Voilà déjà plusieurs années que Deng Xiaoping vivait reclus dans de luxueuses demeures aux tuiles vernissées, bordées de sombres feuillages et de gardes en uniforme. Seuls y pénétraient ses enfants et de jeunes infirmières choisies pour la blancheur de leur peau, tandis que l'embaumeur et les courtisans attendaient son dernier souffle, derrière la porte. Le vieil empereur aura pourtant tenu jusqu'à la fin les fils du pouvoir. Si les Chinois craignent sa mort, c'est parce qu'ils redoutent que ne disparaisse avec lui un régime dont la plupart ont profité ou se sont accommodés : croissance et ouverture économique, inflexible autoritarisme politique. Il y a dans cette peur le souvenir séculaire des troubles et de la misère : mieux vaut le bâton que la faim, c'est la leçon de cinq mille ans d'histoire.

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Nous avons pu nous procurer en Chine un texte écrit par Deng lui-même, dans lequel il livre ses réflexions sur le développement du pays et ses risques. Il s'agit du fameux Document2 , présenté au printemps 1992 devant les cadres les plus importants du Parti communiste, alors divisés sur la poursuite accélérée des réformes économiques. Il a été traduit en français par un fin connaisseur de la langue et de la politique chinoises.

Destiné au petit cercle de vieillards qui gouvernent le pays le plus peuplé du monde, ce texte montre un Deng Xiaoping singulièrement alerte - il avait à l'époque 87 ans - et beaucoup plus libre de parole qu'il ne l'a été dans ses rares déclarations récentes. Sur les relations économiques avec les étrangers, sur le massacre de la place Tiananmen en juin 1989, à propos duquel il ne manifeste pas l'ombre d'un regret ou d'un doute, sur le socialisme, réduit au rôle de paravent d'un pouvoir absolu, sur la préférence donnée à la croissance malgré le développement des inégalités, Deng s'exprime en termes simples, crus, souvent cyniques. Enfin, transpire de ce texte l'orgueil d'un vieil homme fier de son oeuvre et confiant dans le devenir de son pays, voire dans la supériorité de sa nation - la modestie n'est pas la vertu cardinale des Chinois. En voici les principaux extraits. François Lenglet Socialisme et marché, même combat !

Il n'y a pas lieu de redouter la multiplication des entreprises étrangères, dès lors que l'on garde son sang-froid. Nous avons en effet notre supériorité intrinsèque, ainsi que nos grandes et moyennes entreprises d'Etat, nos entreprises rurales, et surtout...

le pouvoir est entre nos mains. Les hommes d'affaires étrangers veulent gagner de l'argent. L'Etat, quant à lui, en retire des recettes fiscales, les ouvriers leur salaire, et, de surcroît, nous pouvons apprendre en matière de technologie et de gestion, en retirer des informations, et nous ouvrir de nouveaux marchés.

Plan et marché ne sont que des procédés. L'essence du socialisme, c'est la libération et le développement des forces productives, l'abolition de l'exploitation, pour aboutir en fin de compte à une prospérité commune. Voilà une vérité qui doit s'imposer à tout un chacun. La Bourse, par exemple, est-elle bénéfique ou dangereuse, est-elle propre au capitalisme, ou bien a-t-elle sa place dans un système socialiste ? Elle n'est pas un fruit défendu, mais il faut l'expérimenter de façon résolue. Si cela marche, on peut l'étendre après un ou deux ans. [...à En un mot, si l'on veut faire ressortir la supériorité du socialisme sur le capitalisme, il convient d'absorber, d'emprunter avec audace tout élément de civilisation créé par les sociétés humaines, tous les modes d'organisation et de gestion performants propres à chaque nation du monde d'aujourd'hui, y compris aux pays développés capitalistes.

Commentaire. Le socialisme est devenu, dans la définition qu'en donne ici Deng Xiaoping, une notion très extensive, qui finit par se confondre avec le développement des forces productives , à condition que ces forces demeurent toujours étroitement contrôlées par le pouvoir politique. Non sans quelque cynisme, le vieux dirigeant définit les véritables ambitions de cette ouverture à la chinoise .

Il s'agit de profiter de l'expertise et du capital étrangers pour créer un secteur industriel compétitif, connecté à l'économie mondiale. De fait, les exportations chinoises ont été multipliées par plus de cinq en douze ans, au point que les échanges avec la Chine représentent aujourd'hui le deuxième déficit commercial des Etats-Unis.

Peu à peu, la totalité des régions côtières ont été emportées dans le tourbillon de la croissance, grâce à l'argent étranger (près de 30 milliards de dollars en 1993, soit 10 % des investissements directs mondiaux). Parallèlement, le revenu par tête du Chinois des villes a été, lui aussi, multiplié par cinq.

L'ouverture est donc un succès. Reste, pour les toutes prochaines années, un des travaux d'Hercule dont Deng ne dit mot, la réforme des mastodontes industriels du secteur public. Ceux-ci ne comptent que pour 60 % de la production industrielle mais emploient 85 % des ouvriers. Lourdement déficitaires, ces entreprises devront licencier pour survivre : tout le problème sera de faire patienter les millions de chômeurs - et de les nourrir - jusqu'à ce que les nouvelles entreprises puissent, éventuellement, les absorber.

La réussite des zones économiques spéciales doit servir d'exemple En 1984, je suis allé dans le Guangdong. A l'époque, les réformes étaient engagées depuis plusieurs années dans les campagnes mais venaient juste d'être mises en oeuvre dans les villes, et les zones économiques spéciales faisaient leurs premiers pas. Huit ans après, une nouvelle visite a été l'occasion de constater que l'essor de Shenzhen, Zhuhai et autres lieux avait été rapide à un point que je n'aurais pas imaginé. Et, après coup, ma confiance s'en est trouvée renforcée.

Il faut être plus hardi en matière de réformes et d'ouverture [...à, il ne faut pas marcher au rythme d'une femme aux pieds bandés. La principale leçon à tirer de Shenzhen, c'est qu'il faut oser foncer.

[...à Dès le lancement des zones économiques spéciales, les avis ont été partagés, certains craignant que l'on ne fasse du capitalisme.

Le succès de Shenzhen apporte une réponse claire et nette : la définition des zones économiques spéciales est socialiste et non pas capitaliste . L'exemple de Shenzhen le démontre : la propriété publique représente l'élément principal, alors que les investissements étrangers n'y entrent que pour un quart.

Commentaire. La création des zones économiques spéciales (ZES) était une idée de Deng. Il s'agissait, au début des années 80, de mettre en place des laboratoires pour expérimenter les réformes et utiliser le capital étranger. Attirés par les exonérations fiscales, les investisseurs s'y sont précipités par milliers. La plus importante est celle de Shenzhen, qui jouxte la frontière avec Hongkong.

La zone de Shenzhen a débordé de ses limites géographiques initiales, s'élargissant dans tout le delta de la rivière des Perles, remontant même jusqu'à Canton. L'ensemble forme aujourd'hui une mégalopole de 60 millions d'habitants, qui connaît une croissance ininterrompue de 20 à 30 % par an et fournit le quart des exportations chinoises. Un réseau serré de routes et d'autoroutes est en construction, et le boom immobilier a porté les prix à des niveaux inconnus jusqu'ici en Chine, si ce n'est à Shanghai.

Complètement déréglementée sur le plan social - tout s'achète -, Shenzhen a pourtant connu une année 1994 difficile. La criminalité s'y est tellement développée qu'elle a nécessité l'envoi de contingents de policiers supplémentaires. Plusieurs ateliers où les règles de sécurité étaient ignorées ont brûlé, provoquant la mort d'ouvriers et la méfiance des nouveaux investisseurs. Enfin, la hausse des salaires est restée forte, diminuant la compétitivité de la ville au profit des régions intérieures, désormais accessibles grâce aux nouvelles routes.

La croissance est une priorité absolue Il ne faut pas faire obstacle au développement, les régions bénéficiant de conditions particulières doivent progresser le plus vite possible. Ralentir le rythme de croissance équivaudrait à stagner, voire à reculer. [...à Notre expérience des dernières années montre qu'il est tout à fait possible de passer à un niveau supérieur d'ici quelques années. [...à Le développement économique a été relativement rapide entre 1984 et 1988. Ces cinq années ont été marquées par la réforme dans les campagnes : forte progression de la production rurale et des revenus des paysans, apparition des entreprises rurales. De nombreuses maisons ont été construites, les quatre nécessités - bicyclette, machine à coudre, radiocassette et montre - ont pénétré les foyers ordinaires, tout comme certains produits de luxe. [...à Agriculture et industrie, campagnes et villes se sont mutuellement influencées et ont rivalisé entre elles : c'est là un processus de développement plein de vitalité. [...à Il faut certes veiller à une stabilité de l'économie et à un développement harmonieux, mais stabilité et harmonie sont des choses relatives et non pas absolues. Seul le développement constitue un principe inflexible.

Commentaire. Au moment où ce texte a été écrit, les dirigeants chinois se trouvaient, une nouvelle fois, face à leur dilemme : faut-il favoriser la croissance, au risque de nourrir l'inflation et les tensions sociales, ou au contraire la freiner, pour préserver la stabilité du régime ? Lors d'un périple en Chine du Sud, en février 1992, Deng a tranché pour la croissance. Les Chinawatchers de Hongkong expliquent également que Deng, qui ne connaît rien à l'économie, a été fortement influencé par ses propres enfants, engagés dans des affaires lucratives.

Trois ans plus tard, le dilemme subsiste : la croissance a dépassé 10 % pour la troisième année consécutive, l'inflation a atteint son plus haut niveau depuis l'arrivée des communistes en 1948.

Il ne faut pas craindre le développement à plusieurs vitesses Suivre la voie socialiste consiste à réaliser progressivement la prospérité commune. Ce qu'il faut entendre par là, c'est que certaines régions se développeront en priorité du fait de leurs conditions privilégiées, alors que d'autres se développeront un peu plus lentement, mais les premières vont entraîner les secondes, avec, pour aboutissement, la prospérité commune. Il est permis d'envisager que d'ici à la fin du siècle les régions les plus riches auront continué de se développer, et que, notamment par le biais des transferts fiscaux et technologiques, elles épauleront efficacement les régions déshéritées. En un mot, nous sommes tout à fait en mesure, à l'échelle nationale, de résoudre le problème de l'écart entre les régions côtières riches et les régions pauvres de l'intérieur.

Commentaire. Au sujet des disparités entre provinces, Deng est très optimiste, affirmant que les écarts se réduiront avec le temps.

Certains éléments semblent aujourd'hui lui donner raison : après les régions côtières, les provinces de deuxième ligne se développent à leur tour, au moins par poches.

Cependant, de nouveaux motifs d'inquiétude apparaissent. Le revenu par tête de la province la plus pauvre est maintenant neuf fois inférieur à celui de la région de Shanghai. Et les bénéfices de la croissance ne se diffusent pas assez vite aux yeux des populations rurales, qui quittent leurs terres par dizaines de millions pour les lumières de la ville. L'enjeu central de la politique sociale des prochaines années sera la maîtrise de ces flux migratoires intérieurs. L'autre enjeu est la réforme fiscale, qui permettrait d'accroître les recettes et de redistribuer davantage. Mais comment faire, avec une administration affaiblie et corrompue, et des gouvernements provinciaux qui supportent mal les interventions de la lointaine et froide capitale ?

Une main pour les réformes, une main pour la répression En 1989, nous avons entrepris une remise en ordre. Je l'ai d'autant plus approuvée qu'elle s'imposait. En effet, la surchauffe de l'économie avait provoqué des problèmes : l'accroissement de la masse monétaire, la poussée inflationniste et la grave redondance des projets avaient donné lieu à un gaspillage. [...à Il faut garder prise des deux mains. L'une pour tenir les réformes et l'ouverture, l'autre pour réprimer les activités criminelles de toutes sortes. [...à Si l'on veut que le Guangdong rattrape en vingt ans le groupe des quatre petits dragons , il ne lui suffira pas d'un simple décollage économique, il lui faudra également instaurer un ordre social, des moeurs saines. On peut dire que l'ordre social est bon à Singapour, les autorités y font preuve de rigueur. Nous devons nous inspirer de leur exemple, voire l'améliorer encore. La mise en oeuvre de la politique d'ouverture s'est accompagnée de manifestations de décadence, et dans certaines régions du pays on a vu surgir des phénomènes répugnants, comme la toxicomanie, la prostitution et les crimes économiques. Il faut à tout prix les empêcher de s'étendre.

Commentaire. Le 4 juin 1989, plusieurs centaines d'étudiants qui manifestaient contre la corruption étaient massacrés sur la place Tiananmen. On sait maintenant que le vieux dirigeant a pris une part essentielle dans la décision de faire donner la troupe et d'évincer Zhao Ziyang, jugé trop permissif.

Pour Deng, la principale menace pour la stabilité du régime n'est pas la dissidence, isolée et impuissante, mais la décadence , fruit de la croissance. En même temps que la corruption, la délinquance s'est développée depuis trois ans, au point de rendre certaines zones dangereuses. Au début de 1994, plusieurs dizaines de touristes taïwanais ont été brûlés vifs par une bande sur le bateau qui les promenait. L'enquête conduite par la police n'a jamais permis d'établir s'il s'agissait de brigands, des Triades (les mafias) ou d'un bataillon de militaires déserteurs.

Pour les vieux communistes, Singapour est une ville modèle qui a su éviter ces travers en conciliant développement et contrôle politique, une sorte d'Utopia où le génie chinois a su donner toute sa mesure.

Lee Kuan Yew, ancien Premier ministre de Singapour et lui-même d'origine chinoise, est d'ailleurs un conseiller des plus écoutés à Pékin.

Le bon âge pour le pouvoir : vieux, mais pas trop Des camarades comme Jiang Zemin représentent la troisième génération ; derrière eux il y a encore une quatrième et une cinquième génération. Tant que nous-mêmes, la vieille génération, pèserons sur le cours des choses, il n'y aura pas de changement, et les forces adverses le savent bien. Mais après nous, qui pourra le garantir ?

Aussi est-il impératif de bien éduquer l'armée, les organes de la dictature, les membres du Parti communiste, le peuple et la jeunesse.

Les problèmes qui surgiraient en Chine ne pourraient provenir que de l'intérieur du Parti.

Mais il faut aussi poursuivre le renouvellement des équipes dirigeantes. Au niveau du centre, l'âge moyen est assez avancé, puisqu'à 60 ans et plus on est encore considéré comme jeune. Dans dix ans, ces dirigeants feront encore l'affaire, mais dans vingt ans il seront octogénaires, et, tout comme moi-même aujourd'hui, encore capables de bavarder mais sûrement pas de travailler avec énergie.

L'équipe actuelle fait du bon travail. Il appartient aux vieux de céder la place de leur propre chef, et de donner un coup de main en coulisse, mais sans créer le moindre obstacle. Si je me suis résolument retiré des affaires, c'était pour ne pas commettre d'erreurs de vieillesse. Les vieillards ont des qualités, mais aussi un sérieux point faible : ils s'entêtent facilement.

Commentaire. Dans un système traditionnellement gérontocratique comme celui de Pékin, la transmission du pouvoir est un épisode dangereux - on l'a bien vu à la mort de Mao. La succession politique de Deng (qui a eu 90 ans en août 1994) se présente un peu mieux qu'on ne pouvait le craindre. Jiang Zemin (69 ans), réformiste modéré, concentre aujourd'hui dans ses mains l'essentiel des pouvoirs politiques et militaires, au moins dans les organigrammes officiels.

Reste l'hypothèse - peu vraisemblable - de la réapparition du libéral Zhao Ziyang (75 ans), au détriment de Li Peng (67 ans, le fils adoptif de Zhou Enlai), Premier ministre et conservateur.

Un fait est sûr : la conduite politique et économique de la Chine, quel que soit l'âge de ses dirigeants, est aujourd'hui beaucoup plus soumise aux contraintes de l'environnement mondial qu'il y a vingt ans, après la mort de Mao Zedong, quand tous les futurs étaient possibles.

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