Hier…1

René SAULIERE (André ARRU)

Suivi de

44, rue de la Fusterie2

Yves PEYRAUT

Hier…

A l'ami qui me proposa de raconter comment j'étais venu à l'anarchie et ce qui se passait avant la guerre de 1939 au groupe anarchiste bordelais, je donnai tout de suite mon accord en lui disant que j'allais bien me faire plaisir. J'ajoute à présent que ce sont, en effet, des souvenirs parmi les meilleurs que je peux retenir de ma vie et qu'à les rechercher dans ma mémoire, à les mettre en ordre, j'y retrouve des joies certaines.

Je précise, pour être plus clair encore, que si je ne milite plus depuis longtemps à l'intérieur du mouvement anarchiste - pour des raisons qui ne se disent pas en trois lignes - cette partie de mon passé de militant ne m'est pas devenue amère pour autant et je ne renie en rien les luttes auxquelles j'ai participé, ni les espoirs qui m'animaient alors, ni les enseignements que j'y ai glanés. Si je fais un bilan du temps vécu par ma rencontre avec le mouvement anarchiste dans son sens le plus large et le plus profond (idées et homes, rêves et réalités) je constate qu'elle m'a permis de trouver un équilibre, une éthique et pendant longtemps un sens à la vie.

Les circonstances s'enchaînent les unes aux autres, il m'est difficile de découper ma vie en tranches. Je me crois donc obligé d'expliquer un peu ce qui a provoqué mon cheminement, car d'autres incidences auraient déterminé un autre parcours.

Je me suis révolté très tôt puisque avant seize ans je quittais le domicile de mes grands parents, avec qui j'étais en très mauvais termes, ma mère, veuve de guerre à 24 ans, m'ayant d'abord confié à eux et ensuite laissé pour compte. Je me colletais donc très tôt avec la société. Employé de bureau dès l'âge de 13 ans, très mal payé et de plus incapable de mettre en ordre mes dépenses, j'appris à avoir faim au milieu des repus, à déménager à la cloche de bois, à coucher sur les bancs publics, tout en essayant de jouir de l'existence.

J'ai frôlé la prison et j'ai même failli, ô déshonneur, m'engager dans l'armée pour ne plus être à ma charge. Bref, au fil des ans, au contact direct des vacheries de la vie et de quelques uns de mes semblables, au travers des lectures, des discussions avec les uns et les autres, je me forgeais des opinions.

Devenu représentant autour de mes 18 ans, j'évoluais dans un milieu de petits commerçants et de V.R.P. qui serait qualifié aujourd'hui poujadiste ou lepéniste. Contre eux mes opinions devinrent des convictions. Je me mis à défendre la Révolution russe, le communisme et tout ce qui me paraissait un aboutissement vers la justice sociale, le progrès, la paix, sans adhérer à un parti.

Un jour un ami, ouvrier imprimeur, militant syndicaliste, avec qui je discutais souvent, me proposa d'aller entendre un orateur exceptionnel, Sébastien Faure. Un anarchiste, me dit-il, même si tu n'es pas d'accord tu passeras une bonne soirée. J'y allai. Je ne connaissais rien de l'anarchie, ni des anarchistes. La conférence s'intitulait Ton corps est à toi. Elle avait lieu à l'Alhambra, près de la place Gambetta, salle contenant deux mille personnes. Ce jour là elle fut plus que pleine. Des militants avec brassards rouge et noir accueillaient le public, distribuant des tracts, vendant des journaux. Un brouhaha intense émanait de cette foule qui accueillit l'orateur avec des applaudissements nourris et chaleureux. Le tout faisant place à un silence étonnant lorsque Sébast[ien Faure] prit la parole.

Je ne me souviens plus des termes de son exposé, mais j'éprouvais une émotion intense et je n'étais pas le seul. Son succès fut énorme. Je sortis de là assez excité, enthousiaste. Je m'arrêtais longuement à l'éventaire de librairie. Je choisis quelques brochures et livres traitant de la révolution et de l'incroyance. Je trouvais dans ces dernières l'argumentation rationnelle qui me manquait pour clarifier mes réflexions sur Dieu et l'Église. La Révolution et la société anarchistes me laissaient des doutes, mais je trouvais un remarquable réquisitoire contre la société présente. De lectures en relectures et en autres lectures, je finis par rejeter la vision sociale des anarchistes, mais je ne l'ignorais plus.

Par une suite de nouvelles rencontres, je fis la connaissance d'un petit noyau d'anarchistes à tendance individualiste dont l'élément le plus remarquable était Serge Grassiot, autodidacte, parlant et écrivant l'espagnol et l'anglais, apprenant le russe et l'allemand, possédant une culture générale éclectique, une mémoire remarquable, une curiosité sans, fin. Il vivait dans un petit logement* d'une maison modeste du Cours d'Albret, avec sa compagne et sa fille Sergine. Il gagnait très mal sa vie en vendant à la criée L'Echo de Paris, journal d'extrême-droite monarchiste.

René Saulière et Aristide Lapeyre sur la Canebière en 1945 ou 46 (arch. Saulière)

Il devait placer un certain nombre d'exemplaires, tous les jours, pour toucher un salaire fixe quotidien très bas, en plus d'une ristourne par journal vendu. Il lui arrivait assez souvent de "manger du papier", c'est-à-dire qu'il réglait les journaux non vendus du quota imposé. Cet emploi de gagne-petit lui permettait d'avoir beaucoup de temps libre. Heureusement sa compagne travaillait aussi ! Après 1936, son emploi devint de plus en plus précaire et son salaire de plus en plus petit en rapport au coût de la vie, il entra à la SNCF, qui l'envoya à Caen. Ce fut pour lui, pour moi, une séparation pénible. Elle se termina en catastrophe. En 1941, il trouva la mort sous un bombardement.

Autour de Serge d'autres compagnons anarchistes ou anarchisants venaient discuter soit chez lui, soit dans des petits bars devant un café-crême, boisson inoffensive pour la santé et le porte-monnaie. C'est ainsi qu'au fur et à mesure des lectures et des discussions, souvent passionnées, je devins anarchiste.

Nous abordions beaucoup de thèmes. Ceux habituels à tous les anarchistes contre l'Autorité et ses corollaires : l'Etat, la Justice, l'Armée, les Religions, les Morales; mais aussi les problèmes à l'échelle de l’individu : la liberté sexuelle, le combat contre la jalousie, la camaraderie amoureuse (chère à E.Armand), le végétarisme et ses différentes options, le nudisme, l'évasion de la société, etc. Ces discussions n'étaient pas que parlottes, car nous essayions de mettre en pratique la part possible des idées qui nous travaillaient. Ce fut de justesse que nous ne partîmes pas au Paraguay pour vivre en communauté.

Ce petit groupe que nous formions avait tout naturellement des relations étroites avec le groupe libertaire disons "officiel" qui était animé par Aristide Lapeyre. Les réunions se faisaient dans une salle au premier étage d'un café de la Rue de Cursol. On m'y amena et j'y retournais de temps en temps, surtout lorsqu'il s'y donnait des causeries pour la plupart d'autant plus intéressantes que mon ignorance était grande.

Et puis, c'était dans l'ordre des choses, je fis connaissance avec le Salon. Le "Salon" était la plaque tournante où se rencontraient des anarchistes de Bordeaux, du Sud-Ouest et d'ailleurs, lorsqu'ils avaient à prendre contact ou quelque chose à se communiquer, accessoirement ils s'y faisaient couper les cheveux car il s'agissait d'un salon de coiffure (1). Entre les deux guerres on y trouvait Aristide et Armand Maurasse, "un noir gigantesque" comme le décrivait La Petite Gironde lors de l'affaire de stérilisation.

Laurent Lapeyre vint se joindre à cette équipe et un peu plus tard on y rencontra souvent Paul Lapeyre qui ne devint coiffeur qu'après la guerre. La boutique était petite, la devanture simple, vitrée. Passée la porte, à droite, des chaises la plupart du temps occupées par des clients, compagnons et/ou amis qui attendaient, les uns pour passer sur l'un des fauteuils, les autres pour disparaître avec Aristide dans l'arrière boutique.

Face aux chaises d'attente les deux fauteuils, devant eux les meubles supportant les lavabos, étagères, placards et tout le nécessaire à l'art de la coiffure masculine. A l'extrémité de ce meuble, près de la vitrine, un petit monticule d'imprimés s'y trouvait et se renouvelait régulièrement : Le Libertaire, L'En-dehors, La Révolte (2), La Patrie Humaine, des tracts, des brochures, etc. Les visiteurs y puisaient à leur gré en posant quelque part le montant de l’acquis. Au fond du salon il y avait une arrière boutique, toute petite d'autant qu'elle était encombrée de journaux, livres, brochures, tracts, affiches qui s'empilaient le long des murs. C'était un lieu de conciliabules, c'est là sans doute qu'une partie de l'affaire de stérilisation s'organisa.

Le Salon ! Un lieu de communication chaleureux et discret où anars, sympas, connaissances ayant besoin de services personnels courants ou un peu en marge, y défilaient. La police aussi de temps en temps y surgissait. Ayant cru y trouver des bandits et y rencontrant des gens cultivés et amènes, elle en devint presque courtoise dans ses apparitions. Ce "Salon" aurait dû être conservé par les anars bordelais et transformé en Musée, car ses murs suintaient plusieurs décennies de l'histoire de l'anarchie et des anarchistes.

C'est lors d'une visite au salon que je m'abonnai à La Révolte et c'est à cause de cet abonnement que je fus un jour convoqué par le commissariat de police de mon quartier. On voulait vérifier si je n'avais pas été opéré et "accessoirement" si "on" ne m'avait pas fait de propagande anti-conceptionnelle. Le flic qui m'interrogea voulut constater de visu que je n'avais pas été "châtré" (3) - mais ne prit pas tout de même les choses en mains - et devant mon ignorance sur cette affaire, il me fit cette réflexion désabusée : "Naturellement VOUS NON PLUS ne savez rien". Nous étions, en effet, des centaines comme ça à "ne rien savoir", mais moi c'était vrai. Je ne faisais pas encore partie du groupe et ne le fréquentais que par à-coup, j'étais passé à côté de l'information. Je le regrettais beaucoup.

La campagne de presse, la stupidité des inculpations, l'arrestation d'Aristide, d'André et Andrée Prévôtel, de Bartoseck, pour des faits qui n'étaient même pas prévus par la loi, déclenchèrent en moi un réflexe de solidarité et de combativité. J'adhérai au groupe et me mis à militer.

Aristide fut libéré trois mois après son arrestation. Cette affaire avait provoqué un élan parmi les anars et les réunions devinrent plus vivantes, plus suivies. En dehors des réunions de groupe et des grandes conférences, Aristide avait créé l'Ecole rationaliste, une sorte d'apprentissage au militantisme. Le nom, pas trop voyant, nous permettait d'avoir une salle à l'Athénée municipal, bâtiment géré par la ville. C'est dans l'une d'elles que ladite école tenait ses assises. J'y appris beaucoup de choses dans le domaine des théories, mais aussi sur le plan pratique. Par exemple comment parler en public, répondre à un interrogatoire de police, rédiger un article, écrire un poème.

Nous nous exercions aussi à faire des exposés. Et c'est dans ce cadre que je fus appelé à faire le mien sur L'Unique et sa propriété de Stirner. Je venais de lire cette œuvre et j'en étais emballé. Je le suis toujours. Comme j'en parlais entre copains avec passion, Paul me tendit gentiment un piège, j'y fonçai et me retrouvai deux mois plus tard expliquant en vingt minutes cinq cents pages de philosophie. Je n'aurai pas aujourd'hui cette inconscience, mais ce travail ne me fut pas inutile.

Sur ces entrefaites le groupe acquit un local rue Neuve, rue étroite et bien vieille comme il se doit. On s'y affaira : maçonner, peindre, fabriquer des sièges, etc, on y construisit même une scène et on y donna des spectacles. Dans l'un d'eux Aristide, grimé, monta sur scène et chanta... C'était faux à pleurer, mais tout le monde rit beaucoup (4).

C'est quelques temps après la libération de Bartoseck qu'Aristide, un jour que je passais au salon, m'informa que les opérations de vasectomie recommençaient et que si cela m'intéressait... ça m'intéressait... Quelques temps après nous partions, six dans une Celtaquatre qui appartenait à la Librairie du Bons Livres (5) où j'étais employé, pour nous faire opérer chez Thérèse, une énergique et excellente militante, à la Faute-sur-Mer en Vendée. Opérations et aller-retour dans la même journée, ou plus exactement un retour au petit matin pour reprendre le boulot (6). Et les opérations continuèrent au fur et à mesure dans toute la France jusqu'à la guerre je crois bien.

Il y avait un autre aspect libertaire actif à Bordeaux, c'était l'anarcho-syndicalisme lié à la C.G.T.S.R. (7) dont les membres se réunissaient à l'ancienne Bourse du Travail, rue de Lalande. Paul en était un des animateurs. Roux dit Bébert en fut un militant acharné. Très bons copains Bébert et sa compagne, c'est chez eux que j'ai dîné le soir de mon départ sur Marseille le 12 février 1940, sous le nom d'André ARRU. Le vrai Marcel André ARRU, réformé définitif, m'avait donné son livret militaire. Albert Roux, dit Bébert, militant de la CGTSR, et sa compagne Loulou. n.d. (arch. Prévôtel)

Cette activité syndicale qui eut ses succès propres par des meetings et des manifestations qui rameutaient du monde, était en osmose avec le groupe anarchiste et nous militions pratiquement ensemble pour les choses importantes. Il en fut ainsi pour l'affaire des stérilisations. Il en fut de même lorsqu'il s'est agi d'apporter de l'aide à nos camarades d'Espagne de la CNT/FAI qui se battaient pour endiguer le fascisme franquiste. Aide et solidarité, nos groupes anarchistes de Bordeaux et d'ailleurs eurent leurs possibilités vite submergées. Parmi les compagnons certains sont partis se battre là-bas, d'autres cherchaient des armes ici, d'autres S'acharnaient à récolter des fonds, des produits pharmaceutiques, des vêtements, d'autres encore s'occupaient des orphelins, tentaient de faire évader des camarades des camps français, les cacher, les faire partir....

C'est en 1938 que le groupe organisa une conférence avec Sébast à l'occasion d'un de ses retours d'Espagne. Il fut extraordinaire. Il nous décrivit avec amour, tendresse, grandeur, espoir, la révolte de ce peuple qui, écrasé de misères et d'injustices, tentait de mettre en place une société de liberté et de justice sociale, malgré les combats qui lui étaient imposés. Cette voix, cette intelligence, cette pensée, bouleversaient l'auditeur. Ah! qu'elle était belle cette tentative révolutionnaire sous le charme de sa parole, sous l'intonation de sa voix ! Toute sa vie il l'avait propagée et là, au soir de son existence, elle arrivait comme une apothéose 1 C'est vrai aussi qu'il ne pouvait ignorer les dissonances, ni le sombre avenir qui se dessinait, mais il vivait son rêve et nous offrait ce soir là SA Révolution 1 Il avait 79 ans, il mourut à 84 en pleine guerre mondiale !

Nous avions annoncé que Sébast serait le lendemain soir présent à notre siège et nous invitions compagnons et sympas à venir lui poser des questions. Nous n'avions jamais vu réunis, dans notre local, autant de libertaires. On refusa même du monde par manque d'espace. Mais nous n'eûmes pas besoin de chercher une autre salle, la semaine suivante le nombre de présents revenait aux normes habituelles.

Début 1939 Aristide informa le groupe d'un projet de création d'une "Ecole expérimentale" dans la ligne de celles de Francisco Ferrer en Espagne, mais plus encore, peut-être, il pensait à la "Ruche" de Sébast, ouverte avant la guerre de 1914 et morte à cause d'elle (8). Les choses avancèrent très vite. Je me rendis au mois de juillet avec Aristide à Feugaroles dans le Lot-et-Garonne. J'y rencontrai Duverger - Fred Durtain (9) - qui était dans l'enseignement public (conseiller pédagogique me semble-t-il) et qui serait, tout en gardant son emploi, le conseiller administratif. Le directeur, officieux - parce que réfugié espagnol -, Vergel professeur dans une école Francisco Ferrer en Espagne, était déjà sur place et s'occupait de l'installation.

Duverger nous fit visiter la maison qu'il avait mis à notre disposition et qui comprenait, au rez-de-chaussée les classes, au premier étage le logement pour les enfants et les éducateurs. Déjà les lits étaient en place. De l'autre côté du chemin qui bordait la future école, on entrait dans un vaste terrain cultivé et destiné à devenir exploitation agricole dont la production serait une aide économique. Une autre partie servirait à l'enseignement pratique : maraîchage, petit élevage et autres métiers,

Aristide en août/septembre 1973 dans la cour du local du groupe "Sébastien Faure", 7 rue du Muguet à Bordeaux (arch. Saulière)

L'enseignement se référerait à des méthodes alors nouvelles données sur la base de connaissances théoriques appuyées sur l'observation et les pratiques professionnelles. L'école avait déjà un nom : L'ENVOL. Dès octobre 1939 elle ouvrirait ses portes. Aristide organiserait la récolte des fonds, il avait déjà commencé. Nous n'avions pas prévu la guerre! En août 1944 j'interrogeais par lettre Aristide sur la reprise possible de ce projet. Le 13 septembre 1944 il me répondit :" ... Maintenant l'Ecole. Hélas ! Nos deux "techniciens" nous échappent. Le professeur espagnol Vergel qui avait l'expérience des réalisations passées, était, en 1941, quand j'ai été arrêté, au Camp de Concentration du Vernet. Je n'ai plus eu de nouvelles depuis. Quant à notre ami Duvergé (Fred Durtain), la Gestapo l'avait tellement malmené qu'il en est mort l'année dernière. Or c'était lui l'âme de l'Ecole . Pour le moment, donc, notre projet nous paraît irréalisable..."

Depuis déjà longtemps la guerre menaçait; en 1938 il y eut un prélude qui déclencha en France une mobilisation partielle. Nous nous sommes réunis à plusieurs reprises (dix à douze copains) pour tenter de concrétiser une action contre la guerre si la mobilisation générale était déclarée ou une insoumission collective dans des caches, mais rien n'a été décidé.

Sur ce un camarade, employé de préfecture, nous apporta les copies de comptes-rendus très détaillés de nos réunions de groupe. Il y avait donc un mouchard parmi nous. On essaya de le démasquer en lui tendant quelques pièges. Je crois me souvenir que nous eûmes des soupçons, mais pas de certitude.

Et puis fin août 1939 ce fut la mobilisation partielle suivie, quelques jours plus tard, de la mobilisation générale. Au fond personne n'y avait cru à cette guerre, même pas ceux qui, comme nous, la prédisaient. Les compagnons les plus connus étaient en danger d'être arrêtés. Il ne restait que les réactions individuelles. Chacun réagit suivant sa nature, son dialogue intérieur et ses possibilités. Quant à moi je me cachais pendant six mois et à bout de caches je partais sur Marseille. J'y suis encore.

NOTES

(1) Il était situé 44 rue de la Fusterie, rue qui donne au bas du Cours Victor Hugo.

(2) LA REVOLTE, périodique anarchiste du Sud-Ouest édité par Aristide.

(3) - Le juge d'instruction, tout au début, a parlé d'un crime de "castration'' et les journaux s'en sont donnés à cœur joie.

(4) - Cf. le post-scriptum.

(5) - La Librairie du Bons Livres, située rue Sainte-Catherine à côté du café des Arts, puis transférée rue du Palais Gallien, était catholique. L'un des associés était l'abbé Puech, rédacteur en chef de la Liberté du Sud-Ouest, organe catho-maxi-réac. L'abbé finit avec son journal dans la collaboration et fut épinglé lors de la libération.

(6) Un des frères d'André Prévôtel était du voyage.

(7) Confédération Générale du Travail Syndicaliste Révolutionnaire.

(8) C'est à Rambouillet que la Ruche fonctionna de 1904 à 1917.

(9) Sur Gérard Duvergé dit Fred Durtain dit Chevallier, se reporter à Lu anarchistes dans la résistance, vol . 2 (Témoignages 1939-1945), p. 87. No 23-25 du Bulletin du Centre International de Recherches sur l'Anarchisme, annexe de Marseille, BP 40, 13382 MARSEILLE Cédex 13.

POST-SCRIPTUM

LE GROUPE ANARCHISTE DE BORDEAUX entre 1934 et 1939

Lorsque j'y ai milité il faisait déjà partie de la F.A.F. (Fédération Anarchiste Française) comme la plupart des groupes du Sud-Ouest.

Cette scission d'avec l'U.A. (Union Anarchiste) était due à une conception différente des structures d'une association anarchiste.

Des militants de l'U.A. étaient arrivés à mener cette dernière vers le système majoritaire qui aboutit à l'intolérance vis-à-vis des minorités et des individus. Ce qui amena d'autres militants, en désaccord avec les méthodes employées à se séparer de l'U.A. et à créer la F.A.F. Aristide en fut un des militants très actifs. C'est du reste un problème de toujours et d'encore chez les anars.

Le groupe bordelais fonctionnait sans carte, les cotisations étaient volontaires. Il y avait un trésorier et un secrétaire. Nous avions une réunion fixe hebdomadaire où les présents décidaient ce qu'ils avaient envie d'entreprendre, participait qui voulait.

Il arriva ainsi qu'entre les réunions du groupe, de l'école, le collage d'affiches, les répétitions pour une fête ou autres entreprises, toutes nos soirées étaient prises, même aussi le dimanche matin.

La réunion hebdomadaire regroupait entre 15 et 30 militants et militantes. Ceux des nôtres qui ne venaient que rarement ou même jamais aux réunions du groupe - pour des raisons qui ne leur étaient pas demandées - restaient en relation par le moyen du salon ou de copains. Ces camarades auxquels il faut ajouter les sympas et les reconnaissants de services rendus, donnaient de sérieux coups d'épaule (argent, travail, intercessions, aides de toutes sortes).

Dans ce milieu anarchiste bordelais, où j'ai vécu, régnait une ambiance chaleureuse, agréable, tolérante, où chacun pouvait s'exprimer, se mouvoir, et trouver aide, appui et solidarité. Ce qui ne veut pas dire qu'il n'y ait eu ni divergences, ni heurts, ni discussions virulentes, ni incidents graves. Mais, en ce qui me concerne, ce qui émerge de mes souvenirs c'est l'atmosphère faite de largesse de vue, d'amitié, d'estime de l'autre. Aristide y était pour beaucoup.

BULLETIN du C.I.R.A., annexe de Marseille, no 21/22 Les Anarchistes et ta Résistance, vol. 1. 67 p. (Témoignage de René SAULIERE dit André ARRU)

Un camarade anglais nous informe qu'il existe aux Archives Nationales (réf. F7 13059) un dossier sur les deux groupes anarchistes de Bordeaux de 1926 à 1932. Si des rats de bibliothèque sont intéressés ... c'est avec plaisir que nous rendrons compte de leurs travaux.

La lettre qui suit a été adressée par Aristide à René Saulière qui nous l'a communiquée pour illustrer ses souvenirs.

44, rue de la Fusterie

Quel drôle de titre pour un article ... Ce pourrait être aussi le titre d'un roman policier. C'est tout simplement l'adresse (qui va rappeler une foule de souvenirs à des tas de copains) du salon de coiffure où ont officié pendant ... pendant de nombreuses années les frères Lapeyre, dont Aristide, bien sûr.

C'était une adresse prestigieuse, peut-être la plus connue dans le monde entier (dans le monde libertaire - avec des minuscules - bien entendu). C'était une adresse qui valait le détour, et pendant au moins un quart de siècle une foule de copains sont passés par là, 44 rue de la Fusterie. Quand un compagnon venait en France, c'est bien rare s'il ne transitait pas par Bordeaux et là le "salon" était une escale obligée.

Beaucoup de copains pourraient raconter le "44, rue Fusterie". J'espère que beaucoup d'autres témoignages viendront compléter celui-ci

Plantons d'abord le décor. Tout le monde, ou presque, connaît cette façade des quais de Bordeaux qui aligne sur près de quatre kilomètres un ensemble d'immeubles XVIIIème siècle absolument unique. Après une petite larme dédiée à l'esthétique rappelons, s'il en était besoin, que cette admirable architecture repose, si j'ose m'exprimer ainsi, sur le négoce du rhum, des épices et du sucre, et accessoirement sur la traite des Noirs. Cela c'est pour le côté jardin. Côté cour ces magnifiques demeures sont longées sur la façade arrière par une étroite rue, véritable contre-allée des quais eux-mêmes. A droite du cours Victor Hugo, la rue de la Rousselle où débouche la rue du Muguet (nous en reparlerons une autre fois) et à gauche la rue de la Fusterie.

Ces deux rues font partie de deux des plus vieux quartiers de Bordeaux. A droite le quartier St Pierre, à gauche le quartier St Michel, connu également sous le surnom de "petite Espagne"!

Je ne sais pas si cette Espagne était petite, mais les Espagnols y étaient (y sont peut-être encore. Et particulièrement ceux de l'exil de 39 et parmi eux, en majorité écrasante, les gars de la CNT, de la FA[, avec toute leur famille. Commercialement parlant, ce salon de coiffure était idéalement placé. Entre les copains espagnols et français habitant le quartier, la clientèle était assurée.

Comme beaucoup d'autres, à peine arrivé à Bordeaux je suis devenu un des fidèles habitués du 44 rue Fusterie. On était sûr de toujours y trouver des copains ... et de pouvoir s'y faire couper les cheveux. Sur l'art capillaire de Paul et Laurent Lapeyre, je ne dirais rien. Sur celui d'Aristide, il y aurait beaucoup à dire. Je ne pense pas qu'il m'en voudrait s'il savait que j'écris qu'à mon humble avis ce métier de coiffeur n'était pas ce qu'il réussissait de mieux. Il le savait d'ailleurs et ne s'offusquait pas si, dans sa clientèle potentielle, un certain nombre de chevelures passait par d'autres mains.

Il faut dire à sa décharge (à moins qu'il ne s'agisse d'une circonstance aggravante) qu'Aristide a toujours coupé les cheveux distraitement, en pensant à autre chose. Et nous savions tous à quoi il pensait : à sa prochaine conférence! Il faut savoir que pendant 40, 50 ans (les futurs biographes sérieux d'Aristide nous diront cela avec précision) il a sillonné la France en tous sens, comme orateur national de la Fédération Anarchiste et de la Libre Pensée. Et pendant que ses mains farfouillaient dans nos tignasses, il prenait un air songeur que nous connaissions bien : il préparait un développement pour une prochaine intervention!

Aristide était connu de tous les militants, de toutes les organisations anarchistes du monde entier. Une des conséquences pratiques de ce réseau de relations consistait dans le fait que tout ce qui se publiait comme organe libertaire arrivait au salon.

Un petit meuble, à gauche du lavabo, débordait en permanence de revues, de journaux. Je me souviens avoir pris assez rapidement l'habitude d'aller dès 14 heures dans le salon pour plonger dans cette littérature qui arrivait des cinq continents, en essayant de déchiffrer leur contenu. Les publications en russe, suédois ou yiddish constituaient des obstacles insurmontables. Pour les autres j'essayais de deviner. N'ayant pu épuiser le stock sans cesse renouvelé, Aristide m'en donnait une grande brassée et je partais à 19 heures en oubliant que j'étais venu me faire couper les cheveux!

Un dernier mot, anecdotique, sur les conférences d'Aristide à travers la France. Pour ne perdre ni temps, ni argent, il voyageait de nuit en troisième, puis en seconde, sans couchette. Nous savons tous le confort de tels voyages nocturnes. Pour économiser au maximum ses forces et dormir vraiment, il utilisait un système dont il était peut-être l'inventeur et qui était proprement génial.

Vers 10-11 heures, au moment de l'extinction des feux dans le wagon de la SNCF, Aristide, sous le regard effaré de ses voisins de compartiment, sortait de sa valise un objet insolite. Imaginez une planche de balançoire munie de ses deux cordes avec un crochet à leur extrémité. Notre bon Aristide positionnait les crochets sur le rebord du filet à bagages et tout naturellement la planche se trouvait à la hauteur de sa poitrine. Il ne lui restait plus qu'à croiser ses avant-bras sur la "balançoire", à poser sa tête sur l'oreiller ainsi constitué et à tomber dans un profond sommeil, mollement balancé par les mouvements du wagon.

Maintenant, avec les voitures "corail", il ne pourrait plus le faire. Comme quoi, les bienfaits du progrès .... !


1 In Cahiers des Amis d’Aristide Lapeyre, n°2, Bordeaux, avril 1986, page 17.

2 In Cahiers des Amis d’Aristide Lapeyre, n°2, avril 1986, Bordeaux, page 32.