melissa Himes, une Américaine travaillant pour Food for the Hungry International, qu'il détint pendant sept semaines, lui rapporta 50 000 dollars. Rien d'étonnant qu'il ait fixé le même tarif pour ses trois nouveaux prisonniers. Bien entendu, d'autres ont tenté de profiter du business. En août, le gouverneur de Kampot demandait 10 dollars aux journalistes pour la moindre interview. Des fonctionnaires leur proposaient des photos des otages, et même une bande vidéo à des tarifs prohibitifs. Un militaire de la province, le général Ing Hong, aurait offert ses services à l'ambassade d'Australie à Phnom Penh. Il se faisait fort d'obtenir la libération des captifs moyennant un forfait de 1 million de dollars, dont 250 000 de «frais administratifs»! Aux dernières nouvelles, Nou Paet se serait contenté de 10 000 dollars de rançon. Le 12 août, le prince Ranariddh, co-Premier ministre, aurait pourtant confié la somme globale - c'est-à-dire 150 000 dollars - à des émissaires, dont Chea Dara, responsable du «2e Bureau» et de la logistique des forces armées: c'est lui qui a transmis les exigences financières de Paet, quelques jours après l'enlèvement. Fort de ses contacts supposés avec les ravisseurs, il prétend mener à bien les négociations. Sans doute parvient-il à convaincre Ranariddh. Car le ministre des Finances, Sam Rainsy, débloque les fonds. Un ordre signé de sa main est présenté à la Banque nationale. Chea Dara, en échange d'un reçu, aurait pris possession des liasses. Que sont devenus les 140 000 dollars qui n'ont pas été versés aux Khmers rouges? Mystère... Reste que le sort des otages ne se négocie plus à Kampot, mais à Pékin, sous l'?il du roi Norodom Sihanouk, entre le prince Ranariddh et Khieu Samphan, le représentant de la faction communiste, chef du «gouvernement provisoire» qu'elle prétend former depuis le 11 juin. En traitement dans la capitale chinoise, le souverain est en effet redevenu l'arbitre du match politique qui se joue, ces temps-ci, au Cambodge. En juin, Sihanouk avait quitté Phnom Penh, ulcéré d'avoir vu son fils Ranariddh faire cause commune, contre ses conseils, avec l'autre co-Premier ministre, Hun Sen, tête d'affiche du Parti du peuple cambodgien (PPC) - issu de la faction provietnamienne qui dirigea le pays de 1979 jusqu'à l'arrivée de l'ONU en 1992. Les deux hommes ont poussé à la mise hors la loi des Khmers rouges.

Or le souverain prêche depuis des mois la «réconciliation nationale». Son demi-frère Sirivudh fait d'ailleurs partie, comme Sam Rainsy, des 15 parlementaires favorables à cette stratégie: «Il faut leur laisser ouverte une petite porte, sinon le Cambodge s'enlisera dans un combat fratricide. C'est la seule solution, affirme un journaliste cambodgien. D'ailleurs, nous avons déjà d'anciens Khmers rouges dans la coalition au pouvoir des leaders du PPC.» A Bangkok, avec un certain à-propos, Chan Youran, ancien compagnon de Pol Pot, vient de proclamer sa dissidence. Cet idéologue khmer rouge, qui fut, dans les années 80, ambassadeur de la faction au Caire, entend créer un parti ouvert aux monarchistes et aux libéraux. Programme: la lutte contre la corruption. Ce pragmatisme s'affiche d'autant plus aisément qu'aucun espoir de règlement militaire n'est en vue. Les forces gouvernementales n'ont pu s'emparer durablement de Païlin, le «sanctuaire» des Khmers rouges, ni faire tomber Anlong Veng, leur base située dans le nord du pays, siège à présent de leur «gouvernement provisoire» et résidence de Pol Pot. Sihanouk, lucidement, milite donc pour l'issue politique et soutient la carte économique, brandie par Sam Rainsy, très estimé à l'étranger. Grâce à lui, le pays passe pour un «bon élève» aux yeux du FMI. L'inflation est à peine supérieure de 4 points aux prévisions: 22%, au lieu de 18%. Le ministre appuie de toutes ses forces les grands projets d'infrastructures et d'investissements. Toutefois, un handicap majeur subsiste: l'insécurité. Le prince Sirivudh a beau jeu de dire que «le problème était supposé être pris en charge par la communauté internationale».

Certes. L'ONU est parvenue à mettre sur pied des élections libres - les premières qu'ait jamais connues le Cambodge. Mais elle n'a pas réussi à désarmer les différentes factions, comme le prévoyaient les accords de Paris, ni même sévi contre des exactions dont ses représentants étaient informés, c'est-à-dire les tortures et les exécutions ordonnées par l'état-major de la 5e région militaire, celle de Battambang. Des méthodes dignes des bourreaux d'hier. Le Cambodge est un pays traumatisé, hanté par un passé trop lourd. Les campagnes ont l'air tranquilles, la vie semble facile, on visite un marché, une pagode. Le lendemain, on apprend qu'une colonne de Khmers rouges y est passée deux heures après. En avril dernier, deux Britanniques et une jeune Australienne ont quitté Phnom Penh, par la route n° 4, en direction de Sihanoukville, où ils tenaient un restaurant, le Rendez-vous. En traversant le massif de l'Eléphant, infesté de bandes armées, ils sont tombés dans une embuscade. On ne les a jamais revus. David Wilson, Mark Slater et Jean-Michel Braquet ont sur eux l'avantage d'être devenus des enjeux politiques.

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