Doctorant en histoire et en science politique à l'université Paris VIII, Joshua Adel travaille sur l'émergence de l'idée républicaine. Il est l'auteur d'un article scientifique sur l'apprentissage de la démocratie représentative en franc-maçonnerie à Marseille, au xixe siècle. Il se veut "briseur d'idoles".

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Quand la franc-maçonnerie s'implante-t-elle à Marseille?

Très rapidement, dans les années 1750. La ville est un foyer prolifique du Grand Orient, dès la fin du XVIIIe siècle, et un lieu d'émergence de nouveaux rites, assez ésotériques, dont celui de Memphis-Misraïm [dit rite égyptien]. A l'époque, deux obédiences coexistent: le Grand Orient et le Suprême Conseil (1).

Qui sont les francs-maçons d'alors?

Marseille, ville portuaire, abrite une maçonnerie très cosmopolite. Au XIX siècle, on trouve des frères arméniens et issus de toute la Méditerranée. Il s'agit de bourgeois, de commerçants et de quelques membres du prolétariat éclairé. La sociologie des loges marseillaises tranche avec celle de la franc-maçonnerie d'Aix-en-Provence, plus aristocratique. La cité voisine compte, en particulier, beaucoup de magistrats.

Les francs-maçons sont-ils, comme ils en ont la réputation, à l'origine de la Révolution de 1789?

C'est une légende! Un discours de légitimité historique élaboré a posteriori, qui, d'ailleurs, est souvent le fait de forces politiques non alliées à la franc-maçonnerie. On a d'un côté une espèce d'idolâtrie romantique fantasmant sur une société secrète qui aurait contribué à l'essor des idées de 1789. Et, d'un autre côté, des antimaçons qui tiennent le même discours pour mieux le conspuer. Cette mythologie, on la retrouvera plus tard en 1848, pendant la II République.

Aucune responsabilité maçonnique non plus dans cet événement?

Les francs-maçons participent, bien sûr, à 1848, mais, là encore, leur mouvement n'est pas à l'origine de cette révolution. En réalité, les obédiences sont dépassées par leur base. Dans des villes réputées rouges, comme Marseille, le bouillonnement révolutionnaire déborde les loges elles-mêmes. Elles interrompent alors leurs travaux pour participer au mouvement politique.

Revenons en arrière. En 1793, un certain Joseph Bonaparte est initié à la loge marseillaise de la Parfaite Sincérité...

Et ce frère de Napoléon devient, en 1805, grand maître du Grand Orient de France. L'Empereur, par népotisme, oriente l'obédience vers une maçonnerie d'Etat. Certaines loges adoptent des noms sans équivoque, comme l'Abeille maçonnique. Et on trouve même, à l'époque, des poèmes à la gloire de Napoléon dans le bulletin du Grand Orient!

La franc-maçonnerie n'est-elle pas attachée à la République?

Elle ne l'est pas initialement. Un exemple: en 1789, le grand maître du Grand Orient file en Angleterre au lendemain du 14 juillet. Plus tard, le frère Philippe-Egalité vote la mort du roi, son cousin. Aujourd'hui, on ne veut retenir que l'action du second et on oublie le fuyard. Je soutiens la thèse controversée que la franc-maçonnerie ne naît pas républicaine, mais qu'elle le devient.

A partir de quand, alors?

Tout au long du XIXe siècle, la franc-maçonnerie évolue. Elle est hésitante au moment des Cent-Jours, après le retour de Napoléon de l'île d'Elbe. Elle se passionne pour la révolution de juillet, en 1830, qui proclame un "roi des Français" plutôt qu'un "roi de France". Elle se politise en 1848, puis, sous le second Empire, elle est surveillée de l'intérieur. A Marseille, notamment, on observe un phénomène d'infiltration par des officiers de police. Ils sont initiés pour être l'oeil du pouvoir au sein de la maçonnerie. Tout le monde le sait, mais personne ne peut s'y opposer. L'instauration de la IIIe République, après 1870, marquera la conversion irréversible des francs-maçons à la République.

Selon vous, ils ne sont pas prescripteurs des idées modernes...

Je préfère parler de convergences plutôt que de liens de causalité. Le suffrage universel, l'abolition de l'esclavage, l'école obligatoire: on ne retrouve pas ces idées seulement en franc-maçonnerie, mais dans d'autres cercles, comme la Ligue de l'enseignement.

Et la Commune de Marseille? C'est un maçon, Gaston Crémieux, qui prend la tête du soulèvement de 1871...

Il est franc-maçon, c'est exact. Il pense que Marseille, avec sa forte population ouvrière, peut être un laboratoire social. Il a été vénérable de sa loge, mais il n'a aucune responsabilité maçonnique pendant les événements. Là aussi, la récupération s'effectue a posteriori. Au moment des Communes de Marseille et de Paris, le président du conseil de l'ordre du Grand Orient juge qu'il s'agit d'une "criminelle sédition qui ensanglante la France et déshonore la franc-maçonnerie".

Crémieux n'est donc pas soutenu par ses frères?

Au niveau national, non. Les dignitaires considèrent que les communards maçons sont des éléments isolés dont la franc-maçonnerie ne peut se réclamer. Certaines loges s'impliquent, mais les plus révolutionnaires feront l'objet de sanctions. La franc-maçonnerie revendique, en revanche, la Commune, à partir de 1880, quand les communards sont amnistiés. Quant à Crémieux, il est la seule victime de l'insurrection marseillaise, fusillé sur l'ordre d'Adolphe Thiers.

Comment s'engage la bataille de la laïcité?

La franc-maçonnerie commence par se laïciser. A la fin du XIXe siècle, quand on est initié au Grand Orient, on signe l'engagement d'être enterré civilement. L'obédience, sur la question laïque, au détriment peut-être de la question sociale, va se mobiliser comme une machine de guerre.

La séparation de l'Eglise et de l'Etat, en 1905, bouleverse-t-elle Marseille?

Beaucoup moins que dans d'autres villes. Un climat de confrontation s'instaure, notamment, à Lyon. A Marseille, parce que la coexistence entre les communautés est plus prononcée qu'ailleurs, la séparation de l'Eglise et de l'Etat est moins passionnelle. Toutefois, ici comme partout en France, la franc-maçonnerie, qui est alors le fer de lance de la République, s'implique comme un seul homme dans ce combat. C'est probablement la seule période où la mythologie politique est en accord avec la vérité historique.

(1) Obédience aujourd'hui disparue, le Suprême Conseil a fusionné avec le Grand Orient. Plus tard, certains de ses membres s'en iront fonder la Grande Loge nationale française et la Grande Loge de France.

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