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Billet de blog 17 avril 2024

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Meurice n'est pas Maurras : réplique à P. Corcuff

Feu Ricoeur, la mémoire s'amoncelle au gré des souvenirs. Quelles espèces de souvenirs lègueront les évènements actuels lorsque les yeux pourront enfin voir le réel ? C’est là une question bien plus cruciale que l’humour entonné par un vieux barde gothique sur France inter. Et nous n’aurons plus qu’à pleurer sur les réalisations montées à la hâte par des Spielberg palestiniens.

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« Nous en arrivons ainsi au problème décisif. Il est indispensable que nous nous rendions clairement compte du fait suivant : toute activité orientée selon l’éthique peut être subordonnée à deux maximes totalement différentes et irréductiblement opposées. Elle peut s’orienter selon l’éthique de la responsabilité [verantwortungsethisch] ou selon l’éthique de la conviction [gesinnungsethisch]. Cela ne veut pas dire que l’éthique de conviction est identique à l’absence de responsabilité et l’éthique de responsabilité à l’absence de conviction. Il n’en est évidemment pas question. Toutefois il y a une opposition abyssale entre l’attitude de celui qui agit selon les maximes de l’éthique de conviction – dans un langage religieux nous dirions : « Le chrétien fait son devoir et en ce qui concerne le résultat de l’action il s’en remet à Dieu » -, et l’attitude de celui qui agit selon l’éthique de responsabilité qui dit : « Nous devons répondre des conséquences prévisibles de nos actes. » Vous perdrez votre temps à exposer, de la façon la plus persuasive possible, à un syndicaliste convaincu de la vérité de l’éthique de conviction, que son action n’aura d’autre effet que celui d’accroître les chances de la réaction, de retarder l’ascension de sa classe et de l’asservir davantage, il ne vous croira pas. Lorsque les conséquences d’un acte fait par pure conviction sont fâcheuses, le partisan de cette éthique n’attribuera pas la responsabilité à l’agent, mais au monde, à la sottise des hommes ou encore à la volonté de Dieu qui a créé les hommes ainsi. Au contraire le partisan de l’éthique de responsabilité comptera justement avec les défaillances communes de l’homme (car, comme le disait fort justement Fichte, on n’a pas le droit de présupposer la bonté et la perfection de l’homme) et il estimera ne pas pouvoir se décharger sur les autres des conséquences de sa propre action pour autant qu’il aura pu les prévoir. Il dira donc : « Ces conséquences sont imputables à ma propre action. » Le partisan de l’éthique de conviction ne se sentira « responsable » que de la nécessité de veiller sur la flamme de la pure doctrine afin qu’elle ne s’éteigne pas, par exemple sur la flamme qui anime la protestation contre l’injustice sociale. Ses actes qui ne peuvent et ne doivent avoir qu’une valeur exemplaire mais qui, considérés du point de vue du but éventuel, sont totalement irrationnels, ne peuvent avoir que cette seule fin : ranimer perpétuellement la flamme de sa conviction.

Mais cette analyse n’épuise pas encore le sujet. Il n’existe aucune éthique au monde qui puisse négliger ceci : pour atteindre des fins « bonnes », nous sommes la plupart du temps obligés de compter avec, d’une part des moyens moralement malhonnêtes ou pour le moins dangereux, et d’autre part la possibilité ou encore l’éventualité de conséquences fâcheuses. Aucune éthique au monde ne peut nous dire non plus à quel moment et dans quelle mesure une fin moralement bonne justifie les moyens et les conséquences moralement dangereuses »

(Max Weber, Le savant et le politique : 142-143)

Discussions : Philippe Corcuff s’est récemment appuyé sur la célèbre dissertation de M. Weber pour fustiger l’antisémitisme non intentionnel l’humoriste G. Meurice. L’extrait suivant reprend l’essentiel de l’argumentaire :

« Meurice ne semble pas s’intéresser aux sciences sociales. Il n’est pas le seul (…). Or, les sciences sociales mettent souvent en évidence que le sens des mots et des paroles ne dépend pas seulement des intentions de leurs locuteurs, mais aussi et surtout du contexte social, idéologique et politique dans lequel ils apparaissent. Cela fragilise quelque peu l’ego qui campe sur ses intentions.(…). C’est à cause des faiblesses de nos intentions individuelles dans les effets de nos paroles et de nos actes sur le cours du monde qu’un des fondateurs de la sociologie moderne, Max Weber, a forgé la notion d’éthique de responsabilité (9), c’est-à-dire qui ne se soucie pas seulement des principes et des intentions mais aussi des conséquences, en ce qu’elles échappent justement souvent aux principes et aux intentions ».

A titre personnel, dans la lignée d’Arendt, je considère l'antisémitisme comme un mal occidental hérité de l’antijudaïsme, exacerbé par la modernité au sens que lui donne Z. Baumann : « l’obsession et la compulsion à produire de l’ordre ». Il est vrai cependant qu’Arendt appréhendait l'antisémitisme au prisme de la déconfessionnalisation des juifs réformés, d'où sa charge contre le capitaine Dreyfus, tropisme qu’on peut probablement relié au concept de « désenchantement du monde » théorisé par M. Weber. En résumé, l’antisémitisme se définit à son point initial par une vaste offensive discursive tendant à altériser le juif en Europe (dont les travaux de Renan sont emblématiques), à son point de chute, par la planification de la mort exécutée dans les camps de concentration. Pris dans la durée, la séquence qui va du point initial au point de chute définit un « rapport social » particulier au juif en Europe, lequel est conséquent de sa réclusion résidentielle (ghetto), religieuse (la synagogue comme institution régulatrice du ghetto), professionnelle (le cantonnement des juifs dans certains corps de métier) et politique (en tant qu’individu apolitique). Toute définition sérieuse de l’antisémitisme doit examiner le présent à l’aune de ce rapport social et de son historicité. 

Sans revenir sur cette question complexe donc, et l’on comprend aisément qu’elle ravive des souvenirs posttraumatiques, rappelons que G. Meurice est un humoriste, que la satire use régulièrement de la moquerie, la caricature pour critiquer un sujet, un Etat, une institution. En tant qu’intellectuel, à première vue, on se demande ce que les sciences sociales viennent faire dans cette pagaille. On sait que l’objectif de la dissertation de Weber, celle qui oppose éthique de « conviction » et de la « responsabilité », fut justement de délimiter les vocations de savant et de politicien. Là-dessus, le sociologue allemand est sans équivoque : le savant a vocation à produire « une œuvre de clarté », l’activité politique dont il tente de circonscrire l’éthique à ceci de particulier : « l'originalité propre aux problèmes éthiques en politique réside donc dans le moyen spécifique de la violence légitime comme telle, dont disposent les groupements humains. Quel que soit le but de son action, tout homme qui pactise avec ce moyen - et tout homme politique le fait nécessairement - s'expose aux conséquences qui en résultent ».

À rebours d’une « éthique de la responsabilité » invitée par P. Corcuff pour critiquer la sortie rabelaisienne d’un humoriste qui ne devrait pas se soucier seulement : « des principes et des intentions mais aussi des conséquences » de son proposreplacée dans son contexte, l’éthique de la responsabilité telle que définie par Weber, est étroitement liée à la violence politique. Bref, en appeler à l’éthique de la responsabilité, c’est se départir de ses idéaux mièvres, tyranniques, dogmatiques pour saisir ceci : la violence « diabolique » est insurmontable de la sphère politique : « Si au lieu de cité natale ou de « patrie » (..), vous dites l'« avenir du socialisme » ou encore « la paix internationale », vous emploierez les termes qui correspondent à la façon moderne de poser le problème. En effet, tous ces buts qu'il n'est pas possible d'atteindre autrement que par l'activité politique, laquelle fait nécessairement appel à des moyens violents et emprunte les voies de l'éthique de la responsabilité, mettent en péril le « salut de l'âme ». Et si l'on cherche à atteindre ces objectifs au cours d'un combat idéologique guidé par une éthique de conviction, il peut en résulter de grands dommages et un discrédit dont les répercussions se feront sentir pendant plusieurs générations, parce qu'il y manque la responsabilité des conséquences » (Ibidem : 149).

Ici est restitué fidèlement le raisonnement de M. Weber. En clair, l’éthique de la responsabilité renvoie le lecteur à la « realpolitik » dont la violence intrinsèque se démarque de la vocation de savant. Soulignons enfin que si Weber oppose éthique de conviction et de la responsabilité dans sa dissertation, il sait parfaitement que ces deux registres sont complémentaires : « l'éthique de la conviction et l'éthique de la responsabilité ne sont pas contradictoires, mais elles se complètent l'une l'autre et constituent ensemble l'homme authentique, c'est-à-dire un homme qui peut prétendre à la « vocation politique » (Ibidem : 150).

On peut apprécier ou pas le denier billet de P. Corcuff dont d’ordinaire, les positions progressistes sont estimables mais au sens puriste du terme, on ne comprend pas comment « l’éthique de la responsabilité » peut être invoquée contre un humoriste, qui par définition, exagère le réel, caricature ses propos, joue avec les différents degrés d’énonciation pour divertir son auditoire. Dans le cas d’un humour politique, - ce qui semble être le cas dans ce cas d’espèce-, le mot d’esprit tente d’alerter l’opinion contre une dérive démocratique, un régime tyrannique. De deux choses l’une. Ou Meurice fait une blague potache, son propos doit être pris pour de la dérision. Ou Meurice fait de l’humour politique, dans ce cas, telle que l’entend Weber, la violence est consubstantielle de son activité politique. Précisément ici, une « violence symbolique » tendant d’établir un lien entre le nazisme et les massacres perpétrés actuellement à Gaza. 

Si d’un point de vue historique, le nazisme ne peut se confondre avec le massacre de la société civile à Gaza, établir un lien entre le génocide d’hier et celui en cours sous nos yeux n’est pas dépourvu de sens dans la mesure où la Cour internationale de justice de la Haye évoque « un risque plausible » de génocide au regard des articles repris dans la « Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide ». Meurice n'est pas Maurras ! Prévenir le risque de génocide à Gaza est tout aussi honorable que prévenir l’antisémitisme en France. C’est un fait. Le bilan des pertes humaines à Gaza s'élève cependant à près de 35.000 morts, parmi eux 15.000 enfants. S'impose ici un impératif catégorique: sauver des vies, toutes les vies humaines sans distinction ethnique, particulièrement celle des enfants.

Une telle réplétion de la tragédie humaine semble succomber à l'introversion psychique conséquente de la saturation des affects et de l’information (de la désinformation à vrai dire). A la désinformation réservée aux massacres perpétrés à Gaza réplique "l'hyper-réalité" conférée à la "légitime défense" israélienne. Or, Gaza a été rayée de la carte. La ville millénaire n'est plus qu'un terrain vague, sa population est déshumanisée comme le restitue sensiblement K. Kattan. Nul besoin d'être un corps criblé de balles pour ressentir la violence de la guerre. Le corps ici est épargné certes tandis que les valeurs vacillent, la colère gronde, les certitudes explosent. Les lumières sont-elles des ténèbres ? Posez-vous la question....

Certains restent otages de leur filiation, d'autres confortent via Gaza leurs préjugés sur l'immigration. Si l’individu consent sciemment à se distancer de cette réalité repoussante, que la blague de Meurice en tant que paravent, disons-le caricaturalement, contribue à annihiler un peu plus, il est vraisemblable que beaucoup surgiront de leur somnambulisme lorsque le climax du cauchemar en cours sera enfin derrière nous et que journalistes, intellectuels pourront enfin s’appuyer sur des sources documentées. Feu Ricoeur, la mémoire s'amoncelle au gré des souvenirs. Quelles espèces de souvenirs lègueront les évènements actuels lorsque les yeux pourront enfin voir le réel ? C’est là une question bien plus cruciale que l’humour entonné par un vieux barde gothique sur France inter. Et nous n’aurons plus qu’à pleurer sur les réalisations montées à la hâte par des Spielberg palestiniens. On peut même se demander si le bombardement systématique de Gaza, l’usage de l’intelligence artificielle et la réification qu'elle génère, la censure de l’information, la famine organisée, le blocage de l’aide humanitaire, l’anéantissement des structures de soin de santé, du patrimoine culturel, le massacre des journalistes, du personnel des organisations humanitaires, le bombardement des cimetières, l'Empire au garde-à-vous, bref, le dépassement de toutes les limites, ne participent pas d’une planification de la mort telle qu’on a pu la voir par le passé…

Enfin, contrairement à l’humoriste, il revient au savant de produire une œuvre de clarté. L’une des missions fondamentales des sciences sociales accumulant des savoirs spécialisés revient à se démarquer de la sphère politico-discursive - qu’Arendt coiffait fort justement du sobriquet de : « monde des apparences » - pour produire des connaissances objectives sur les faits sociaux. Au risque de s’engouffrer dans des polémiques imposées par des intellectuels organiques aux opinions diligentées, une sphère médiatique galvaudant jusqu'au principe de neutralité – si l’arbitraire orchestré par les cuistres de l’empire Bolloré peut choquer certains, on est complètement éberlué lorsque des talk-shows financés par de l’argent public accordent une tribune à un BHL appelant ouvertement à une intervention à Rafah -. De telles dérives dans des institutions garantes du bien commun - et donc de la diversité des opinions de la société civile -, appellent une critique où les sciences sociales ont certainement un rôle à jouer...

Bouhout Abdelkrim

Dernier ouvrage publié : Idéologie et théories raciales. De la crise averroïste au grand remplacement, l'Harmattan, 2021

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