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Nouveaux OGM : le lobby des biotechnologies à l’assaut de l’Union européenne

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L’association Corporate Europe Observatory a dévoilé ce lundi une série de documents mettant en lumière le travail de sape des groupes d’influenc, visant à assouplir les directives européennes sur les «nouveaux OGM».
par Julie Renson Miquel
publié le 29 mars 2021 à 20h12

Les lobbys se portent toujours aussi bien à Bruxelles. A partir d’une série de documents publiés ce lundi par l’ONG Corporate Europe Observatory (CEO), Reporterre révèle que de grandes firmes de l’agrochimie et certains chercheurs en biotechnologies se démènent pour échapper à la réglementation européenne sur les «nouveaux OGM», ces organismes obtenus grâce aux NBT (new plant-breeding techniques, nouvelles techniques de sélection végétale en français).

Ces documents, intitulés Crispr Files par l’ONG, du nom d’une méthode d’édition du génome Crispr-Cas9, méthode qui a valu le prix Nobel de chimie à la Française Emmanuelle Charpentier et l’Américaine Jennifer Doudna en 2020, recensent des échanges au sein de la Commission européenne sur la dérégulation des fameux «nouveaux OGM». Mails, lettres, réunions, invitations à des colloques pro-biotechnologies… Les Crispr Files démontrent que le travail des lobbyistes s’est fait beaucoup plus pressant depuis le 25 juillet 2018, date à laquelle la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a décidé que les nouvelles techniques de mutagenèse devaient être soumises aux obligations prévues par la directive sur les OGM.

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«La réglementation européenne prévoit qu’un OGM ne peut être mis sur le marché ou disséminé dans l’environnement sans autorisation préalable. Cette autorisation ne peut être délivrée qu’après une évaluation au cas par cas des risques pour la santé et l’environnement. Les OGM autorisés à la mise sur le marché sont soumis à une surveillance, une traçabilité et un étiquetage», rappelle le ministère de l’Agriculture sur son site. L’UE n’a pas encore transposé la décision de la CJUE dans la loi.

Julien Denormandie, le ministre français, s’est d’ailleurs exprimé en faveur d’une séparation des réglementations mi-janvier dans une interview à Agra : «Les NBT, ce ne sont pas des OGM. […] Il faut que les NBT aient une réglementation conforme à ce qu’elles sont, et pas à ce à quoi on voudrait les associer. Aujourd’hui, le cadre juridique européen n’est plus compatible avec le cadre scientifique. Nous attendons un rapport de la Commission européenne pour [les] harmoniser.»

Environ 1,5 million de dollars de Bill Gates

De cette enquête, on apprend qu’en 2020, le milliardaire Bill Gates, qui est très impliqué dans l’innovation agricole notamment sur le continent africain, a investi via sa fondation environ 1,5 million de dollars (soit 1,3 million d’euros) dans le think tank européen Re-Imagine Europa, créé en 2017 par Valéry Giscard d’Estaing. Avec pour objectif, comme c’est affiché sur le site de sa fondation, d’«engager un dialogue avec un large éventail de parties prenantes européennes sur l’édition du génome au XXIe siècle».

Seulement, quelques mois plus tard, en novembre, une task force sur «l’agriculture durable et l’innovation» est créée en son sein. Là encore, l’équipe menée par un ancien commissaire européen à la Recherche, Carlos Moedas, vise à «élaborer des propositions inclusives et pragmatiques sur la manière dont l’innovation peut soutenir la création de systèmes agricoles européens plus durables et plus résilients». Mais d’après CEO, le principal objectif de ce groupe serait en réalité de faire pression au sein des institutions européennes afin que la réglementation sur les OGM ne s’applique pas sur les NBT.

A la demande de médias, la liste des membres du comité d’experts de la taskforce a été publiée en ligne par Re-Imagine Europa vendredi. Or, «parmi les 55 membres figurant actuellement sur la liste, la grande majorité représente l’industrie des biotechnologies, les chercheurs en matière d’OGM, les avocats pro-biotechnologies et les intérêts agricoles traditionnels», note CEO dans son analyse. Des gens qui ont donc des intérêts dans le secteur des nouveaux OGM.

«Gagner les esprits du public et des politiques»

Les Crispr Files soulignent également le lobbying intense de l’Epso, l’European Plant Science Organisation. L’organisme, qui se décrit comme «une organisation académique indépendante qui représente plus de 200 instituts de recherche et dont la mission est d’améliorer l’impact et la visibilité de la science des plantes en Europe», organise en effet des réunions avec «des fonctionnaires nationaux triés sur le volet, issus de certains pays et de certains ministères» dont la France.

«L’objectif de ces réunions de l’Epso est d’obtenir la dérégulation des techniques d’édition du génome, explique Nina Holland, chercheuse à CEO, au quotidien la Libre Belgique qui, comme Reporterre, a eu accès aux documents en avant-première. Les discussions [avec les fonctionnaires nationaux] ont eu pour sujet principal, d’un côté, la voie légale qui permettrait de rencontrer le moins de résistance, et de l’autre, quels serait les produits phares issus de l’édition du génome capables de gagner les cœurs et les esprits du public et des politiques, après l’échec des cultures OGM sur ce plan. Le Parlement européen a voté plusieurs fois contre la dérégulation. Ils doivent donc vaincre cette résistance politique.»

Récupération de logo

Pour atteindre cet objectif, certains n’ont pas hésité à usurper le logo d’organismes scientifiques ou d’universités. C’est ce dont est accusée la plateforme EU-Sage, née en janvier 2020. Peu après le jugement de la CJUE de juillet 2018, un groupe de chercheurs menés par l’Institut flamand de biotechnologie (VIB) s’était empressé d’écrire une lettre à Jean-Claude Juncker, alors président de la Commission européenne. Signé par une centaine de scientifiques, ce courrier défendait la dérégulation de l’édition génétique au nom de la compétitivité européenne. C’est suite à cette initiative qu’est créée EU-Sage, devenue membre de la task force financée par Bill Gates.

Sur son site, EU-Sage affirme être un réseau représentant des «scientifiques venant de 134 sociétés et instituts européens spécialisés dans les sciences végétales qui ont uni leurs forces pour fournir des informations sur l’édition du génome et promouvoir le développement de politiques européennes et des Etats membres de l’UE qui permettent l’utilisation de l’édition du génome pour une agriculture et une production alimentaire durables». Problème : même lorsqu’un seul chercheur membre d’un institut a signé la tribune, le logo de son employeur est récupéré, sans l’accord de l’organisme.

C’est le cas de l’Université libre de Bruxelles qui, d’après CEO, a protesté contre l’utilisation de son image par EU-Sage, «potentiellement trompeuse» car elle «donne faussement l’impression que la position bénéficie d’un large soutien de la part d’une série d’universités, dont la nôtre, ce qui, dans le cas de l’ULB, n’est certainement pas le cas». Le responsable de l’Université catholique de Louvain a aussi indiqué que cette forme de communication prêtait à confusion. Egalement concerné, le CNRS a quant à lui expliqué à Reporterre qu’il entendait «demander le retrait de son logo sur le site de cette organisation».

C’est un effort de plus pour les industriels du secteur, qui attendent tous impatiemment une date, celle du 30 avril. A la demande du Conseil de l’Union européenne, la Commission devrait en effet publier ce jour-là une étude de risque sur les NBT. Avec à la clé, un éventuel changement de la directive européenne sur les nouveaux OGM.

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