Jean-Marc Sauvé  lors d'une séance photo le 4 septembre 2017 à Paris, alors qu'il est encore vice-président du Conseil d'État

Jean-Marc Sauvé lors d'une séance photo le 4 septembre 2017 à Paris, alors qu'il est encore vice-président du Conseil d'État

Lionel BONAVENTURE/AFP

"Joyeux drille" est la dernière expression qui vous viendrait à l'esprit pour parler de lui. Jean-Marc Sauvé en impose par sa stature - quasiment 2 mètres -, par le classicisme de son costume, parfaitement gris, parfaitement ajusté, et par son extrême courtoisie, tellement formelle, tellement agréable. En le regardant arriver, le pas allongé, le buste légèrement en avant, vous vous souvenez de ce que l'un de ses amis vous a raconté : lorsque ses camarades de promotion de l'ENA découvrent, en 1977, que l'un d'entre eux s'appelle Yves de Gaulle, tous sont convaincus que c'est lui. Sa propre femme s'y est trompée, confesse Jean-Marc Sauvé. A l'époque, élève de la même promo Malraux, elle l'a abordé sur un malentendu. Bon début.

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Le jour où vous le rencontrez, à la fin de janvier, vous êtes venue évoquer la commission d'enquête sur la pédophilie dans l'Eglise, dont il est le président. Mais à la fin de l'entretien, c'est lui qui insiste pour vous parler de lui, de son parcours, de son enfance. De votre côté, c'est à peine si vous avez osé l'interroger, un peu écrasée par la myriade de titres prestigieux accumulés sur son curriculum vitae, un peu impressionnée par l'imperturbable gravité de ce presque septuagénaire. Or, au moment où vous allez vous lever, soudain il s'étonne. Comment ? C'est déjà terminé ? Ah non ! Il a des choses personnelles à raconter, des choses sans lesquelles vous ne pouvez pas comprendre ni raconter l'homme qu'il est aujourd'hui !

Connaître le monde pour le transformer

"La vérité de ma vie, c'est que j'ai eu une existence aux antipodes de ce pour quoi j'étais programmé", insiste Jean-Marc Sauvé. Il vous rappelle qu'il est fils d'agriculteur, né à Templeux-le-Guérard, dans la Somme. Une terre à laquelle il demeure profondément attaché, au point d'avoir glissé l'abréviation de son village, TXGD, dans son adresse mail personnelle. Il vous rappelle qu'il comprend très vite la nécessité de faire des études, conscient qu'au sein de sa fratrie il n'est pas celui qui reprendra la ferme familiale. L'histoire a déjà été racontée, qu'importe, il y tient beaucoup: quitter sa famille à 10 ans, rejoindre l'internat, tenir loin de ses parents - fallait-il qu'il soit sûr de son choix pour supporter ce déchirement...

Puisqu'il ne sera pas agriculteur, Jean-Marc Sauvé affirme un goût pour la chose publique : "J'ai voulu connaître le monde et le comprendre afin de pouvoir le transformer." Il souligne lui-même ce qu'il est soucieux de bien vous faire entendre : "Si vous n'intégrez pas cette volonté que j'ai, ancrée au plus profond, de défendre la justice, vous ne pouvez pas me comprendre." Enfant, ce sera une bataille contre un pion abusif ; adolescent, la lutte au poing avec certains camarades pour soutenir l'indépendance de l'Algérie ; adulte, le combat pour l'abolition de la peine de mort au sein du cabinet du garde des Sceaux, Robert Badinter.

L'erreur de parcours

Entre-temps, Jean-Marc Sauvé, alors qu'il vient de réussir le concours d'entrée à l'ENA, décide de s'orienter vers les ordres. Il entre chez les Jésuites et y passe deux ans avant de comprendre que la prêtrise n'est pas sa voie. De cette erreur de parcours, il assure garder une grande reconnaissance envers ceux qui ont respecté sa liberté, qui ont entendu ses doutes, qui n'ont pas cherché à le retenir. De ces deux ans de noviciat, il conserve le souvenir d'une ouverture aux autres, qu'il s'agisse des familles de Gitans ou des autistes dont il partage alors la vie quotidienne.

À l'été 1973, il est manutentionnaire dans une épicerie en libre-service ; pas toujours à l'aise avec les chiffres, il se trompe dans l'étiquetage des bouteilles de whisky Johnny Walker, vendues 23 francs alors qu'elles en coûtaient 32. Aujourd'hui, presque 50 ans plus tard, ce haut fonctionnaire qui en a commandé tant d'autres se heurte à la complexité administrative : il a du mal à liquider les droits à la retraite acquis pendant ces quelques semaines.

Fin du noviciat, retour à la chose publique. Mais l'administration n'est pas bonne fille, qui l'oblige à repasser le concours de l'ENA : il a perdu le bénéfice de sa première réussite. Partir c'est trahir, revenir n'est pas réparer. Il faut recommencer. A ce jour, Jean-Marc Sauvé est le seul qui a réussi deux fois l'ENA ; la seconde fois, il sort major de sa promotion. Après la Place Vendôme et la Justice, il est nommé secrétaire général du gouvernement par le président Jacques Chirac, lui que ses convictions portent plutôt à gauche. Il occupe la fonction de 1995 à 2006, connaît quatre Premiers ministres et plusieurs centaines de ministres. Ensuite vient la vice-présidence du Conseil d'État, cerise sur les prestiges, l'un des fauteuils les plus remarquables dans la méritocratie républicaine. Là, Jean-Marc Sauvé acquiert définitivement la réputation de sagesse et de hauteur de vue qui le précède désormais, une auréole laïque.

"Une certaine ténacité"

Très discret sur sa foi, cet ancien novice a longtemps pensé que les crimes pédophiles relevaient de dérives isolées au sein du clergé français. Il y a quelques mois, il se rend à l'évidence et prend conscience, enfin, de l'ampleur du drame. Lorsqu'en septembre 2018 il découvre le rapport de la commission indépendante chargée d'enquêter sur le sujet en Allemagne, il se souvient avoir dit à ses proches, avec l'assurance tranquille de ceux qui ne doutent pas de leur valeur : "L'Eglise française ne va pas pouvoir éviter de mettre en place une commission similaire ; et je risque bien d'être sollicité pour en prendre la présidence !"

Gagné. "Nous cherchions un homme dont l'indépendance et la rigueur seraient incontestables, afin que le travail de la commission le soit aussi", résume le porte-parole de la Conférence des évêques. Sa retraite, que Jean-Marc Sauvé a prise en mai dernier, n'était qu'un mot : il reste à la tête du conseil d'administration de la Cité internationale universitaire de Paris, de la fondation Apprentis d'Auteuil et du comité d'éthique des JO de Paris 2024.

Pourtant, il n'hésite pas longtemps avant d'accepter, en plus, de présider cette commission d'enquête indépendante sur les abus sexuels sur mineurs dans l'Église française. Il affirme avoir obtenu des réponses avant même de poser les questions, concernant l'indépendance de la commission, la possibilité d'en choisir les membres, l'accès à toutes les archives, les moyens qui lui seront alloués. Les travaux n'ont pas commencé, mais Jean-Marc Sauvé a déjà rencontré des victimes de prêtres pédophiles - "à titre personnel", précise-t-il.

Faire la lumière sur les crimes passés, la manière dont ils ont été couverts par la hiérarchie, en éviter d'autres - l'enjeu est d'importance, pour lui, mais surtout pour l'Église. L'ancien haut fonctionnaire affiche sa détermination, quand bien même il n'y a aucune trace de soupçon dans votre voix : "Je n'ai pas la réputation de m'acquitter de mes responsabilités par-dessus la jambe. Au contraire, j'ai coutume de faire preuve d'une certaine ténacité ; si j'osais, je vous rappellerais que j'en ai irrité plus d'un..." Nicolas Sarkozy, pour ne citer que lui, avait ainsi fort mal pris, dans son bureau de l'Elysée, que le Conseil d'État annule l'élection de Serge Dassault à la mairie de Corbeil. En mars dernier, Jean-Marc Sauvé a prononcé sa dernière conférence devant les élèves de la dernière promotion de l'ENA, auxquels il a donné un dernier conseil : "Surtout, ne lâchez rien." Et le voilà qui sourit.

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