Les Bachi-Bouzouks - Souvenirs de la guerre d’Orient

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Les Bachi-Bouzouks - Souvenirs de la guerre d’Orient
Revue des Deux Mondes , 2e périodetome 23, septembre-octobre (p. 769-806).
LES
BACHI-BOZOUKS
SOUVENIRS DE LA GUERRE D’ORIENT.



I.

Un grand pays a-t-il besoin d’une cavalerie irrégulière? Et ce besoin étant reconnu, comment créer, comment employer cette force nouvelle? Essais d’organisation, de mise en pratique, avantages et inconvéniens des divers modes d’emploi de la cavalerie irrégulière, ce sont là des problèmes dont l’armée française, au lendemain de la guerre d’Italie, a pu apprécier toute l’importance. Les souvenirs que je voudrais grouper ici apporteront peut-être quelques informations utiles dans un débat qui n’a rien perdu encore de son opportunité. J’ai suivi, depuis les tâtonnemens du début jusqu’à la plus affligeante conclusion, une expérience tentée pour utiliser, comme force auxiliaire à côté de nos troupes, un des corps les plus indisciplinés de l’Orient. C’est à titre de témoin et d’acteur que j’essaie de raconter une page tristement significative de la guerre de Crimée; mais avant de conduire le lecteur dans le camp des bachi-bozouks, je dois dire quelques mots des autres corps de cavalerie irrégulière, auxquels on s’est trop hâté de les comparer.

Dans les deux guerres récentes qui ont ému l’Europe, l’emploi de la cavalerie a été si restreint, comparé à celui de l’infanterie, que les vieux cavaliers ont du s’émouvoir et s’écrier : « La cavalerie s’en va! » Les observations d’un officier de cette arme qui a servi trente-trois ans son pays ne pourraient-elles combattre un pareil sentiment? Pour ne parler que de la cavalerie irrégulière, il faut voir dans quelles conditions elle peut rendre quelques services, et l’on comprendra mieux alors pourquoi son rôle a été à peu près nul dans la guerre d’Orient.

La cavalerie irrégulière ne figure que dans un petit nombre d’armées européennes. L’Angleterre n’en a jamais eu, l’Autriche n’en possède point non plus, ses uhlans sont de la cavalerie régulière; la Prusse n’en a jamais montré en ligne. La France a fait deux essais : l’un, avec les spahis, qui a été couronné de succès, tout en laissant place à quelques objections[1]; l’autre, des plus malheureux, avec les bachi-bozouks. Quant à la Russie, elle possède depuis longtemps dans le cosaque le véritable cavalier irrégulier. C’est à elle surtout qu’il faut demander des leçons sur l’emploi de cet élément de guerre.

La cavalerie régulière a occupé beaucoup d’écrivains spéciaux, parmi lesquels il faut citer les généraux de Préval et de Létang, qui ont écrit des pages dignes d’être méditées par les jeunes officiers de cavalerie. Le général de Préval surtout raconte ce qu’il a vu, et les leçons que l’on peut tirer de sa longue expérience, acquise dans les grandes guerres du premier empire, n’en sont que plus instructives[2]. La cavalerie irrégulière n’a pas eu d’aussi nombreux historiens. Deux écrivains cependant sont à citer sur la matière : le général russe Benkendorf et le général français de Létang; encore ne nous ont-ils donné que des écrits de quelques pages.

Le général Benkendorf, le premier en date, puisque son étude est de 1816, s’occupe exclusivement des cosaques et de leur utilité à la guerre. Ce rapide tableau, où abondent les récits des combats livrés contre nous de 1812 à 1815, fait briller le cosaque à nos dépens; mais, comme on l’a dit spirituellement, « notre amour-propre national n’a nullement à s’en blesser : la France est assez riche en gloire militaire. » Cet ouvrage est d’ailleurs marqué au coin de la franchise. Il faut rendre cette justice aux Russes, et nous avons été à même de nous en convaincre dans la guerre de Crimée : ils sont souvent plus véridiques que nous. Au dire et au témoignage des militaires français acteurs dans cette grande lutte, ils avouent avec un grand sentiment de vérité leurs succès, leurs fautes et leurs revers. L’ouvrage de M. Le général Benkendorf est donc infiniment curieux, et les officiers de cavalerie légère y puiseront d’utiles leçons. L’auteur écrivait le sabre au poing, et c’est de la meilleure littérature militaire.

L’écrit du général de Létang est plus concis encore, mais il n’en a pas moins son importance, surtout si l’on admet, ce qui est fort probable, que le maréchal Saint-Arnaud y ait puisé l’idée de l’enfantement d’une cavalerie irrégulière en campagne, dont les bachi-bozouks ou spahis d’Orient devaient être l’essai. Ce qui donnerait quelque appui à cette croyance, c’est que l’on trouve dans l’organisation proposée par le général de Létang quelques traits propres à l’organisation des bachi-bozouks: le commandement des régimens irréguliers laissé à des lieutenans-colonels, les armes envoyées de France, l’irrégularité de l’équipement, de l’habillement, « équipement, dit le général, qui doit être aussi irrégulier qu’eux. » Tout fait donc supposer qu’en créant les bachi-bozouks, on mettait en œuvre la théorie du général de Létang.

Déjà, il faut le reconnaître, sous le premier empire, l’idée d’une cavalerie irrégulière avait été mise à l’essai. Au dire du général russe Benkendorf, Napoléon appréciait tellement l’importance des cosaques, qu’il avait voulu les copier en métamorphosant des Polonais et des Français en cosaques; « mais, remarque à ce propos le général russe, la Vistule et la Seine ne sont pas le Don : le cheval normand ne va pas chercher l’herbe sous la neige, et le sol fortuné de la Russie est le seul qui produise des cosaques. » A l’époque où écrivait le général Benkendorf, la France ne pouvait pas encore opposer le sol fortuné de l’Afrique à celui de la Russie. Revenons à l’écrit de M. Le général de Létang : il trouva dès le début beaucoup d’adversaires; il eut aussi d’éminens approbateurs, entre autres le général de Préval. Depuis cette époque cependant, les faits sont venus opposer aux idées du général de Létang la plus éloquente des réfutations. Le général demandait qu’on reçût dans les régimens irréguliers des soldats d’infanterie. Comment le général de Létang, cavalier consommé, a-t-il pu commettre une pareille hérésie? Qui ne sait combien il importe, pour faire la guerre de partisan, d’être bon et audacieux cavalier, chose qui ne s’acquiert que par une longue pratique? Or, conformément à cette théorie, le corps des bachi-bozouks fut peuplé d’officiers, de sous-officiers et de caporaux d’infanterie dont l’inexpérience était visible[3]. Ce n’est pas attaquer l’infanterie française, dont la part a été si glorieuse dans nos dernières guerres, que de lui refuser les aptitudes spéciales exigées d’un corps de cavalerie irrégulière. L’événement a d’ailleurs donné tort à la théorie aventureuse qu’on l’appelait à justifier. Et pourtant celui qu’on chargea d’organiser les bachi-bozouks était le plus propre sans contredit à mener à bien une pareille tâche. C’était un habile et rude cavalier, un chef de partisans s’il en fut, qui avait conduit sous le drapeau de la France les cavaliers les plus audacieux du monde, les Arabes; c’était le créateur des spahis d’Afrique, le général Yusuf.

Qu’est-ce au fait qu’une cavalerie irrégulière? quelle idée peut-on s’en former? Le général Benkendorf nous l’apprend, et le portrait est tracé de main de maître. «Le cavalier irrégulier, dit-il, n’est soumis à aucun règlement de service en campagne qui lui prescrive ce qu’il doit faire, comment il doit se conduire dans telle ou telle circonstance. Il peut agir comme il l’entend, puiser ses instructions dans son jugement, selon le degré d’intelligence dont il est doué, et c’est une source dont la force et l’abondance ne peuvent être calculées. Puisse cette mine féconde (les cosaques) ne pas être dilapidée imprudemment et sans mesure! » Si l’on appliquait ces sages maximes aux spahis, on obtiendrait l’élément véritable de la force que nous cherchons, et le cosaque de Benkendorf trouverait un rude antagoniste dans le spahi d’Afrique. Ces deux types sont placés à des extrémités opposées, l’un au nord, l’autre au midi. Ils ont pu entrer en lice en Crimée : à l’Alma, le peu de spahis qui s’y trouvaient ont donné la mesure de ce que l’on pouvait attendre d’eux; mais on s’est empressé de les démonter, eux si attachés à leurs chevaux. Voilà la « dilapidation imprudente, » car le bachi-bozouk est bien inférieur au spahi.

Quand j’attaque l’organisation actuelle des spahis, il ne faut pas se méprendre : tel qu’il est, ce corps est admirable; mais dans cette cavalerie, habillée, armée uniformément, tout est régulier. Elle manœuvre par escadrons, par régiment, elle est appelée quelquefois à faire les manœuvres de ligne, et c’est sous ce point de vue que je l’attaque, parce que l’on a faussé son but et son institution. Le général Yusuf, qui a créé les spahis, en conviendra tout le premier. Il voulait dans le principe laisser l’Arabe à lui-même; il le connaissait trop bien : il savait qu’il n’y avait rien à lui apprendre pour la nature de la guerre à laquelle il était destiné, et que ces espèces de centaures seraient dénaturés, si on les régularisait.

La cavalerie turque, telle qu’elle est aujourd’hui, et qui nous a fourni le bachi-bozouk, peut-elle entrer en comparaison avec la cavalerie arabe? Sans contredit, on peut affirmer l’infériorité de la première, et cependant elle a eu ses beaux jours. Le mameluck, aïeul du bachi-bozouk, a joui à juste titre d’une haute réputation. Nos régimens d’Egypte, qui ont appris à le connaître, ont admiré son intrépidité dans les plaines d’Héliopolis, où tant de courage venait se briser sur nos invincibles carrés. D’où vient une pareille décadence? C’est cependant le même peuple, les enfans fanatisés du prophète. La destruction des mamelucks a enseveli leur réputation et leur glorieux passé; le bachi-bozouk, cavalier irrégulier de cet immense empire, a perdu jusqu’à cette habileté, cette grâce, cette adresse à cheval, qui faisaient l’admiration de tous ceux qui ont vu les mamelucks. A l’appui de ce que j’avance, je citerai un seul fait, bien caractéristique, et dont j’ai été témoin : au camp de Varna, pour occuper leurs loisirs avant notre entrée dans la Dobrutcha, les bachi-bozouks se livraient au jeu du djerid, espèce de fantasia où chacun déploie son adresse en se poursuivant, en s’évitant à cheval, et qui consiste à se jeter un petit bâton : — celui qui le reçoit est déclaré vaincu. J’ai assisté plusieurs fois à ces exercices, et je haussais les épaules, comparant ces cavaliers à ceux que j’avais vus en Afrique, dans les belles fantasias de la province de Constantine surtout. Le bachi-bozouk, sans grâce, sans adresse, maniant mal son cheval, rapproché du superbe et brillant cavalier de l’Afrique, me faisait pitié. Souvent quelque spahi, passant par là, détournait la tête pour ne pas voir, et se moquer de son coreligionnaire. Tout manquait aux bachi-bozouks : chevaux, habileté, adresse, jusqu’à la fière allure du cavalier arabe, rehaussée par une richesse de harnachement, de costume, qui rappelle les plus beaux temps de la chevalerie.

Ce point est donc acquis : nous possédons une cavalerie irrégulière, dénaturée, il est vrai, mais dont la base existe. Veut-on savoir quels services elle pourrait rendre à la guerre? Qu’on se rappelle le rôle joué dans les guerres du commencement de ce siècle par la cavalerie irrégulière du Nord. La campagne de 1812 s’ouvre, et le cosaque est sur son vrai terrain. Napoléon a franchi la frontière russe, il a une cavalerie régulière conduite par des généraux d’une habileté, d’une bravoure incomparables. Cette cavalerie va se trouver en face des cosaques. Voyons ceux-ci à l’œuvre. Le général Benkendorf nous fournira de nombreux exemples, utiles à méditer[4]. Les cosaques ne sont entrés en lutte avec notre cavalerie qu’à Moscou. « Le 16 septembre 1812, dit le général russe, un régiment de cosaques, fort de deux cent soixante-quinze chevaux, fut assailli par une colonne de cinq cents cuirassiers français sortie de Moscou. Cosaques et cuirassiers se chargèrent pendant une heure; la colonne française fut prise presque tout entière. » Arrive 1813. Le 15 août de cette année, un régiment de cosaques tombe à l’improviste sur une colonne de grosse cavalerie, d’infanterie légère et d’artillerie : tout est culbuté ou pris, et les cosaques emmènent deux pièces de canon françaises et quatre caissons. Il répugne à une plume française d’insister sur de pareils faits; mais peut-on admettre qu’une cavalerie irrégulière réunie à notre armée n’eût pas accompli de semblables prouesses? Sachons donc reconnaître une triste vérité : c’est que de 1812 à 1814 les cosaques nous ont fait quatre-vingt-dix mille prisonniers et pris trois cents pièces de canon. Citons même un dernier exploit qui montre, avec plus d’éclat qu’aucun autre, ce que l’on peut attendre d’une cavalerie irrégulière audacieuse et (qu’on nous passe le mot) bien outillée. A Wippach, le général Benkendorf tombe au milieu des quartiers des généraux français Sébastian!, Excelmans et Colbert. Il est complètement entouré et séparé de son corps. Il parvient cependant à se dégager, marche toute la nuit à trente pas des vedettes et des patrouilles françaises, qu’il voyait à la lueur des feux, et leur échappe sans avoir perdu un seul homme. Un pareil trait honore un chef de partisans plus peut-être qu’un succès, car sa science consiste à savoir tourner les talons à propos. On s’explique du reste cette manœuvre. Le sabre du cosaque est solidement fixé à la ceinture; le cavalier n’a point d’éperons; sur ses habits comme sur ses armes, il ne porte aucune pièce de métal d’une trop grande sonorité; il est exercé à retenir son haleine. Les chevaux sont aussi peu bruyans que les hommes : il n’y a pas un seul cheval entier dans les régimens du Don. Voilà certes un remarquable type d’organisation de troupe irrégulière, et qui la nuit doit passer partout. En outre, le cheval du Don marche l’amble, qui équivaut à un galop allongé, et la bride qui sert à le conduire n’a aucune chaîne. Ce sont là de vrais cavaliers fantômes qui peuvent accomplir des prodiges, conduits par des officiers braves, audacieux et intelligens.

Tels étaient les cosaques en 1814. Comment les avons-nous retrouvés en 1854? Ce n’étaient plus les mêmes. Que faisaient ces fameux éclaireurs au débarquement d’Oldfort? Le maréchal Saint-Arnaud l’a dit: «Je débarquai, écrit-il, sans coup férir.» Les avons-nous jamais vus rôder autour de Kamiesh au début du siège? Les a-t-on vus courir le long de la route du plateau de Chersonèse à Balaclava, enlever les hommes isolés avant que l’on eût mis cette route à l’abri d’un coup de main, comme on le fit après la journée de Balaclava? Cependant il existait alors des cosaques, et le corps du général Liprandi, qui disposait d’une nombreuse cavalerie, devait en avoir. Nous ne les avons retrouvés que le 31 décembre 1854, en poussant une reconnaissance. Au nombre de trois cents, ils cherchèrent à tenir tête un instant au 1er de chasseurs d’Afrique, commandé par le colonel de Ferrabouc, aujourd’hui général; mais ils furent culbutés, et, pour se sauver plus vite, ils jetèrent leurs lances. « La lance, dit le général Benkendorf, est l’arme dont le cosaque sait le mieux se servir, et qu’il manie avec une dextérité incroyable. » Quelle est la cause de cette infériorité? A quoi faut-il attribuer la « dilapidation de cette mine précieuse? » Sans doute à un essai d’organisation régulière qui a dénaturé un corps né pour l’aventure et les coups de main. Tâchons donc de méditer cette leçon des faits; ne traitons pas les corps irréguliers comme la force régulière; voyons, malgré des vices d’organisation déjà signalés, ce que sont encore nos spahis. Avec de pareils corps en Crimée et en Italie, d’importans résultats se seraient ajoutés sans nul doute aux succès obtenus. On n’aurait pas vu, par exemple, avec des éclaireurs, deux armées de près de deux cent mille hommes se surprendre et s’entre-choquer à l’improviste, comme à Solferino.

J’en ai dit assez pour montrer quel est le rôle d’une cavalerie irrégulière. Les principes de la formation d’une cavalerie pareille étant connus, on verra s’ils ont été bien ou mal appliqués dans l’organisation du corps dont il me reste à retracer l’histoire, aidé de mes souvenirs.


II.

Appelé, par commission du ministre de la guerre, à exercer un commandement dans le corps des spahis d’Orient, je quittai la France le 1er juillet 1854, à bord du Henri IV, placé sous les ordres du capitaine Bonnefoi, un homme aimable s’il en fut, et tenu en grande estime par les maréchaux Bugeaud et Pélissier. Le 11 juillet, le Henri IV arrivait à Gallipoli, apportant à cette malheureuse petite ville le choléra, qui s’était mis comme passager à bord, et qui ne tarda pas à faire ses victimes, dont une des plus regrettées fut le général d’Elchingen, le digne fils de l’héroïque maréchal Ney. Des ordres ayant été donnés pour que tous les officiers de bachi-bozouks fussent immédiatement dirigés sur Varna, je me rendis à bord de l’Ulloa, et nous atteignîmes cette ville dans la matinée du 13. Je me jetai dans un canot, et au bout de quelques instans j’arrivai devant une maison fort simple qu’habitait le maréchal Saint-Arnaud, commandant en chef de nos forces en Orient. On m’introduisit aussitôt dans son cabinet. Je n’avais pas revu le maréchal depuis que je l’avais quitté capitaine dans la légion étrangère, au combat du col de Mouzaïa en Afrique, où il venait d’être blessé assez grièvement. Au lieu du brillant officier dont l’énergique physionomie était restée dans mes souvenirs, je retrouvais un homme courbé sous le poids des soucis du commandement et sous les premières atteintes du mal qui devait l’enlever. Le maréchal portait une redingote bleue; il était coiffé d’un képi militaire, de couleur grise, soutaché d’innombrables galons en soie jaune, marque distinctive de son haut grade dans la hiérarchie de l’armée. Il m’accueillit avec sa bienveillance habituelle, en arrêtant sur moi un regard dont l’expression mélancolique semblait trahir un pressentiment funeste. Notre conversation ne fut pas longue : je reçus l’ordre de rejoindre immédiatement les bachi-bozouks campés dans la plaine de Varna, sous le canon de la place, et je m’empressai d’obéir.

Le général Yusuf étant mon chef direct, puisqu’il était chargé de l’organisation de la cavalerie irrégulière, c’est à lui que je devais me présenter en quittant le maréchal. Le général était absent; mais notre célèbre peintre Horace Vernet, que j’avais l’honneur de connaître depuis longues années, logeait avec lui et me reçut. Informé du motif de ma visite, il fit seller un de ses chevaux, et me donna un guide pour me conduire au camp des bachi-bozouks, où j’allais faire connaissance à la fois avec mon chef et avec mes subordonnés.

Bachi-bozouk, en turc cela veut dire tête folle, et l’expression ne paraîtra pas trop dure à quiconque aura connu ces hordes barbares. Quelques mots avant tout sur l’origine de ce corps qu’on avait conçu la triste pensée de régulariser en quelques jours. A la déclaration des hostilités entre la Russie et la Turquie, la guerre sainte fut proclamée dans toute l’étendue de l’empire ottoman, et des points les plus reculés accoururent tous les fidèles à la défense de l’étendard du prophète. Les mamelucks, les janissaires avaient été immolés; le sultan avait régularisé son armée : toute sa force en cavalerie ne pouvait consister que dans la levée de ces bandes d’irréguliers qui furent autrefois redoutables, la cavalerie turque ayant toujours passé pour une des meilleures de l’Europe. L’élément de ces bandes, c’étaient les bachi-bozouks. On en vit venir des bords du Tigre, de l’Euphrate, du golfe Persique, des montagnes du Kurdistan, etc. Au nombre de vingt-cinq à trente mille, ils s’abattirent dans le camp d’Omer-Pacha, généralissime des troupes ottomanes. Ils devinrent bientôt un embarras pour le général turc. Impatient de se débarrasser de ces sauterelles qui lui dévoraient tout, Omer-Pacha s’empressa de nous offrir une partie de cette troupe indisciplinée. La France prit quatre mille bachi-bozouks à sa solde, et l’Angleterre, notre alliée dans la lutte, le même nombre. Je n’ai pas à m’occuper de ceux qui restèrent à Omer-Pacha, ni des quatre mille qui échurent à l’Angleterre sous les ordres d’un brave officier de l’armée des Indes, le colonel Beatson[5]. Quant aux quatre mille entrés à la solde de la France, et qui prirent le nom de spahis d’Orient, je puis en parler d’expérience.

Sur un espace immense étaient dispersées les tentes des quatre mille bachi-bozouks; je traversai leur camp sans trop d’attention, préoccupé que j’étais de me rendre auprès du chef dont j’attendais les ordres. Quoiqu’ayant servi longtemps en Afrique, je n’avais jamais eu l’honneur d’être placé sous le commandement du général Yusuf. On comprendra donc avec quel sentiment de curiosité un peu inquiète je me présentai à lui. Je trouvai heureusement dans le général l’homme aimable, l’excellent officier dont j’avais entendu vanter l’intelligence. Yusuf m’accueillit avec une grâce toute française. « Ah.! me dit-il en me tendant la main quand je lui appris l’objet de ma visite, je suis charmé de vous voir; mais je n’ai pas de commandement à vous donner. » Et aussitôt, voyant sur mes traits une expression de désappointement bien naturelle : « Restez près de moi, reprit-il; je vous offre ma table, peut-être trouverai-je l’occasion de vous employer. » A de si bienveillantes propositions, je n’avais à répondre qu’en remerciant le général avec effusion, et je le quittai pour visiter le camp.

Cette fois, étant moins distrait, j’observai à l’aise le curieux spectacle qu’offrait le camp des bachi-bozouks. Il y avait là un pêle-mêle de costumes et d’armures dont l’effet, sous le radieux soleil d’Orient, était indescriptible. Rien dans ces étranges guerriers ne rappelait les temps modernes. Je me croyais transporté au milieu des armées de Darius. Telle était cependant la milice qu’il s’agissait d’organiser pour seconder la tactique d’une armée française. Cinq groupes étaient à distinguer dans cette cavalerie, venue de tous les points du monde musulman : les Albanais, les Arnautes, les Kurdes, les Arabes de Syrie, les Turkomans des bords du Tigre. Qu’on me permette de reproduire, d’après mes notes, l’opinion que m’a laissée chacun de ces élémens diver. « Albanais, très bons soldats, nous suivraient partout; Arnautes, difficiles à conduire, bons soldats : toucher à un, c’est toucher à tous; Arabes de Syrie, très bons soldats, pouvant se plier facilement à notre discipline; Kurdes, bons soldats, mais ne voulant accepter aucune subordination, vous répondant toujours yok (non en langue turque) quand on leur commande quelque chose : ils se feraient plutôt fusiller que de renoncer à leurs allures indépendantes; enfin les Turkomans, détestables soldats, mous, paresseux, la pipe à la bouche, et toujours assis les jambes croisées devant une tasse de café, leur seule occupation: tous des cavaliers de l’Asie-Mineure. »

Pour l’armement, chacun s’était armé à sa guise, qui d’une lance, qui d’un tromblon, qui d’un sabre, qui d’une hache. Tous avaient des pistolets attachés autour d’eux, et ces fidèles compagnons ne les quittaient jamais. Leurs chevaux étaient de petite taille, mal nourris, efflanqués, et, sauf les chevaux de quelques Syriens qui avaient un cachet de race, aucun ne me parut mériter une grande considération. Tous portaient une selle turque, beaucoup plus petite et moins haute que nos selles arabes, et qui se rapprochait beaucoup de la selle dite à piquet, dont on fait usage dans les manèges; je ne saurais en donner une idée plus exacte. Quant à la bride, la fantaisie de chacun s’était donné libre carrière; beaucoup de chevaux d’ailleurs n’avaient que des bridons, ce qui leur permettait de manger avec plus de facilité, attendu qu’on ne les débridait jamais.

A l’époque où j’arrivais pour prendre mon commandement dans cette turbulente milice, il y avait déjà sous l’impulsion du général Yusuf un commencement d’organisation. Le général faisait de son mieux pour seconder l’ardeur du maréchal Saint-Arnaud, qui voulait de prompts résultats. On procédait à cette organisation le programme du général de Létang à la main; on remplissait les cadres français d’officiers, de sous-officiers et de caporaux d’infanterie. Les seules choses qu’on écarta de ce programme furent le tambour et la trompette. Le général Benkendorf constate que les cosaques du Don se passaient de ces instrumens d’appel. Le cri hurrah, lancé par l’officier, suffisait pour qu’en moins d’une minute tout le monde fût à cheval. Nous avions remplacé la trompette et le hurrah cosaque par un crieur public.

À ce moment de l’organisation, il y avait trois brigades déjà formées, de deux régimens chacune, avec un effectif de douze à treize cents chevaux par brigade. Les régimens étaient divisés par pelotons, escadrons, suivant le système de l’organisation française. Voulant donner une certaine uniformité à l’armement, on avait fait venir des lances de France, et chaque bachi-bozouk en fut armé. Tous n’en conservaient pas moins l’arsenal qu’ils avaient apporté de leurs pays respectifs. On avait adapté à ces lances des flammes pour distinguer les numéros des brigades par série de couleurs; on donna aussi des fusils à ceux qui n’en avaient point.

La première brigade était commandée par le chef d’escadron d’état-major Magnan[6], la deuxième par le capitaine de cavalerie Du Preuil[7], et la troisième par le capitaine d’état-major de Sérionne<ref> Aujourd’hui chef d’escadron d’état-major. <ref>. Le commandant Magnan et le capitaine Du Preuil parlaient tous deux fort bien le turc, ayant été détachés de l’armée française pour l’instruction des troupes du sultan avant la guerre. Quant au commandant de la troisième brigade, le capitaine de Sérionne, il ne savait pas un mot de turc. Les deux premiers étaient donc à même d’être très utiles dans la formation de ces nouveaux corps. Quant au troisième, il compensait l’ignorance du turc par un mérite militaire auquel le maréchal Saint-Arnaud avait rendu hautement justice. Notre chef, le général Yusuf, qui parlait l’arabe, se faisait comprendre de quelques-uns de ses soldats ; mais je crois que tous ne le comprenaient pas, c’est du moins ce que j’ai supposé dans plusieurs circonstances.

Malgré les élémens hétérogènes qui composaient ces bandes, chacun cherchait à lever les obstacles et à seconder le général dans une entreprise qui offrait de si sérieuses difficultés. Chaque soir, le général rentrait du camp brisé de fatigue morale et physique; mais au lieu de prendre un repos qui lui était bien nécessaire, il nous proposait de parcourir les bivouacs avec lui. M. Horace Vernet nous accompagnait souvent dans cette promenade nocturne, qui pour lui surtout n’était pas sans charme. Que de fois n’avons-nous pas admiré ces sauvages guerriers accroupis en cercle autour de leurs feux, fumant gravement leur pipe, offrant à la rougeâtre lueur des foyers du bivouac des visages brunis par le soleil, des vêtemens de toutes formes et de toutes couleurs! Le vieil Orient était là dans toute sa bizarrerie pittoresque. Le général s’approchait des groupes, il échangeait avec les soldats quelques paroles dont je ne pouvais saisir le sens; mais le mot de Moscou revenait souvent dans la conversation. À ce mot, une expression d’implacable fureur contractait tous les visages. Kurdes, Albanais, Arnautes mettaient la main sur leurs pistolets, en lançant avec fureur le mot arabe innchallah (espérons). Était-ce la haine du Russe ou la soif du pillage qui faisait ainsi briller tous les regards? Ce qui est certain, c’est que ces hommes passaient à juste titre pour les premiers pillards du monde, et la ceinture qu’ils avaient roulée autour du corps paraissait largement garnie de bien illicite. Quand le choléra en eut dévoré une partie dans la Dobrutcha, beaucoup de morts avaient sur eux de 7 à 8,000 fr. en or. Je vois encore toutes ces physionomies farouches au milieu desquelles nous nous promenions sans armes et le cigare à la bouche. Ces hommes redoutés et bien dignes de leur triste réputation étaient, je dois le dire, pleins de respect pour le général Yusuf, qu’ils saluaient de leurs acclamations et appelaient pacha. Le général obéissait lui-même dans ses rapports avec eux à un système arrêté, fort différent de celui de l’un des capitaines de Charles VIII qui, pour dresser l’infanterie à combattre par rangs et par bataillons, faisait pendre jusqu’à vingt soldats par jour. « C’est une grosse erreur, nous disait-il, de croire que les châtimens, les coups et les rigueurs puissent mieux convenir que la douceur pour dompter ces hommes. » Le système paraissait bon, car l’attachement que le général Yusuf avait su inspirer allait jusqu’à l’adoration.

Tout marchait ainsi à une organisation que l’on avait déclarée impossible, quand le général voulut un jour passer les nouveaux régimens en revue. L’ensemble qu’il obtint, ceux qui ont vu une des plus belles pages de Decamps, la Bataille des Cimbres, pourront se l’imaginer. Au milieu de tout ce désordre, il y avait pourtant quelques bons symptômes. Nos bachi-bozouks savaient exécuter quelques mouvemens imités de nos manœuvres; ils marchaient parfois en ordre, alignés, dans un silence que notre propre cavalerie n’observe point toujours. Les infractions malheureusement avaient leur tour : ce n’était pas seulement aux revues qu’on trouvait nos irréguliers en faute, et si je rappelle quelques autres méfaits commis par eux aux abords des fontaines, où ils distribuaient trop libéralement des coups de baïonnette et de pistolet aux soldats de l’armée britannique, c’est pour noter des souvenirs personnels qui se rattachent à ces aventures trop fréquentes. Le général Yusuf me chargeait en effet volontiers d’aller arranger ces sortes d’affaires, et ma connaissance de la langue anglaise me valut ainsi plus d’une fois l’occasion de visiter le camp de nos alliés.

Parmi ces visites au camp anglais, je ne puis oublier celles qui me valurent l’honneur d’être admis auprès de lord Raglan, la première surtout. Le noble lord, dont les traits se faisaient remarquer par une vive expression de noblesse et de douceur, me reçut avec la politesse exquise d’un homme de haute race. J’avais à me plaindre des Écossais, qui avaient couru sus aux bachi-bozouks dans une querelle près des fontaines, et les avaient maltraités au point de mettre la vie de quelques-uns en danger. Le noble lord, après m’avoir écouté, me dit qu’il allait me remettre une lettre pour l’officier-général qui commandait leur camp, et il se mit en devoir de tailler avec une coquetterie charmante une plume entre ses jambes[8]. Je pris congé de sa seigneurie en la remerciant de son bienveillant accueil, et je montai à cheval pour aller porter ma lettre au camp des Écossais. Je pus là observer les états-majors anglais sous un autre aspect, non moins digne d’attention. Le colonel des highlanders était un gentleman tout habillé de nankin, coiffé d’une casquette en toile cirée. Quand je m’approchai de lui, il était gravement préoccupé... de la confection d’une omelette! Au premier coup d’œil, je prévis que l’opération allait avorter, et qu’au lieu d’une omelette, faute d’avoir obtenu l’annexion des blancs et des jaunes, le digne gentleman ne produirait que des œufs sur le plat. Je saisis la fourchette, et j’opérai vivement la fusion désirable. Il me remercia. Je l’aidai à retourner son omelette, chose à laquelle il semblait ne rien entendre. Tout ayant réussi de façon à contenter les plus rigides maîtres de la cuisine française, j’exposai au colonel l’objet de ma visite. Son omelette à la main, il me fit entrer dans sa tente et m’offrit de partager son repas. Je refusai, mais je voulus savoir pourquoi un colonel de highlanders était réduit à faire lui-même son omelette. J’appris que le pauvre colonel avait perdu tous ses domestiques, victimes du choléra, et je reçus plus tard la triste nouvelle que cet excellent homme, qui se montra des plus concilians dans l’affaire dont je venais l’entretenir, avait lui-même succombé à cette cruelle maladie.

J’ai laissé la formation des bachi-bozouks au moment où l’on pouvait mettre en ligne trois brigades. Une quatrième allait se former enfin. Le général Yusuf tenait beaucoup à cette quatrième brigade, qui aurait fait monter la cavalerie sous ses ordres au chiffre de plus de cinq mille chevaux, ce qui était un assez beau commandement. Il n’était pas difficile en réalité de se procurer des bachi-bozouks. Le bureau de recrutement se trouvait à Choumla, au camp d’Omer-Pacha; il n’y avait qu’à écrire pour en avoir, et le généralissime ottoman mettait à s’en défaire le plus gracieux empressement. Toutefois ce n’était pas à ce bureau que le général voulait s’adresser. Le bruit lui était arrivé, pendant qu’il organisait les autres brigades, qu’une assez forte colonne de bachi-bozouks courait le long du Danube, faisant toute sorte de fantasias et de gentillesses. Le général de cavalerie anglaise, le héros de Balaclava, lord Cardigan, battant l’estrade le long du fleuve, les avait rencontrés avec un chef à leur tête, et ce chef était une femme. L’imagination du général Yusuf s’enflamma à cette nouvelle, et il dépêcha immédiatement un de ses officiers à la recherche de la nouvelle Jeanne d’Arc et de sa colonne, afin de l’engager à se ranger sous les bannières de la France. L’amazone reçut l’ambassadeur, mais sans trop goûter la proposition. Cependant, d’humeur aventureuse, comme bien l’on pense, elle finit par accepter, et dit qu’elle allait se mettre en route avec ses troupes pour le camp français. Dans sa course désordonnée, il lui était à peu près indifférent d’aller soit d’un côté, soit de l’autre, puisqu’elle n’obéissait à personne; mais le général gardait le secret jusqu’à parfaite conclusion de la négociation. Quand il sut qu’il allait enfin avoir dans ses rangs la « fameuse héroïne du Kurdistan, » il ne se tint pas de joie; sa quatrième brigade, objet de ses rêves, était trouvée, et il me fit appeler. « Colonel, me dit-il, jusqu’ici vous n’avez pas eu de commandement. J’ai pensé à vous; j’attends demain vers les onze heures du matin un millier de bachi-bozouks que l’on a trouvés errant aux bords du Danube; je vous en destine le commandement, ce sera ma quatrième brigade. » Je remerciai avec effusion le général. Il ne me dit pas un mot de la pucelle du Kurdistan, comme on l’appelait. Je sortis donc de la tente très impatient de voir mes mille bandits arriver au camp.

Le lendemain, l’amazone kurde fut exacte au rendez-vous. A onze heures, on commença d’entendre le charivari guerrier qui précédait la colonne. La musique se composait de timbales, que les cavaliers placés en tête frappaient comme des démoniaques en poussant des hurlemens barbares. On eût dit les sauvages des îles Sandwich s’avançant à la rencontre du capitaine Cook. Aussitôt arrivés dans notre camp, tous mirent pied à terre. Les chefs se réunirent, et, conduits par le chaous du général, ils se dirigèrent vers sa tente. J’y avais été appelé avec les officiers commandant les autres brigades. « Messieurs, nous avait dit le général à la tête de ses cavaliers, vous allez voir une femme. Je suis sûr d’obtenir de vous les égards que l’on doit d’abord à une femme, à celle surtout qui est entourée d’un prestige religieux aux yeux de ceux qu’elle commande. » Quoique fort surpris, nous nous inclinâmes en signe de respect et d’obéissance. Bientôt parut la tête de la députation ; mais, avant d’entrer, les chefs s’arrêtèrent : ils semblaient attendre quelqu’un. Une femme se détacha du milieu de la haie qui se formait pour lui livrer passage et entra la première dans la tente. Le général s’avança, lui dit quelques mots en turc, et elle s’assit par terre, les jambes croisées à l’orientale; tous les assistans restèrent debout. Comment décrire cette héroïne? Il faut, pour avoir une idée de cette étrange figure, songer aux sorcières de Macbeth ou à Elisabeth voyant sur son lit de mort apparaître l’ombre de Marie Stuart. Quant au costume, l’héroïne kurde portait un turban vert, une veste rouge, des pantalons verts à la turque. Un caban de couleur foncée, dont on ne pouvait bien préciser la nuance, vu l’usage qu’elle en avait fait au milieu des camps, tombait sur ses épaules. Des pistolets, yatagans et autres ustensiles de guerre faisaient de sa ceinture un véritable arsenal. Elle était petite, et sans l’expression d’énergie répandue sur ses traits, elle eût paru laide. La pucelle du Kurdistan n’était point jeune d’ailleurs.

À peine accroupie, elle promena autour d’elle des regards d’hyène et prononça d’une voix brève, mais impérieuse, le mot sou, qui veut dire en turc de l’eau. On s’empressa de lui apporter la gargoulette ; elle s’en empara pour y boire au goulot, sans attendre qu’on lui apportât un verre. Après avoir satisfait sa soif, elle demanda du même ton impératif une pipe, que l’on s’empressa également de lui apporter. Satisfaite sur ces deux points, elle resta silencieuse et grave, pendant que le général parlait aux autres chefs. Le capitaine de Sérionne, qui dessinait fort bien, crut l’occasion bonne pour fixer sur son calepin les traits de la pucelle. Celle-ci s’en aperçut bientôt, et lui lança un regard foudroyant. On assure que les musulmans considèrent comme un affront d’avoir leurs traits reproduits sur le papier. À en juger par ceux d’Afrique, ce serait une grosse erreur ; mais les musulmans de l’Afrique française sont civilisés, et ceux-ci étaient une troupe de fanatiques. Au bout de quelques momens, le général Yusuf les congédia, et je restai seul avec lui.« Eh bien ! me dit-il, voilà votre quatrième brigade, mon cher colonel… — Très bien, lui répondis-je ; mais la femme ?… — Vous la garderez, me dit le général ; au surplus nous verrons plus tard. Faites toujours demain matin le recensement de tous ces cavaliers avec l’aide d’un kodja (secrétaire). »

Jamais les bachi-bozouks ne débrident leurs chevaux, et quant à leurs armes, elles sont, comme la bride de leurs chevaux, vissées sur eux. Lorsque je vis mes hommes bien établis au bivouac, sur l’emplacement qui leur avait été assigné, je fis placer ma tente près d’eux, afin de pouvoir dès le lendemain commencer le recensement. J’eus tout le loisir de les contempler. Ils ressemblaient aux autres bachi-bozouks, c’étaient des membres de la même famille. Quant à la pucelle, elle disparut au milieu de ses gardes, et je ne pus l’apercevoir de la journée. La tente d’une musulmane est sacrée. La nuit vint. Une fois les feux allumés, je crus inutile de veiller plus longtemps sur ma troupe, et j’allai me coucher. Pouvais-je prévoir la fâcheuse surprise qui m’était réservée ?

Dans la nuit, vers les deux heures du matin, un affreux tapage, accompagné de coups furieux appliqués sur les timbales, me réveilla en sursaut. J’écoutai, et il me sembla que les bachi-bozouks exécutaient des danses de leur pays. Cédant à la fatigue et rassuré d’ailleurs, je me rendormis ; mais vers les cinq heures du matin, au lever du jour, quand j’entr’ouvris doucement les rideaux de ma tente pour observer ma brigade, je crus rêver. Onze cavaliers seulement m’étaient restés fidèles, le reste avait pris la clé des champs. La pucelle du Kurdistan était partie à la tête de sa colonne. Ainsi s’expliquait le bruit qui m’avait réveillé. Je fis prendre aussitôt le nom des onze fidèles, ce qui ne fut pas long, et je courus porter la triste nouvelle au général Yusuf. Il eut peine d’abord à me croire; il fallut bien cependant se rendre à l’évidence : la quatrième brigade était désormais perdue pour nous. Que devint-elle? se demandera-t-on. — Ce que deviennent les hirondelles. Personne ne le sait. Le plus triste au milieu de ce dénoûment comique, c’était moi. Je perdais mon commandement. Le général me consola, et me serrant la main : « Eh bien! colonel, vous avez perdu votre brigade; mais vous me servirez de second, et s’il m’arrive malheur, vous prendrez le commandement du tout. »

L’organisation paraissait alors terminée, et l’on croyait avoir un instrument de combat. Il restait à le mettre en œuvre. L’expédition de la Dobrutcha offrit l’occasion d’éprouver la nouvelle milice. On sait dans quelles circonstances fut décidée cette funeste campagne : je les rappellerai en quelques mots. L’armée, depuis son arrivée en Turquie, était inactive dans les camps, et le choléra nous étreignait déjà de ses serres cruelles. Beaucoup de personnes ont dit et écrit que le maréchal Saint-Arnaud, fatigué d’une inaction qui allait peu à son caractère et voulant faire oublier l’épidémie, avait projeté une pointe dans la Dobrutcha pour distraire ses troupes et les éloigner d’un pays qui, par suite du temps et de l’agglomération, devenait mortel. Je ne le crois pas : l’expédition de Crimée étant arrêtée depuis longtemps dans sa pensée, la Dobrutcha lui devenait nécessaire pour faire diversion. De Gallipoli (3 juin 1854), le maréchal écrivait : « La Crimée est mon idée favorite; j’ai pâli sur ses plans. » C’était là qu’il voulait porter la guerre, et non sur le Danube. Il avait tout le monde contre lui, mais il avait son flair militaire, comme il l’écrit lui-même. En pointant sur la Dobrutcha, il n’avait d’autre but que d’amener les Russes de ce côté, tandis qu’avec la flotte et son armée il allait débarquer en Crimée. Un fait semble justifier cette hypothèse, c’est que la première division marchait derrière nous, qu’elle s’arrêta un moment à Baltchick, et que ce fut de ce point même que plus tard elle fut embarquée.


III.

Quoi qu’il en soit, nous reçûmes un jour l’ordre de nous tenir prêts à lever notre camp, et le 22 juillet au matin nous nous mîmes en marche; l’heure de la lutte était arrivée, et les quatre mille bachi-bozouks, ayant le général Yusuf à leur tête, s’ébranlèrent dans la direction de la Dobrutcha. Par une journée magnifique, notre longue colonne, dont l’ensemble présentait un coup d’œil imposant comme masse de cavalerie, quitta le camp de Varna. Nous voyageâmes une grande partie de la journée dans des forêts magnifiques, et atteignîmes, vers le soir, une vallée charmante et fertile, où il y avait un village sans habitans. Pourquoi n’y en avait-il point ? J’ai dû supposer que les populations faisaient le vide devant les bachi-bozouks. Le général Yusuf y établit son bivouac et donna l’ordre de dresser sa tente, la seule qui existât dans la colonne ; nous marchions sans bagages, comme toute colonne légère doit faire. L’endroit s’appelait Tchatal-Tchesmé. Comme nous traversions la vallée pour gagner une petite éminence boisée où l’on devait planter la tente du général, nous aperçûmes un de nos cavaliers mort et étendu sur le bord de la route ; il était tout noir. Le cheval broutait l’herbe paisiblement à côté du cadavre de son maître. C’était le premier cholérique depuis la formation des bachi-bozouks. À Varna, le choléra sévissait dans le camp français et anglais ; mais il n’avait pas encore rendu visite aux bachi-bozouks, il attendait son heure. On enterra le pauvre Turc, dont la mort était attribuée par quelques optimistes à l’insolation, car il avait fait très chaud toute la journée. Une énergique expression de Vauvenargues m’était cependant revenue en mémoire. Dans une page déchirante écrite sur une retraite en Allemagne près de Prague : « La mort, disait-il, nous suivait en silence. »

Le 23 juillet, à travers un pays plat, solitaire, sans arbres, nous atteignîmes Kavarna, où l’on devait bivouaquer. Aucune trace d’habitans. Au loin, en promenant les yeux sur l’horizon, on apercevait de petits renflemens de terrain qui ressemblaient à des miniatures de montagnes : c’étaient les tombeaux des Russes, et il y en avait beaucoup, assez, disait-on autour de moi, pour contenir une armée. — Ceux qui parlaient ainsi étaient-ils des alarmistes ? Je le crus d’abord, mais de tristes réalités allaient me prouver le contraire.

Le 24, nous atteignîmes Bajardjick ; même pays, même désolation : des lacs d’eau stagnante. Des poules de Carthage, qui paraissent avoir pour ce pays une prédilection particulière, s’enlevaient à chaque instant sous les pieds de nos chevaux, et troublaient seules du bruit de leurs ailes le silence de ces vastes solitudes. Le 25, nous arrivions à Mangalia vers les onze heures du matin. Comme le général Yusuf savait que la première division, forte de dix mille hommes, suivait la colonne avec son artillerie, il prit quelques dispositions pour assurer le passage des arrivans. Mangalia est bâtie sur le bord de la Mer-Noire, et il était difficile de s’y porter avec de l’artillerie, la mer délayant le sable dans plusieurs endroits, et les roues pouvant s’y enfoncer à chaque pas. Le général fit faire quelques travaux. On établit une espèce de chaussée solide au moyen de poutres que l’on put se procurer. Le travail dura plusieurs heures. On avait adjoint aux quatre mille bachi-bozouks un magnifique régiment de lanciers turcs de la garde du sultan, plus six pièces d’artillerie, qui avaient fait leurs preuves à Silistrie. Le régiment de lanciers avait deux colonels, l’un Turc et l’autre Polonais, le brave et excellent colonel Kosielski. On fit passer les pièces d’artillerie turque pour essayer la chaussée; on s’assura qu’elle était suffisamment solide, et on attendit avec confiance l’arrivée de la première division.

Notre bivouac était établi autour de Mangalia. Cette misérable petite ville, sale comme toutes les villes turques, ne possédait que quelques puits, et le général, dans sa sollicitude pour le renfort attendu, en avait fait réserver quelques-uns pour la division française; des gardes avaient été établies pour que personne n’en pût approcher.

Le 25, à deux heures de l’après-midi, arriva cette magnifique division au grand complet, avec ses vieux régimens bronzés par le soleil d’Afrique et le général Espinasse en tête[9]. Le général Yusuf se porta avec son état-major à la rencontre de la division; il indiqua au général Espinasse les dispositions qu’il avait prises pour assurer le passage de la division et lui garder quelques puits en réserve. La réponse du général Espinasse signifiait à peu près ceci : « Général Yusuf, j’ai là dix mille hommes fatigués, vos puits ne me suffisent pas; ne pouvez-vous, avec vos bachi-bozouks, aller camper ailleurs? » Les deux chefs ne tardèrent pas à se séparer, assez mécontens l’un de l’autre.

Le lendemain de bonne heure, nous montâmes à cheval; le général Yusuf laissa filer sa colonne, et se dirigea vers la tente du général Espinasse. J’accompagnais le général, qui était suivi de son porte-fanion. Arrivé à la tente, le général mit seul pied à terre et entra. Je me tenais, avec le porte-fanion qui gardait son cheval, à une certaine distance; mais tout le monde sait que les tentes sont en toile, et que le bruit d’une conversation peut facilement vous arriver. Quelques mots que je saisis involontairement furent prononcés par le général Espinasse avant la fin de l’entretien. « Général, disait-il à notre chef, ce n’est pas une guerre de sauvages que nous faisons. » Je cite ces mots parce qu’ils m’amènent à parler des instructions données par le maréchal Saint-Arnaud au général Yusuf avant le départ de la colonne, c’est-à-dire à une des nombreuses causes dont l’influence a été sensible sur la marche de la campagne. Dans ces instructions écrites, le maréchal détaillait les forces russes que l’on pouvait rencontrer dans la Dobrutcha. — Il y avait, disait le maréchal, un corps russe à Babadagh évalué à sept ou huit mille hommes ; dans les environs, un corps de cosaques, et sur le bord de la mer, dans un petit village, un régiment de hussards avec quelques pièces d’artillerie. « Tâchez de me souffler tout cela si vous pouvez, ce serait là un bon coup. Je laisse à votre expérience le soin de faire comme vous l’entendrez pour y arriver. » Puis venait un post-scriptum ainsi conçu : « Le général Espinasse, qui vous suit avec la première division, déférera à vos ordres selon les circonstances. »

Le général Yusuf, par les bachi-bozouks que nous avions dans nos rangs, et qui avaient été à Babadagh, s’était fait renseigner sur les abords de cette ville. On devait marcher longtemps en plaine, et Babadagh se trouvait couvert par un rideau de petits bois, très favorables pour une surprise. Il avait donc fait son plan, et il raisonnait juste en pensant que, par une marche de nuit tenue secrète, et comme il savait en faire, il pouvait tomber à l’improviste sur les Russes, et sinon les souffler tous, comme le demandait le maréchal, au moins opérer une diversion utile. Le plan était bon, mais il fallait être soutenu ; on pouvait être ramené, et le général Yusuf comptait beaucoup sur le post-scriptum de la lettre du maréchal, sur le concours que lui prêterait la première division, pour exécuter son coup de main. Le général Yusuf était donc venu s’entendre avec le général Espinasse. Quand il revint à moi, il paraissait soucieux et préoccupé. « Que veut dire, me demanda-t-il, le mot français déférer ? quelle en est la véritable signification ? » Je lui répondis que c’était faire une chose avec déférence, mais non avec une obéissance passive. Le général parut de plus en plus contrarié.

Nous marchions sur Kustendjé. Il faisait beau temps ; mais plus l’on avançait, plus la désolation et la solitude portaient l’âme à la tristesse. Nous atteignîmes Kustendjé dans la soirée. Le 1er régiment de zouaves, commandé par le colonel Bourbaki[10], nous y attendait. La vue de ces braves nous fit du bien. Kustendjé était abandonné, les cosaques l’avaient évacué depuis peu de temps, et, suivant leur louable coutume, y avaient commis toutes les horreurs possibles. Le colonel Bourbaki vint saluer notre général, et tous deux s’assirent au pied d’un petit monticule, en dehors de la ville, pour aviser aux dispositions à prendre. Le général Yusuf m’envoya en avant établir le bivouac des bachi-bozouks, qui fut assis dans la plaine, aux bords d’un de ces lacs stagnans si communs dans la Dobrutcha. Nous avions à notre état-major une sorte d’officier turc qui servait, je crois, au général pour les renseignemens dont il pouvait avoir besoin sur le pays. Il était maigre, grand, vieux et très peu rassuré. Nous campâmes en carré, et tout le temps que durèrent les travaux de l’installation, ce brave Turc appréhendait une irruption des Russes. — Ce sera certainement, me disait-il, pour demain matin au petit jour, c’est la manière d’attaquer des Russes. — Profitez alors de la nuit, lui dis-je, pour dormir de votre dernier sommeil. — Il ne pouvait fermer les yeux, et ses terreurs ne s’évanouirent qu’au lever de l’aurore. Le général ayant donné l’ordre de monter à cheval, nous nous mîmes en route. Nous marchions depuis le matin, et le général Yusuf, pour s’éclairer dans un pays qui pouvait nous devenir à chaque instant hostile aux approches de Babadagh, avait détaché la deuxième brigade de bachi-bozouks, sous les ordres du capitaine Du Preuil. Cette brigade devait pousser une forte reconnaissance. Nous cheminions tranquillement avec le reste de la troupe, quand, vers les onze heures du matin, arriva à fond de train, sur un cheval couvert d’écume, un sous-officier mulâtre qui appartenait au 4e régiment de chasseurs d’Afrique, et qui faisait partie de nos régimens irréguliers. Il aborda respectueusement le général en ôtant son képi, et lui annonça que l’on venait d’apercevoir les premières vedettes russes. Ce sous-officier était fils du fameux général français Allard, qui a combattu dans l’Inde avec Rundjet-Sing. J’avoue que mon cœur se dilata, car nous errions dans un vide désespérant. On lui demanda quelle espèce de troupes ce pouvait être ; il nous annonça des cosaques. Ce sous-officier mulâtre, venant nous annoncer la bienvenue de ces enfans du Nord, présentait à l’imagination un contraste piquant.

Le général fit prendre tout de suite quelques dispositions, et nous continuâmes à chevaucher au-devant de cette armée russe, que nous supposions couverte par son éternel rideau de cosaques. Nous marchions depuis fort longtemps, toutes les lunettes de campagne braquées sur l’horizon : on n’apercevait rien, pas un nuage de poussière qui trahît l’approche d’un ennemi quelconque. À un endroit appelé Kergeluk, le général Yusuf s’arrêta : on ne voyait pas de cosaques, et on avait même perdu toute trace de la direction prise par la deuxième brigade, lancée en éclaireurs. Malgré des envois successifs dans tous les sens, aucune nouvelle n’arrivait au général. Plongé dans une cruelle inquiétude, il était descendu de cheval, et, arpentant le terrain, il exprimait avec véhémence toutes ses appréhensions. Un escadron de lanciers turcs qu’il avait envoyé à la découverte avec le capitaine Magnan était parti ; mais les heures se passaient, et on n’entendait pas même parler de cet escadron, commandé cependant par un officier des plus intelligens. J’étais resté constamment aux côtés du général. Se tournant vers moi : — Montez à cheval, me dit-il, prenez un ou deux cavaliers; je compte sur vous pour m’apporter enfin un mot sur ce qui se passe. — Je partis aussitôt, je galopai dans toutes les directions, et je vis de loin quelque chose qui marchait en bon ordre. Je piquai dessus; c’étaient les lanciers turcs, avec le capitaine Magnan, à la recherche d’êtres invisibles. Ils n’avaient rien vu, rien entendu, et rentraient au camp. Je rentrai avec eux. Mon cheval était fourbu... Le général nous interrogea, mais nous n’avions rien à lui dire. Il mâchait son cigare. — C’est la première fois, disait-il, qu’il voyait faire la guerre comme cela! Où étaient ses spahis, les éclaireurs par excellence? — Tout à coup arrive au galop, le visage bouleversé, l’ordonnance du capitaine Du Preuil, commandant la deuxième brigade. Il versait des larmes. — Mon capitaine, dit-il d’une voix étouffée, est acculé dans un village par les cosaques; si on n’arrive pas promptement à son secours, c’en est fait de lui et de son petit monde. — Ces derniers mots nous frappèrent, car nous avions vu partir le capitaine avec deux régimens. On fit monter à cheval au plus vite deux nouveaux régimens qui partirent dans la direction indiquée par l’ordonnance. Ils marchèrent longtemps, conduits par ce pauvre homme, qui les égara au milieu des steppes, et revinrent au bout d’une heure ou deux, furieux contre leur guide, qui semblait victime d’une hallucination, et que le général paraissait avoir bonne envie de faire fusiller. Tout s’expliqua enfin. Quelques instans après, on aperçut, du point où nous étions placés, un petit nuage de poussière qui s’élevait à l’horizon. Le dénoûment était tragique. Le capitaine Du Preuil, en lançant ses deux régimens en éclaireurs, en avait perdu un, qui s’était enfoncé dans des régions inconnues sur sa gauche, et qu’il n’avait point revu. Avec le régiment qui lui restait, le capitaine avait atteint un petit village appelé Karnasani, et dans lequel se prélassaient quelques cosaques. Courir sus avec ses cavaliers avait été l’affaire d’un instant; par malheur, de tout son régiment il était arrivé lui neuvième, le reste n’avait pas voulu dépasser le village malgré la distribution de coups de plat de sabre que leur appliquait de toutes ses forces un officier fort vigoureux, le capitaine de Polignac. Ce qui advint de la petite troupe qui s’était héroïquement jetée en avant se devine : ces neuf braves, tous du cadre français, et un bachi-bozouk, plus quelques lanciers de la garde turque, furent tués pour la plupart; le capitaine Du Preuil resta sur la place, percé de neuf coups de lance. Le seul bachi-bozouk qui se fût bravement engagé avec les Français enleva le capitaine sous le feu des coups de carabine des cosaques, et disparut en l’emportant sur son cheval.

Ce nuage de poussière que nous avions aperçu dans le lointain, c’était l’héroïque petite troupe, qui revenait toute meurtrie. Le capitaine Du Preuil était couvert de sang et de poussière, ses vêtemens étaient en lambeaux, et son mouchoir teint de sang lui enveloppait la tête. Il avait repris ses sens et me reconnut. — Ah ! s’écria-t-il, les lâches, ils m’ont abandonné. — Ce furent les premiers mots qui sortirent de sa bouche. On s’empressa de le transporter au camp, où il fut pansé. Le bachi-bozouk qui avait sauvé le capitaine fut présenté au général Yusuf, qui le félicita et en récompense de ce bel acte de dévouement le nomma bim-bachi.

J’avais lu dans les relations des guerres du premier empire que tel officier avait reçu dix, douze et jusqu’à dix-neuf coups de lance, et qu’il en était revenu. C’était alors une énigme pour moi; mais quand on considère bien la lance d’un cosaque, qui est d’un pied et demi plus longue que la nôtre, et que l’on regarde le fer qui est fixé au bout, tout s’explique : ce fer ne dépasse pas 2 centimètres, et n’a pas ces côtés triangulaires qui font ressembler le fer de la lance française à la baïonnette si meurtrière de l’infanterie.

Le 2e régiment, qui s’était détaché de la brigade du capitaine Du Preuil, rentra au camp fort tard dans la soirée, ayant battu la campagne sans avoir rien vu. Ainsi se terminait la première affaire où les bachi-bozouks eussent été engagés. Le début n’était pas heureux. Le général cependant, piqué au jeu, se promit de prendre bonne revanche le lendemain. Le 1er régiment de zouaves que nous avions trouvé à Kustendjé nous avait rejoints, au nombre de quinze cents hommes. Cet appoint venait fort à propos. La nuit fut des plus calmes, comme tous les calmes qui précèdent les grands orages.

Le 28 juillet au matin, le temps était admirable, le soleil était éclatant, on avait oublié les peines de la veille, et toute la cavalerie se préparait à se mettre en marche. Les six pièces d’artillerie turque devaient nous suivre, ainsi que les zouaves, qui devaient se tenir à distance, au pas de l’infanterie, mais nous rejoindre avec leur célérité bien connue, si les circonstances l’exigeaient. Tout le monde était dans les meilleures dispositions pour venger le petit échec de la veille.

Avant de se mettre en route, le général Yusuf fit appeler le capitaine de Sérionne, qui commandait la troisième brigade, lui donna l’ordre de se porter en avant, de se bien éclairer, et surtout de ne pas le perdre de vue et de se tenir toujours en communication avec lui. La brigade, ayant reçu ces instructions en termes bien précis, partit sur-le-champ comme une volée d’oiseaux, et notre colonne se mit en marche derrière elle au pas de la cavalerie. Une plaine immense s’étendait devant nous. Après l’avoir suivie pendant une ou deux lieues, nous arrivâmes à une sorte de vallon, ayant la mer à notre droite, et devant nous la ville de Babadagh. Sur les bords de la mer, à notre droite par conséquent, se trouvait ce petit village dans lequel, d’après les indications du maréchal Saint-Arnaud, devait stationner un régiment de hussards russes avec quelques pièces d’artillerie. L’intention du général Yusuf, je le suppose, était de marcher pendant quelque temps le cap sur Babadagh, puis de se jeter brusquement à droite, de tomber sur les Russes, et de les prendre eux et leurs pièces. Le 1er de zouaves aidant, la chose devenait possible. À ce moment toutefois, le général Yusuf, ne voyant plus rien à l’horizon qui pût l’éclairer sur sa communication avec la troisième brigade, commença d’avoir quelque inquiétude. Il me donna aussitôt l’ordre de pousser en avant pour voir si je ne découvrirais pas la direction que le capitaine de Sérionne avait prise. Je partis, suivi d’un trompette et d’un porte-fanion. Arrivé assez loin, je me dirigeai sur une légère éminence, d’où je pouvais plonger dans le vallon. Malgré une excellente lunette, j’eus beau regarder, je ne vis rien. Bien éclairé sur ce point, je dépêchai au général mon trompette, chargé de lui expliquer ce qui en était. Au bout de quelque temps, je vis un fort nuage de poussière s’avancer vers moi : c’était le général avec toute sa colonne qui arrivait au grand trot. Le trompette, n’ayant rien compris à mes instructions, avait annoncé au général que le capitaine de Sérionne était engagé, et que j’entendais la fusillade. On peut juger de la colère que provoqua ce faux rapport quand on connut la vérité. De telles méprises cependant sont des contre-temps auxquels l’homme vieilli dans la guerre devrait être préparé, et puis avec les bachi-bozouks il aurait fallu s’attendre à tout. Quoi qu’il en soit, l’inspection des traces du sabot des chevaux sur le sol m’ayant convaincu que la colonne d’éclaireurs se dirigeait à gauche, je fis part de ma découverte au général. C’était un nouveau mécompte : il voulait aller à droite, et se voyait forcé d’aller à gauche. Un officier d’ordonnance reçut l’ordre de courir à toute bride vers la colonne en marche et d’arrêter son mouvement. Au bout de trois quarts d’heure d’une course échevelée, il revint annoncer qu’il avait rencontré la colonne de M. de Sérionne, que celui-ci ne pouvait arrêter son mouvement, ses tirailleurs étant engagés avec la cavalerie russe. Il ne nous restait plus qu’à marcher, et c’est ce que nous fîmes. On descendit dans le vallon, on prit à gauche au grand trot. Les zouaves flairaient de la besogne, et couraient comme des lièvres. Arrivés sur une éminence, nous eûmes enfin une idée assez nette de l’action commencée. Cosaques et bachi-bozouks se fusillaient à nos pieds, dans des prairies coupées par une petite rivière, sur laquelle était jeté un pont conduisant au village de Periklé, séparé de la rivière par une distance d’une vingtaine de pas. Les cosaques refoulés avaient repassé la petite rivière; les bachi-bozouks, enlevés par le cadre français, qui prenait toujours la tête, les poussaient dans le village, où l’on se fusillait à bout portant. « Lâchez les zouaves, » disait-on; mais le général Yusuf, qui est fin, et qui croyait à une embuscade, puisqu’il ne voyait rien de l’autre côté, les gardait comme réserve et pour le cas critique. Il donna l’ordre au brave commandant Magnan de traverser la rivière avec ses deux régimens, puis, se ravisant, fit arrêter le mouvement, et le combat se changea en une fusillade insignifiante.

Quelques cosaques et quelques bachi-bozouks étendus par terre prouvaient que la lutte avait été bonne, quoique courte. Ces derniers avaient en quelque sorte rétabli leur réputation; mais le cadre français aurait enlevé les plus lâches, et ils combattaient sous les yeux de leur sultan, le général Yusuf. Puis ce village les alléchait: il y avait chance de pillage. Aussi, quand on sonna la retraite, eut-on grand’peine à les réunir; le village les fascinait évidemment. Ils ne revinrent qu’à contre-cœur, quelques-uns rapportant des têtes coupées qu’ils crurent devoir mettre aux pieds de leur pacha ; mais, quoique la guerre d’Afrique l’eût accoutumé à de pareilles horreurs, le général Yusuf repoussa avec dégoût l’hommage de ces cannibales. Il s’empressa d’envoyer un parlementaire à l’hetman des cosaques pour l’assurer qu’il déplorait cette manière de faire la guerre, et qu’il repoussait toute participation à de pareils actes, dont une punition sévère allait faire justice. Le respect de la vérité m’oblige à dire que ce parlementaire revint sans avoir pu remplir sa mission : il eut beau agiter son mouchoir blanc; les cosaques le reçurent à coups de carabine, et il nous revint tout haletant, mais sain et sauf, dans la soirée.

J’avais donc pu voir de près des cosaques, mais dans nos adversaires de 1854 je ne retrouvai plus le type si connu de 1815. Ils portaient de longues capotes brunes, et sous ces capotes une tunique gros-vert sur les pattes de laquelle était marqué le numéro de leur sotnia[11], des bottes chaussées par-dessus le pantalon et des casquettes sans visière. C’est la 17e sotnia qui avait figuré dans ce petit combat de Periklé.

Au combat succéda la marche par une chaleur étouffante. On respirait du feu. Plusieurs orages se formaient, les éclairs nous aveuglaient, et le tonnerre commençait à gronder. On marchait toujours. Les zouaves, fatigués de leur course impétueuse, nous suivaient avec peine, chassant devant eux un troupeau de moutons, prix d’une heureuse razzia. Le général n’avait pas perdu l’espoir de rencontrer les hussards russes; mais à quatre heures du soir, la poursuite s’étant trouvée inutile, ordre fut donné de reprendre la direction de notre bivouac du matin, le bivouac de Kerkalüz. L’orage continuait, mais sans pluie; des bouffées d’air chaud nous brûlaient la figure, la soif nous étreignait à la gorge. Nous revînmes à Kerkalüz sous le poids d’une vague inquiétude que la présence d’un ennemi nouveau, le choléra, allait bientôt justifier.


IV.

La journée touchait à sa fin, aucune goutte de pluie n’était tombée, et le temps restait orageux. Le général avait fait dresser sa tente sur une petite élévation de terrain qui dominait tout le bivouac. J’étais près de lui. Il était à pied, causant avec un colossal bachi-bozouk, Turc du plus beau type, son chaous[12] de prédilection. Il s’interrompit un moment pour me donner un ordre à porter dans le bivouac, qui était à nos pieds. Je partis, et mon absence ne dura point un quart d’heure. A mon retour, le général était seul, et je remarquai une profonde altération sur ses traits. — Vous avez vu, me dit-il, le bachi-bozouk avec lequel je causais il n’y a qu’un instant? — Et sans me laisser le temps de répondre : — Voilà qu’on l’enterre, ajouta-t-il, il vient de mourir subitement! — Cet homme était la première victime du fléau qui allait nous décimer. Le choléra nous annonçait sa visite.

La nuit qui précéda cet événement sinistre fut horrible. De dix heures du soir à minuit, deux cents bachi-bozouks furent frappés et moururent. Personne ne dormait. A chaque instant, le général recevait d’affreuses nouvelles; mais son âme intrépide était plus forte que le mal. Il voulait recommencer sa battue le lendemain, et avait même fait appeler le commandant Magnan pour lui donner une petite colonne; le choléra était trop bien notre maître, et il fallut abandonner ce projet. Enfin nous vîmes poindre les premières clartés du matin, et en même temps se dessinèrent au milieu du crépuscule, sur notre droite, dans la direction de Varna, les masses de la première division, commandée par le général Espinasse, qui, resté en arrière de nous, mais informé de nos deux engagemens, accourait à notre aide. Il craignait que nous n’eussions affaire à tout le corps d’armée russe, que l’on évaluait à dix mille hommes avec trente-cinq pièces de canon. Il avait décampé la nuit, sans sacs, et ce fut peut-être sa seule faute, car les sacs contenaient les couvertures, qui allaient devenir plus précieuses que les fusils. Les Russes en effet étaient loin, et peut-être aussi malades que nous. Les deux généraux réunis tinrent conseil. Leur avis fut de battre en retraite et de regagner Varna au plus vite. On n’avait pas d’autre moyen de conserver quelques débris de l’infortunée colonne. L’ordre de départ fut donné immédiatement. Le difficile était de mettre en mouvement les bachi-bozouks, grands amateurs de café, et qui, en leur qualité d’irréguliers, prolongeaient indéfiniment leur repas du matin. Le crieur public remplaçait chez nous, je l’ai dit, le tambour et la trompette : on lui enjoignit d’annoncer le départ. Ce crieur avait un accoutrement des plus bizarres. Il portait sur la tête un casque orné d’une multitude de petites glaces, qui le faisaient ressembler à un miroir pour attirer les alouettes, avec trois queues énormes de renard qui pendaient par derrière et un plumet rouge. La veste bariolée du bachi-bozouk, des gants à la Crispin, qu’il avait probablement volés à quelque cuisinier, une paire d’épaulettes de grenadiers, complétaient son costume. Il était monté sur un fort petit cheval, pas plus haut que le mulet de Sancho. Il ne ressemblait pas mal ainsi à un héros de quelque bal masqué du carnaval parisien égaré dans la Dobrutcha. En revanche, il avait une voix de stentor. On a dit que l’empereur Nicolas parvenait à se faire entendre distinctement de cent mille hommes. Notre crieur eût pu rendre des points à l’empereur de toutes les Russies : il eût fait manœuvrer les armées de Darius et de Xercès avec autant de facilité que la plus chétive patrouille. Ce porte-voix humain nous rendait les plus grands services; les chevaux eux-mêmes dressaient les oreilles quand il annonçait du haut de sa monture que l’on allait se mettre en route. Le jour de notre départ pour Varna, il accomplit plus consciencieusement que jamais sa tâche; mais sa voix ne nous appelait plus aux armes, et résonnait à nos oreilles comme la trompette du jugement dernier.

Avant de quitter cet affreux bivouac, on enterra les morts, et on disposa tout pour le transport des mourans. Puis commença le douloureux épisode qui répandra un éclat à jamais sinistre sur le nom de la Dobrutcha. On se mit en marche dans l’ordre suivant : — la première division en tête, — les zouaves ensuite, — puis les bachi-bozouks, enfin un petit corps d’arrière-garde composé d’infanterie. Dès les premiers pas, on put comprendre ce que serait cette retraite. A chaque instant, c’était un soldat, un bachi-bozouk, un de ces vieux zouaves au teint bronzé, vétérans d’Afrique, qui se roulait sur la route, le visage contracté par les plus atroces souffrances. On courait à lui, il n’était déjà plus. Ainsi se passa la première journée, pendant laquelle nous perdîmes de vue la première division, que nous retrouvâmes le lendemain matin aux bords d’un lac, occupée à creuser de grandes fosses, autour desquelles étaient entassées de nombreuses victimes. On passa devant elle en silence. Personne n’osait demander des nouvelles d’un ami, de peur qu’on ne vous montrât ses restes au milieu des cadavres amoncelés.

Pour donner une preuve de la rapidité avec laquelle sévissait l’horrible fléau, j’aurais le choix entre mille exemples. J’en citerai un seul. Un jeune sous-lieutenant du 6e régiment de dragons, qui faisait partie de l’un des régimens de bachi-bozouks, vint, pendant que nous étions en marche, se plaindre au général Yusuf d’un violent mal de tête; il ne pouvait plus suivre, et suppliait qu’on le laissât reposer là où il était. Le général, impassible et préoccupé avant tout du devoir, lui ordonna d’aller rejoindre sa compagnie... Le jeune officier insista. Le général s’attendrit alors; il n’avait pu voir sans émotion cette figure d’enfant toute pâle et marquée de l’empreinte d’une mortelle souffrance. « Partez au galop, lui dit-il. En avant! en avant! et ne vous arrêtez que quand la transpiration de votre corps égalera celle de votre cheval. Croyez-moi, mon ami, ne vous laissez point abattre, courez à bride abattue, et vous serez guéri. » Le jeune homme, plein d’énergie, luttant contre la douleur, partit à la voix de son général. A quelques pas de là se trouvait un petit buisson, le seul qu’on aperçût dans cette plaine maudite. L’officier l’avait remarqué, et, croyant trouver sous son ombre une trêve à ses souffrances, il se laissa glisser de cheval, à peine arrivé devant la chétive oasis. Quand nous arrivâmes à notre tour, il rendait le dernier soupir. Malgré tous les secours qu’on lui prodigua, il mourut en quelques minutes à vingt-quatre ans!

Nous atteignîmes Kustendjé. On s’arrêta. Déjà on ne s’occupait plus des morts de la route; mais il fallait s’occuper de ceux qui expiraient aux lieux de campement, sans quoi la peste aurait pu se mettre de la partie, et quelques-uns croyaient déjà l’avoir aux trousses. Je me souviens à ce propos de l’un de nos chirurgiens, nommé Perrin, dont le courage était à la hauteur du dévouement, et qui faisait des observations au milieu de nos troupes journellement décimées, comme s’il se fût trouvé à l’École de Médecine. Le matin de l’un de ces tristes jours, je le vis accourir à moi, le visage rayonnant. « Chut! ne dites rien; je tiens un magnifique cas de peste, des bubons bien authentiques. Venez voir cela... » J’allai avec lui; le bachi-bozouks venait d’expirer; le docteur examina bien les bubons. « Encore une illusion, me dit-il, c’est toujours le choléra! » La science a aussi ses mirages.

Le lendemain, après une nuit pleine d’angoisses, on continua la marche sur Varna. Le brave commandant Magnan fut laissé avec un de ses régimens pour creuser les fosses, enterrer les morts et ramasser les mourans. Cet héroïque officier, tombé si glorieusement devant Sébastopol le jour de l’assaut, était capable de tous les dévouemens. En racontant ces heures lugubres, il est doux d’avoir à reposer ses regards sur de si nobles natures et de leur payer le tribut d’hommage dû à leur héroïsme. La marche sur Varna fut aussi meurtrière que la marche sur Kustendjé. C’est au milieu de mourans frappés par centaines que nous arrivâmes à quelques lieues de la petite ville de Mangalia. A cet endroit, il y eut halte. Le général voulait arriver avant la colonne à Mangalia. Il partit donc pour cette ville avec son état-major, me laissant le commandement pendant cette halte, avec l’ordre de ne continuer la marche qu’après avoir reçu de nouvelles instructions.

Déjà, par malheur, cette colonne ne présentait plus que l’image de la déroute : les officiers ne marchaient plus avec leur troupe; les pelotons, les escadrons, les régimens, tout était confondu, et la consternation était peinte sur toutes les figures. Le cadre français présentait seul un contraste frappant, au point de vue de l’organisation morale, avec les bachi-bozouks. Nos officiers gardaient la tête haute et ne se mêlaient point avec les soldats. C’était parmi les bachi-bozouks, troupe désormais jugée, que régnait le plus grand désordre. Beaucoup de ces malheureux, abandonnant leurs rangs, avaient fui vers Varna. J’eus beaucoup de peine à rallier et à masser le peu qui m’en restait sur les bords d’un lac stagnant, lieu choisi pour la halte. On s’arrêta; les hommes ne firent même pas le café, dont la préparation leur aurait offert une distraction et un réconfortant. Mes ordres réitérés furent inutiles; ils me regardaient d’un air morne et hébété, se couchaient là où ils s’arrêtaient, et ne voulaient plus se relever. Aucun abri ne s’offrait pour les protéger contre les ardeurs d’un soleil de plomb, car nous n’avions emporté aucune tente en partant de Varna. La position était horrible. A chaque instant, les officiers venaient me dire que la halte se prolongeait trop, que les miasmes putrides qui s’exhalaient du lac leur enlevaient sans cesse du monde, et qu’il était à craindre que cet endroit ne fût notre tombeau à tous. J’avais les ordres du général, et, fidèle à l’inflexible consigne militaire, je parvins pendant quatre heures, malgré leurs supplications, à les maintenir sur place. Au bout de ce temps, qui me parut un siècle, le général me dépêcha un de ses officiers d’ordonnance pour m’inviter à venir le rejoindre avec la colonne à Mangalia. Je quittai ce lieu maudit; mais que de fosses marquèrent la place que nous occupâmes seulement quelques heures! Pour combien d’entre nous cette halte fut la halte éternelle!

C’est un motif impérieux qui avait décidé le général Yusuf à nous quitter. Il avait appris que la première division était restée en arrière, que les soldats tombaient par centaines sur les routes, et qu’ils n’avaient même pas de vivres. Le général était aussitôt parti pour Mangalia; il avait trouvé là un vapeur français, réuni quelques subsistances, et envoyé les lanciers turcs avec quelques bachi-bozouks porter à cette malheureuse division de quoi suffire aux premiers besoins. Le colonel Kosielski conduisait seul la petite troupe chargée de ravitailler la première division. Je paie ici une dette de cœur et de reconnaissance à ce brave et digne officier polonais, dont le nom a été oublié dans les ouvrages publiés sur la terrible catastrophe. Il manqua payer de la vie ce grand acte de dévouement, car, rentré le soir avec ses cavaliers, brisé d’émotion et de fatigue, il tomba sans connaissance au milieu de nous, et nous le crûmes mort. Revenu à lui, il nous peignit dans des termes qui faisaient venir les larmes aux yeux l’état dans lequel il avait trouvé la première division. Le choléra en avait dévoré une grande partie ; le général Espinasse avait perdu presque tous ses aides-de-camp. Partout des cadavres, partout aussi des mourans, que les bachi-bozouks hésitaient à emporter. Il avait fallu que le brave colonel prêchât d’exemple, et, prenant lui-même les malades dans ses bras, les plaçât sur les chevaux. On ne pouvait plus dignement remplir une noble mission.

Ce n’est point à Mangalia même que fut fixé notre bivouac. Il était impossible de s’établir dans cette ville avec une colonne. Nous en fîmes donc le tour et allâmes bivouaquer sur la route de Varna. L’aspect de la malheureuse petite ville de Mangalia était horrible à contempler. Il faudrait la plume de Thucydide racontant la peste d’Athènes pour donner l’idée d’un spectacle aussi affreux. Les places, les rues, les maisons, les jardins regorgeaient de malheureux entassés les uns sur les autres ; on en trouvait jusque dans les citernes, où, cherchant un terme à leurs horribles souffrances, quelques-uns s’étaient précipités[13]. Il fallait aviser au plus vite, sans quoi le fléau allait nous dévorer. Le commandant Magnan avait accompli sa mission à Kustendjé et nous avait rejoints. Le général Yusuf me fit appeler. « Colonel, me dit-il, je compte sur votre dévouement aujourd’hui, et sur celui de chacun de mes officiers. Il faut pénétrer dans la ville, et déblayer les rues, les jardins, les maisons des morts qui s’y trouvent, m’enterrer tout cela, et au plus vite, avant l’arrivée de la première division. Choisissez ce qu’il vous faut de monde. Voici des pelles, des pioches ; partez, et que l’on se mette à la besogne tout de suite ! »

Je choisis aussitôt quelques bachi-bozouks de bonne volonté, et je leur adjoignis quelques sous-officiers français dont je connaissais l’énergie. Avec mes cent bachi-bozouks et trois sous-officiers français armés de pelles et de pioches, ayant avec moi le brave et dévoué docteur Pèlerin, ainsi que notre chirurgien, je pénétrai dans la ville. Traversant les rues de Mangalia, étroites et tortueuses comme celles de toutes les villes turques, j’arrivai sur la place de la mosquée, où deux officiers de notre brave marine et un chirurgien vinrent s’offrir à partager nos travaux. Je les remerciai vivement, et nous commençâmes l’opération. C’est vers la mosquée qu’accompagné du chirurgien Perrin, je me dirigeai d’abord. Un affreux spectacle nous y attendait. Cette mosquée était littéralement encombrée de morts et de mourans, qui, les uns sur les autres, s’étaient jetés dans cet asile vénéré de leur croyance religieuse, espérant y trouver un refuge contre l’implacable fléau. Couchés les uns sur les autres, ils étaient là depuis quarante-huit heures, au milieu d’une atmosphère infecte. Dès qu’ils nous aperçurent, ceux que la vie n’avait pas encore abandonnés cherchèrent à se soulever en étendant les bras. « Varna ! Varna ! » s’écriaient-ils. Varna, où le choléra les avait épargnés, était pour eux le paradis, le salut.

Nous restâmes un quart d’heure, cherchant à les consoler de notre mieux, leur promettant tout ce qu’ils demandaient. Le chirurgien Perrin, d’un courage et d’un dévouement au-dessus de tout éloge, s’appliquait à dégager les mourans de dessous les morts. Héroïque et terrible travail ! car l’entassement était considérable. Le docteur se sentait à son poste dans ce lieu funèbre ; il n’en voulait plus sortir. Je le laissai pour chercher mes hommes, que je craignais toujours de voir se débander. Sur mes trois sous-officiers, j’en trouvai un mourant et l’autre mort. Ce dernier était un vaillant soldat du 1er régiment de hussards, et je l’aimais beaucoup. C’était un des neuf braves qui avaient suivi le capitaine Du Preuil chargeant les cosaques dans l’affaire de la première journée. Comme il y était, je tenais de lui tous les détails du combat. En me les racontant le soir au bivouac, il me disait avec un accent de joie guerrière dont je me souviens encore : — Enfin j’ai donc pu rendre aux Russes le coup de sabre qu’ils ont allongé sur la figure de mon père en 1812 !… Il a été longtemps leur prisonnier. Pauvre père, il me l’avait fait promettre en partant ! Eh bien ! un des leurs en tient à travers le nez ! Nous sommes quittes. — Je retins mes larmes à la vue du corps déjà glacé de ce brave soldat ; il était temps de se mettre à l’œuvre. J’envoyai une partie de mes hommes creuser de grandes fosses au bord de la mer, et, avec le reste, pénétrant dans les maisons, dans les jardins, partout où nous apercevions des morts, nous procédâmes à un enlèvement général de tous les cadavres[14]. Parmi les difficultés de ce rude labeur, je dois noter celle d’employer les bachi-bozouks, qui ne nous aidaient qu’avec une extrême répugnance. Il fallut en venir aux coups pour les y forcer. La besogne terminée, nous quittâmes ce foyer d’infection, et nous rentrâmes au bivouac à la tombée de la nuit. L’opération avait commencé à onze heures du matin ! Je rendis compte de ma mission au général Yusuf. Il avait comme nous tous le cœur navré; mais le devoir parlait plus haut, et sa figure gardait une stoïque impassibilité.

Les heures d’épreuve touchaient heureusement à leur terme. Nous avions retrouvé à Mangalia le général Canrobert. Sa présence avait produit le meilleur effet sur les troupes. J’ai vu de pauvres soldats embrasser les pans de son uniforme en l’appelant leur père. Le général contemplait avec une profonde tristesse les restes de sa magnifique division; mais la reconnaissance de ses soldats adoucissait sa mâle douleur. La première division, en retrouvant son chef, avait retrouvé l’espérance.

On s’arrêta peu de temps à Mangalia, et dès qu’on s’éloigna de cette petite ville, l’horrible fléau sembla diminuer. Il y eut bien encore quelques cas, mais le choléra se reposait; il avait assez fait de victimes pour être fatigué. La moitié des bachi-bozouks étaient morts, une partie fuyait à tire-d’aile vers Varna sans se retourner; le reste, en désordre, demeurait encore fidèle au drapeau. Nous reprîmes, pour rentrer à Varna, le même chemin que nous avions suivi pour entrer dans la Dobrutcha.

Notre marche de retour ne fut signalée que par deux incidens, l’un dont notre bivouac de Kapakli fut le théâtre, l’autre qui précéda de peu notre rentrée à Varna. Le héros du premier épisode était le chaous Mustapha. Qu’on imagine une figure de bandit et un costume de pirate. Ce digne chaous avait commis tous les crimes. D’où sortait-il? Personne ne l’a jamais su, et peut-être tenait-il à ce qu’on l’ignorât. Il parlait même un peu l’anglais. Comme je comprenais cette langue, je pouvais, dans les récits qu’il faisait aux heures d’expansion, surprendre des atrocités de toute espèce. C’était lui qui faisait administrer, sous sa direction intelligente, les rares coups de bâton que le général Yusuf était obligé de faire donner parfois à des hommes dont plusieurs avaient mérité la corde et les galères... A cet effet, Mustapha s’était adjoint quatre estafiers qui, sur un signe, appréhendaient le patient et lui appliquaient sur le ventre un cataplasme des moins émolliens. Mustapha, qui était observateur de sa nature, avait jugé que c’était le point le plus douloureux de notre organisme, et il en faisait le siège spécial de ses exécutions. La question ordinaire et extraordinaire était jeu d’enfans à côté de ce moyen, et il était rare qu’au troisième coup le patient ne s’avouât pas coupable d’avoir incendié le ciel et la terre pour obtenir grâce. Son nom seul faisait dresser les oreilles aux bachi-bozouks dont la conscience était un peu troublée. Une de ses distractions favorites était de façonner lui-même, tout en marchant dans nos rangs, les baguettes qui servaient d’instrumens de supplice à ses estafiers. Chaque soir, il distribuait les bâtons récoltés dans la journée à ses dignes suppôts, qui le suivaient, chargés du redoutable faisceau, graves et fiers comme des licteurs romains.

Tel était l’homme ; voici maintenant l’épisode en question. — Le jour où nous arrivâmes à Kapakli pour la halte, le général voulait prendre un peu de repos ; son esprit avait été trop agité par les derniers événemens pour qu’il n’en eût pas un impérieux besoin. Il avait donné à cet effet une sévère consigne à Mustapha, qui avait préparé ses baguettes, s’attendant bien à sortir enfin de l’inaction que lui avait imposée le choléra. Il connaissait à fond les bachi-bozouks, et il savait qu’il aurait plus d’une infraction à punir. Il avait tracé aux irréguliers un cercle de Popilius qu’un seul, plus hardi que les autres, osa franchir. Accueilli par une volée de coups de baguette, le pauvre diable se sauvait de toute la vitesse de son petit cheval, quand Mustapha voulut le poursuivre. Le terrible chaous faillit être victime de cet excès de zèle : un coup de pied du cheval qu’il reçut en pleine poitrine l’étendit raide sur le sol. Il restait immobile, la face contre terre ; on le crut mort. A cette vue, on ne peut se figurer les cris de bonheur et de triomphe que poussèrent les bachi-bozouks ; mais Mustapha était encore de ce monde : il leva la tête, il ouvrit un œil et dirigea sur les rieurs un morne regard. L’effet fut électrique : tous se sauvèrent comme des moineaux effarouchés, tant ils redoutaient que le chaous ne les eût reconnus. On peut juger par ce fait de la terreur qu’inspirait cet homme. Je ne sais ce qu’est devenu l’épouvantail des bachi-bozouks; mais s’il a jamais rencontré, seul la nuit sur les routes de l’Orient, quelqu’un de ses anciens frères d’armes, je crains fort qu’il n’ait payé chèrement l’honneur d’avoir été quelque temps l’exécuteur des œuvres de notre justice militaire.

Le dernier épisode qui marqua notre retour fut aussi un dernier contre-temps à mettre sur le compte du choléra. Il fallait passer, pour regagner Varna, près de la troisième division, qui avait appris les désastres causés dans nos rangs par le fléau. J’étais chargé de masser les débris de nos trois brigades et de les maintenir sur une petite éminence boisée, tandis que le général Yusuf se porterait de sa personne auprès du prince Napoléon, commandant la troisième division. Notre colonne était réduite à une poignée d’hommes, et j’avais pu faire ce jour-là une chose exceptionnelle en cavalerie : masser trois brigades dans un bois d’un arpent carré ! Mais je n’étais pas à bout de surprises. La troisième division, nous ayant aperçus, se déploya en tirailleurs ; elle avait ordre de ne laisser pénétrer aucun bachi-bozouk dans son camp. Nous ne pensions plus au choléra; mais la troisième division y pensait : elle avait établi un véritable cordon sanitaire autour d’elle; nous étions des pestiférés! On vint m’apprendre qu’un de mes bachi-bozouks venait d’être tué par un tirailleur d’infanterie. Il n’en était rien heureusement, et je doute même que les armes des tirailleurs fussent chargées. Quelle conclusion cependant tirer de ce fait? Une bien naturelle : c’est que si vous voulez être reçu à bras ouverts, il ne faut pas avoir eu le choléra.

Nous arrivâmes à Varna le 7 août 1854, et l’on nous envoya camper loin de la ville, dans des bois près d’un grand lac. Quelques jours après, nous reçûmes l’ordre de reprendre notre ancien bivouac sous le canon de Varna. La question d’organisation, qu’on avait complètement négligée pendant le choléra, reparut alors sous une nouvelle forme. Ce n’était plus la formation des bachi-bozouks qu’il s’agissait de diriger, c’était leur licenciement qu’il fallait régulariser. C’est un dernier chapitre de leur histoire qui, comme tous les autres, a sa signification militaire.


V.

Le général Yusuf était rentré à Varna, me laissant le commandement des bachi-bozouks. Le voile était tombé; il fallait renoncer à l’organisation qui avait éveillé tant d’espérances. Entouré de gardes et de chaous, j’occupais la tente que le sultan avait mise à la disposition du général, vaste maison en toile, avec une galerie commode pour la promenade. Chaque jour, le général venait me trouver dans cette belle habitation pour passer la revue des bachi-bozouks, qui rentraient en fort petits groupes dans le camp. Ce qui les alléchait, faut-il le dire? c’était la solde qu’on leur faisait régulièrement sous les yeux mêmes de leur sultan. Nous possédions des mercenaires dans toute l’acception du mot.

Pouvait-on utiliser ce qui nous restait de cette masse confuse? La question fut posée un moment. Nous avions parmi les bachi-bozouks des Arabes de Syrie, excellens cavaliers, qui offraient une grande analogie avec nos spahis d’Afrique. On pensa qu’il serait facile d’en tirer quelques régimens, dont le commandement, après triage, serait destiné au brave capitaine Magnan, qui parlait leur langue. Commandée par un officier aussi brave et aussi intelligent, cette cavalerie irrégulière toute prête aurait pu rendre à l’Alma un immense service. Je n’ai jamais su pourquoi l’idée d’une telle création fut abandonnée. Il est probable que l’on était fatigué d’expériences. On destinait au général Yusuf la division d’infanterie turque, qu’il commandait en effet à l’Alma. Quoi qu’il en soit, la perte des bachi-bozouks fut décidée, et l’ordre de licenciement, signé par le maréchal Saint-Arnaud, arrivait à notre camp le 14 août.

Licencier, c’était là le difficile. Je fus chargé par le général Yusuf de cette délicate opération. Certain que nos hommes n’auraient plus rien à ménager aussitôt que l’ordre leur serait connu, je pris bravement le parti de rapprocher ma tente des lanciers turcs de la garde et des six pièces d’artillerie qui campaient à leurs côtés. Je pensais que je serais plus tranquille, et j’avais tous les matins un secret plaisir à voir manœuvrer ce magnifique régiment de lanciers de la garde du sultan. Leur discipline et leur tenue me faisaient oublier agréablement les hordes barbares que je commandais. Le soir, quand après l’appel, alignés sur le front de bandière, ces braves lanciers entonnaient, selon leur habitude quotidienne, l’hymne pour la conservation des jours de leur souverain, je ne pouvais entendre sans un étrange sentiment de mélancolie ce chant nocturne d’une extrême douceur. Le lendemain du 14 août, jour où l’ordre de licenciement était arrivé, je fis venir le crieur des bachi-bozouks pour que de sa plus belle voix il eût à leur notifier que « la France était satisfaite de leurs immenses services et qu’elle les en remerciait, mais qu’elle n’avait plus besoin d’eux, et que chacun eût à rentrer chez lui après solde faite, ce qui allait avoir lieu immédiatement. » C’était leur annoncer d’une manière gracieuse qu’ils étaient congédiés. Ces paroles leur ayant été textuellement rapportées, ils ne parurent, à mon grand plaisir, témoigner aucune surprise. Ce n’étaient point des anges, on a pu le voir, que ces bachi-bozouks. Il fallait préalablement les désarmer, ou du moins retirer de leurs mains les armes que leur avait fournies la France. On prit jour pour cette opération. Ils apportèrent tous d’assez bonne grâce, dans la tente d’un officier désigné, les fusils et les lances dont on les avait armés. Enfin le fameux jour de la solde arriva. Je convoquai tous leurs officiers dans ma tente; après les avoir de nouveau remerciés au nom de la France, je les avertis que j’allais faire dresser des tiskras ou passe-ports pour dix hommes, afin que chacun pût se retirer dans son pays respectif. La solde allait être réglée ce jour même; le tiskra remis, chacun devait prendre la direction que ce papier indiquait et quitter le camp dès cinq heures précises du soir. Tous ces points parfaitement éclaircis entre les chefs et moi, je les congédiai et attendis les événemens.

Les réclamations ne tardèrent point à se produire; ma tente ne désemplissait pas. Bien peu de nos bachi-bozouks étaient désireux d’aller où les tiskras les portaient. Je les réunis, et à l’aide de mon crieur je leur fis entendre que « les ordres de leur sultan le général Yusuf étaient formels, et que je tiendrais la main à ce qu’ils fussent exécutés au pied de la lettre, que la solde commencerait à quatre heures du soir, et que si à cinq heures ils n’avaient pas vidé les lieux, je prendrais telle mesure que je jugerais convenable pour en assurer l’exécution. » Les choses allaient visiblement mal tourner; mais j’avais à côté de moi les braves lanciers turcs de la garde, commandés par le colonel Kosielski : je me rendis immédiatement à sa tente. Au bout de quelques minutes d’entretien, il fut convenu qu’au moment de la solde, le colonel me prêterait deux escadrons de lanciers; il m’offrit même tout son régiment et six pièces de canon. Pendant que les bachi-bozouks compteraient leur argent, il serait facile de les entourer et de prendre toutes les mesures nécessaires pour les engager amicalement au départ. J’acceptai les deux escadrons, et j’attendis quatre heures.

A quatre heures précises, les pièces de 5 francs roulaient au milieu des bachi-bozouks. Je les laissai admirer tout à leur aise notre belle monnaie, et m’en fus vite chercher mes deux escadrons, qui déjà étaient à cheval. Nous nous mîmes en marche, sous le prétexte spécieux de nous diriger sur la porte de Varna; puis, nous jetant brusquement à gauche au grand trot, nous entourâmes les bachi-bozouks. Chaque lancier était dispersé en tirailleur, la lance au poing. Les bachi-bozouks., confians, croyaient qu’on exécutait une manœuvre habituelle, qui ne les concernait nullement. Nous attendîmes la fin de la recette. Comme j’avais une heure devant moi, je rentrai dans ma tente. A peine y étais-je, que se présenta à moi le bachi-bozouk qui avait sauvé la vie au capitaine Du Preuil dans notre premier engagement avec les cosaques. On venait de lui remettre sa solde, et il n’avait touché que la paie de simple cavalier, tandis qu’il réclamait celle de bim-bachi ou capitaine, grade auquel l’avait nommé, disait-il, le général Yusuf. — C’était vrai, je l’avais entendu. Il avait porté sa réclamation à Varna, et le général me le renvoyait. Je lui dis que je n’avais encore aucun ordre à cet égard. Il voulut s’emporter, je le fis jeter hors de la tente. Je ne le revis plus; mais j’ai su depuis qu’il s’était payé lui-même en emmenant en Asie le cheval qu’un capitaine avait confié à sa garde. Ils sont ainsi, les bachi-bozouks, vous sauvant un jour la vie et vous volant le lendemain.

L’opération de la solde étant terminée, je rejoignis les lanciers turcs. Ma montre marquait cinq heures moins un quart. Tous les bachi-bozouks étaient assis à terre les jambes croisées et fumaient paisiblement leurs pipes, attendant le moment de faire le café. C’était mal choisir son temps, et je vis qu’il fallait agir. Les yeux sur ma montre, je donnais l’ordre à l’officier qui commandait les lanciers turcs de commencer à jouer de la lance à cinq heures précises. A l’heure dite, les lanciers s’avancèrent sur les bachi-bozouks. Comme les chevaux des irréguliers étaient toujours prêts, à la vue des lanciers, ils sautèrent en selle et gagnèrent Varna au plus vite. La place était bien nettoyée, aucun malheur n’était arrivé, et le licenciement définitif des bachi-bozouks ou spahis d’Orient était consommé à ma grande satisfaction. Les bachi-bozouks , perdus désormais pour nous, se répandirent à l’instant dans Varna. Apprenant que les anciens spahis d’Orient inondaient sa ville, le pacha fit proclamer à son de trompe sur les places et du haut des édifices publics que tout bachi-bozouks qui serait trouvé la nuit à Varna serait immédiatement appréhendé et pendu haut et court. Entendant de tous côtés annoncer ces bienveillantes dispositions à leur égard, les bachi-bozouks se le tinrent pour dit, et s’empressèrent d’évacuer la ville au plus vite.

Que devinrent les officiers dans ce licenciement général? Tous les officiers d’infanterie (et malgré la mortalité qui les avait frappés comme les autres, il en restait encore beaucoup) furent versés dans les corps d’où ils sortaient et d’où l’on n’aurait jamais dû les tirer. Rentrés dans leur véritable élément, ils furent à la hauteur du grand rôle qu’a joué l’infanterie dans les deux dernières guerres entreprises par la France; mais cet hommage même rendu à l’infanterie française m’amène à dire quelques mots encore de la question posée au début de ce récit, à rechercher, puisque notre cavalerie régulière est formée, si l’expérience des bachi-bozouks doit nous détourner de la formation d’une cavalerie irrégulière. Or je crois en avoir assez dit pour que cette expérience ne paraisse pas concluante.

Régulière ou irrégulière, la cavalerie, la bonne s’entend, ne se forme pas en six semaines. A la suite de la guerre récente d’Italie, je me suis entretenu avec des officiers de chasseurs d’Afrique qui ont eu l’honneur de se mesurer avec la cavalerie hongroise dans les plaines de Solferino. Eh bien! ces officiers rendent justice à la bonté, à la solidité de ces hussards hongrois, à leur adresse à manier leurs chevaux et leurs armes : sont-ce des enfans comme les fantassins imberbes que la même nation a mis en ligne contre nous dans cette guerre? Non, sans contredit; ce sont pour la plupart de vieux cavaliers qui ont blanchi dans le métier, et cette cavalerie a prouvé une fois de plus combien il faut de temps pour avoir une force qui l’égale. La formation d’un corps de cavalerie régulière est une œuvre lente, où une haute expérience doit intervenir; les irréguliers se forment lentement aussi, mais sous des influences étrangères à tout système, et il faut en quelque sorte les accepter tout prêts pour le combat. En tout cas, il faut abandonner l’espoir de les régulariser en quelques jours. Revenons une dernière fois à nos bachi-bozouks. Les officiers de cavalerie qui avaient fait partie de la formation de ces spahis d’Orient furent tous dirigés sur les corps de cavalerie qui se trouvaient à Aidos et à Bourgas avant le départ de l’expédition de Crimée. Le contingent des bachi-bozouks, qui présentait un effectif de quatre mille cavaliers dans le principe, fut licencié au chiffre de seize cent vingt-sept hommes. Le1er septembre 1854, la petite colonne d’officiers dont on m’avait donné le commandement se mit en route pour sa destination. Partout sur notre passage, les habitans faisaient entendre des cris d’indignation contre les étranges soldats que nous avions commandés. Les plus horribles récits arrivaient à nos oreilles. Dans un petit village, par exemple, ils avaient coupé en morceaux un enfant de cinq mois : je tiens l’histoire des parens eux-mêmes. Jugez du reste.

Arrivés à destination, les officiers furent versés en subsistance (c’est le terme technique) dans les régimens de dragons, cuirassiers et chasseurs d’Afrique qui se trouvaient à Aidos et à Bourgas. Je fus ainsi versé au 1er régiment de chasseurs d’Afrique, et je dus à cette circonstance l’honneur de faire la campagne de Crimée avec ce magnifique régiment... Ainsi finirent, à peine nés, les spahis d’Orient ou bachi-bozouks. Cette formation, si vantée à l’origine, n’a pas été sans entraîner d’assez lourdes charges. Un intendant de l’armée, que j’eus l’honneur de voir à Varna, me montrait un jour la comptabilité des bachi-bozouks étalée sur sa table. — Tenez, voilà votre ouvrage, disait-il; c’est 400,000 francs que vous nous coûtez. C’est à n’y rien comprendre, il faut payer de confiance. Je n’attaque point l’honneur de vos officiers, vous êtes tous pauvres comme Job : nous allons jeter tout cela au feu. Comment voulez-vous que la cour des comptes s’y reconnaisse? — L’intendant avait probablement raison; mais laissons de côté la question financière pour examiner quelles données utiles la France peut tirer, à titre de compensation, d’une si coûteuse expérience.

Il ne faut pas oublier que l’homme chargé de l’organisation des bachi-bozouks était plus capable qu’aucun autre de réussir : c’est ce que prouve la part qu’il a prise à la formation des spahis d’Afrique. Il y a certes là de quoi le consoler de n’avoir pas été plus heureux dans la création des spahis d’Orient. Comment expliquer le succès d’une part, l’échec de l’autre? Par un principe déjà indiqué : c’est qu’on n’obtient une bonne cavalerie irrégulière qu’à la condition de tenir sévèrement compte de son origine. Quant à l’utilité d’une pareille force, elle est incontestable, puisque tous les terrains ne conviennent pas à la cavalerie régulière, et que l’autre, sans bagages, sans nécessité de retour au bivouac quitté le matin, peut partout promener ses chevaux, planter ses tentes au milieu du silence. On sera donc conduit un jour ou l’autre à un large emploi de la cavalerie irrégulière dans les armées françaises. Sans insister sur l’opportunité d’une telle cavalerie, qui n’est plus discutable, je crois utile, en terminant ce récit, de rappeler combien la formation de corps irréguliers réclame de sollicitude et de prévoyance. Il suffit de quelques précautions négligées et de circonstances défavorables pour faire avorter une expérience digne du plus haut intérêt.

Puisque nous en sommes sur ces considérations, il faut dire encore une grosse vérité, et il n’y aura pas une voix dans la cavalerie pour me contredire. Le recrutement de notre cavalerie est mauvais. Quels hommes prend-on pour faire des cavaliers? — Des tanneurs, des cordonniers, des gens de tous les états, qui n’ont jamais, comme on le dit, touché un cheval. Une telle méthode d’opérer est vicieuse. Le premier empire procédait-il ainsi? Non, certes. Ses hussards, où les prenait-il? C’étaient presque tous des Alsaciens, D’où sortaient ces cuirassiers, la terreur des plaines d’Eylau, de la Moskowa et même de Waterloo? De Normandie, des pays enfin où on élève les chevaux et où on les aime. On s’est tant occupé de l’infanterie, que pour lui donner une spécialité on a créé les chasseurs à pied. On se garde bien de prendre le premier venu : ce sont les chasseurs, les braconniers, les montagnards, qui servent à la composition de ce corps. Pourquoi n’en fait-on pas autant pour la cavalerie? N’est-ce donc pas aussi une spécialité dans l’armée[15] ?

De glorieux souvenirs recommandent l’arme des Lasalle et des Montbrun à l’attention de la France. La race est-elle perdue de ces grands conducteurs de cavalerie? Nous ne le pensons pas. Il y a seulement pour la réveiller d’utiles tentatives à poursuivre, et la création bien dirigée d’une cavalerie irrégulière doit compter au nombre de celles-là. L’histoire des bachi-bozouks a montré les écueils à éviter; mais si la cavalerie irrégulière a eu ses mauvais jours, elle compte aussi dans ses annales des pages meilleures qui indiquent la marche à suivre.


Vicomte DE NOE.

  1. Les corps de spahis seront un instrument de guerre d’autant meilleur qu’on se rapprochera plus de leur forme primitive, qu’on a dénaturée par une organisation imprudente.
  2. On regrette, quand on a lu les Commentaires, que César soit tombé au moment d’entreprendre la guerre des Parthes, dont il eût écrit l’histoire. On éprouve un regret pareil en voyant dans nos guerres modernes tomber trois de nos plus grands généraux de cavalerie, sans qu’ils aient laissé aucun écrit à la postérité : je veux parler de Murat, Montbrun et Lasalle. Que d’instructions, que de hautes leçons ces trois grands jouteurs de cavalerie eussent pu nous léguer, avec un savoir-faire que personne n’a pu atteindre jusqu’à ce jour!
  3. J’en ai vu un qui tombait tous les dix pas, à la grande hilarité de sa troupe.
  4. Il a eu sous ses ordres dix-sept régimens de cosaques. De 1812 à 1814, quatre-deux régimens de cosaques ont combattu sous les drapeaux russes.
  5. Rappelons seulement que les bachi-bozouks enrôlés par l’Angleterre furent pour l’armée de la reine un grave embarras. Une révolte ayant éclaté parmi ces troupes, le colonel anglais périt en cherchant à la réprimer, et des vaisseaux anglais embossés sur la plage furent obligés de les mitrailler pour en venir à bout.
  6. Tué comme colonel à l’assaut de Sébastopol.
  7. Aujourd’hui lieutenant-colonel du 5e hussards.
  8. Lord Raglan avait perdu un bras à Waterloo.
  9. Le général Canrobert, commandant de la division, chargé par le maréchal Saint-Arnaud d’aller reconnaître la côte de Crimée, était alors absent.
  10. Aujourd’hui général de division.
  11. On sait que les cosaques sont organisés par compagnies de cent hommes, qui forment une sotnia.
  12. Exécuteur des hautes-œuvres.
  13. On a dit que, pour apporter plus de diligence dans les enterremens, l’armée avait jeté ses morts dans les citernes. Le fait est inexact. J’ai vu moi-même un malheureux courir se précipiter dans une citerne, où déjà plusieurs victimes du même délire avaient trouvé la mort.
  14. On a dit que l’opération n’avait pas eu un résultat complet. Ce que je puis affirmer, c’est que j’ai présidé à l’enterrement de douze à quinze cents victimes. Celles que l’on a retrouvées plus tard avaient été frappées derrière nous.
  15. L’âge où commence l’éducation du cavalier soulève une autre question que je ne fais qu’indiquer. Pourquoi les Arabes sont-ils de si hardis et de si brillans cavaliers? A quatre ans, vous les voyez courir sur des chevaux sans bride, et quand vous voulez former des officiers de cavalerie en France, vous leur faites apprendre à monter à cheval à Saint-Cyr, quand déjà les os commencent à se souder. C’est à La Flèche qu’il faudrait envoyer les chevaux, et, s’il y a là des enfans de six ans, faites-les monter à cheval ; alors vous verrez arriver dans vos régimens de véritables officiers de cavalerie.