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Billet de blog 13 avril 2024

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Défendre la liberté d'expression sans y sacrifier l'analyse d'un dessin

La caricature dessinée ne doit pas être au-dessus de la critique. Elle a historiquement servi la négrophobie et l'antisémitisme et ne peut donc être sacralisée.

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La dessinatrice Coco a reçu, pour un dessin, des menaces de mort. On a raison de s'en émouvoir : aucune menace de mort ne peut jamais être justifiée. Qui plus est, la dessinatrice porte déjà le deuil de ses camarades de Charlie Hebdo, dont nous nous rappelons tous l'horrible massacre.

La solidarité s'est, dès lors, exprimée. Mais quels sont ses fondements ? S'il s'agit de dire "On ne menace pas les gens de mort, quoiqu'ils aient dit et fait, et encore moins pour un dessin", c'est une chose. Mais s'il s'agit de dire, comme cela a aussi été le cas, que la polémique autour du dessin incriminé venait d'une mésinterprétation du dessin, preuve, comme me le disait une connaissance, de la "bêtise du monde", c'est un peu différent. 

Il me semble en effet difficile de donner tort à ceux qui voient précisément dans ce dessin une expression de la "bêtise du monde". Qu'y voit-on ? Une mère palestinienne gazaouie qui, d'un geste brutal de la main, interdit à son enfant affamé de manger un rat parce que c'est ramadan. Un encadré précise : "Ramadan à Gaza". Et il est écrit, à côté : "Début d'un mois de jeûne".

On peut aisément, si l'on est capable de cette empathie qui fonde notre humanité, se représenter l'angoisse sinon le désespoir de parents palestiniens incapables de procurer de la nourriture à leurs enfants, sans parler de leur propre faim. Dans ce contexte, il n'est pas besoin d'une grande clairvoyance pour mesurer combien représenter l'un de ces parents palestiniens s'opposant à ce que son enfant mange ce qu'il trouve par conviction religieuse est infâmant. Sans parler de la nourriture après laquelle court cet enfant : des rats.

Le dessin a été défendu en ces termes : il s'agirait pour la dessinatrice de marquer sa solidarité avec la situation des Gazaouis et de critiquer la religion.

Ce qui appelle un premier commentaire : quel besoin peut-on avoir, quand des gens se trouvent dans la détresse la plus absolue, de les attaquer sur leur religion ? Est-ce vraiment la priorité du jour ? Les défenseurs du dessin, fustigeant la "bêtise" de ceux qui l'interprèteraient mal, glissent un peu facilement là-dessus. 

En outre, montrer un enfant courant après des rats, est-ce la meilleure manière de marquer une solidarité envers lui ? Faut-il ajouter à la détresse des Gazaouis des représentations qui font fi de leur dignité ? 

"Vous ne comprenez rien à la caricature", me répondront volontiers certains. Je leur rappellerai d'abord, contre la forme de sacralisation de la caricature à laquelle nous assistons depuis que des assassins s'en sont pris à la rédaction de Charlie Hebdo (une sacralisation d'ailleurs à rebours de la revendication de totale liberté d'expression des dessinateurs de Charlie), que l'on a su auparavant analyser la façon dont le dessin de caricature avait notamment été un puissant vecteur de diffusion de l'antisémitisme. Il faudrait peut-être en tirer les leçons : placer, en quelque sorte, la caricature dessinée au-dessus de l'analyse est parfaitement inconséquent.

Ce que nous enseigne notamment le passé, c'est que la manière dont un dessinateur entreprend de figurer un personnage n'a rien d'anodin : c'est par là que le dessinateur nous renseigne sur le regard qu'il porte sur ce personnage et par lui, souvent, sur la catégorie d'individus auxquels il le rattache. Ici, une mère palestinienne. Moche, l'expression mauvaise, le geste brutal. Drôle de manière de marquer sa solidarité aux Palestiniens en un moment tragique.

Ce constat de la laideur et de l'air mauvais du personnage de Coco effectué, il convient de le contextualiser : tous les personnages de Coco sont-ils moches ? Si oui, il n'y a pas à déduire de cette laideur-là la transcription graphique d'une inimitié particulière pour cette catégorie de personnes que sont les mères palestiniennes ou, plus sûrement, les femmes musulmanes portant le voile.

Un autre dessin de Coco permet d'y voir clair. Celui-là est un peu moins récent et fait allusion à la mobilisation des Iraniennes contre l'obligation du port du voile par le régime iranien. Deux personnages y sont opposés. La première est une Iranienne jeune et élancée, cheveux apparents, qui déclare : "Je suis Iranienne et je risque ma vie pour enlever mon voile". La seconde est une musulmane française voilée peut-être moins jeune (son âge est difficile à déterminer) mais en tout cas laide et à l'air mauvais, qui répond à la première : "Je suis française et je te pisse à la raie !". D'un côté donc une personne jeune et belle (grande, mince, avec de jolies formes) à laquelle est associée le courage, de l'autre un être rabougri et haineux. On est incités à approuver l'une autant qu'à trouver l'autre repoussante. 

Le juste et courageux combat des Iraniennes ne méritait-il pas mieux que de servir de prétexte à une (énième) attaque contre les Françaises musulmanes et voilées ? On ne voit pas la nécessité qu'il y a, s'il s'agit de soutenir les Iraniennes en lutte, à s'en prendre à cette partie des musulmanes françaises qui portent le voile. De la même façon qu'on ne voit pas en quoi il est urgent, quand les Palestiniens sont affamés, de s'en prendre à leur religion. Coco a d'étranges priorités. Sa représentation peu amène des musulmanes voilées s'en fait la traduction.

Le dessin opposant une Iranienne dévoilée et une Française voilée mérite qu'on s'y attarde encore un peu. Car Coco a sa vision toute personnelle de ce qui fonde le combat des Iraniennes. Cela a été maintes fois rappelé : les Iraniennes qui s'exposent à la brutalité du régime issu de la "révolution islamique", ainsi que les Iraniens qui se tiennent à leurs côtés, s'opposent moins au voile en général qu'au voile obligatoire, devenu le marqueur d'un régime refusant aux femmes (et dans une moindre mesure, aux hommes) le choix de leurs vêtements comme celui de leurs convictions. C'est en somme un combat pour la liberté, pour la tolérance, et il est dès lors malvenu de s'en servir pour justifier sa propre intolérance envers les femmes voilées. Certes, on trouvera certainement, et sans mal, des Iraniennes qui détestent le voile et au vu de leur situation, on peut le comprendre. Mais cela ne résume pas le mouvement et le dessin de Coco paraît dès lors davantage une instrumentation du mouvement des Iraniennes qu'un acte de solidarité envers ledit mouvement.

En outre, on retrouve dans le dessin cette idée qui circule depuis bien longtemps, malgré son absurdité, selon laquelle porter volontairement un voile en France serait faire injure aux Iraniennes obligées de le porter voire participer de leur oppression. Si l'on estime qu'il appartient à chaque femme de définir tant sa pudeur (ou son impudeur) que ses convictions, on voit les choses autrement : ceux (et celles) qui veulent décider à la place des musulmanes volontairement voilées ce qu'elles doivent penser et porter ressemblent plus aux mollahs iraniens qu'ils (et elles) ne le croient. Comme le résumait, en 2008, une Française voilée : "je ne veux pas qu'on impose à des femmes de porter le voile, je trouve ça dégueulasse, mais ce n'est pas moi qui ai imposé à ces femmes de le porter, donc moi non plus je ne veux pas qu'on vienne m'imposer de l'enlever." Lui faisait écho le propos d'une autre femme voilée : "il y a quelque chose d'assez paradoxal à vouloir protéger les filles qui ont été obligées à porter le voile en attaquant la liberté de celles qui l'ont choisi par conviction." Étrange situation en effet qui voit la solidarité au moins déclarée envers le refus d'une oppression servir de prétexte à justifier une autre oppression, miroir de la première. Apparemment, cela échappe à Coco.

On est donc très mal engagé lorsque l'aveuglement quant à des dessins hargneux est confondu avec la nécessaire clairvoyance permettant de combattre "la bêtise du monde". 

Ce qui me trouble beaucoup est qu'il n'est en fait pas besoin de beaucoup de lucidité pour voir tout ce qui pêche dans ces dessins : un coup d'œil devrait suffire à toute personne raisonnablement douée d'intelligence et de clairvoyance pour y parvenir. Qu'est-ce qui fait que cette personne-là, souvent, ne voit rien et que les leçons, entre autres, de l'histoire de la caricature antisémite ne semble dès lors pas retenues ? Une première explication, presque rassurante, est la lâcheté : on s'abstient d'opérer une prise de conscience qui aboutirait à professer des vues non consensuelles. Une autre est l'aveuglement véritable. Mais alors, nous n'avons véritablement rien appris. Ou peut-être avons-nous désappris ce que nous avions commencé à apprendre, la tête farcie notamment de tous ces incessants débats sur le voile, l'islam etc. que ne cessent d'initier et de réinitier des politiciens sans scrupule et des éditorialistes douteux. Il est simplement probable que la population française, en moyenne, n'a pas su déconstruire grand-chose du colonialisme passé ou des pseudo-raisonnements ayant nourri l'antisémitisme. À partir de là, bien des choses peuvent se poursuivre et recommencer.

Triste et inquiétant spectacle, au final, que de voir des gens pour partie préoccupés de la "lepénisation des esprits" s'offusquer de la critique de dessins qui en constituent une expression.

Frédéric Debomy

P. S. Le dessin de Coco opposant à une Iranienne dévoilée une Française voilée a au moins un mérite : la musulmane voilée y est présentée comme française. Or, souvent, les Françaises voilées sont considérées comme des étrangères, certain.e.s de leurs compatriotes n'hésitant pas à leur dire de "retourner chez elles" (voir à ce sujet le livre Les filles voilées parlent de Ismahane Chouder, Malika Latrèche et Pierre Tevanian, paru à La Fabrique en 2008 et dont sont issues les citations de femmes voilées que je mentionne plus haut). 

De façon générale, il faudra bien interroger un jour les responsabilités de toute une nébuleuse "républicaine" se revendiquant de l'universalisme dans l'encouragement, en France, à la détestation de ces femmes : l'extrême-droite n'en porte pas seule la responsabilité, loin s'en faut, comme elle ne porte, plus généralement, pas seule la responsabilité de l'extrême-droitisation croissante des esprits. Sans doute ne trouvera-t-on pas aujourd'hui de très nombreux esprits prêts à interroger la façon dont des gens se disant opposés à l'extrême-droite se montrent perméables à ses idées, que l'explication soit un manque de lucidité ou de courage : il est plus facile d'être clairvoyant quand les crises sont passées et les dommages qu'elles ont causé irrattrapables.

Coco peut et pourra notamment compter sur cette nébuleuse, qui porte beau et se fait entendre, pour ne pas interroger ses dessins (pas même celui, que je n'ai pas encore évoqué, où les femmes voilées, rendues aussi laides qu'à l'habitude de la dessinatrice, sont présentées comme des "hydres" à trois têtes, le mot "hydres" figurant dans une bulle associée au dessin).

A contrario, dans un livre publié dans la foulée des débats ayant abouti à la loi de 2004 interdisant, sous couvert de visée plus large, le port du voile en classe (Le voile médiatique, 2005), le philosophe Pierre Tevanian remarquait que des personnalités iraniennes qui avaient été confrontées à l'obligation du port du voile en Iran s'étaient déclarées opposées à ce qu'on légifère en France en vue de son interdiction, même partielle.

Une vingtaine d'années plus tard, des voix prennent part au débat public pour suggérer de restreindre plus durement encore les droits des musulmanes (de se voiler ou non) et des dessins qui révulseraient l'opinion si les cibles en étaient différentes sont jugés héroïques. Triste spectacle d'un pays enfoncé, pour une large part, dans sa surdité et qui ne se réveillera peut-être, pour faire le bilan de ses errances, qu'après quelque catastrophe.

En attendant se poursuit un triste spectacle, courant sous toutes les latitudes : celui de majorités maltraitant des minorités auxquelles sont attribués tous les maux pour se désoler ensuite, sans honte aucune, qu'il en résulte des tensions sociales.

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